Alain Kleinmann,
Somogy, Éditions d'Art, 2014.
Un lourd volume m'accompagne depuis quelque temps, gentiment prêté à moi par une amie. C'est une somme, le travail d'une vie, le parcours d'un artiste généreux et chaleureux. Toujours en chemin, il continue à modeler la matière , à pétrir les images de la mémoire à demi effacée. L'ouvrage, qui compte plus de 580 pages, ne comporte pas de titre. Le titre, c'est le nom de l'artiste, Alain Kleinmann. Il a exposé dans des galeries prestigieuses partout de par le monde ; son travail a été salué par des écrivains et des artistes de renom tels que Louis Aragon, Elie Wiesel, Marcel Marceau, Georges Moustaki, Vladimir Jankélévitch, entre autres...
Cet ouvrage a des allures de catalogue raisonné pas tout à fait raisonnable en raison de sa taille, du foisonnement des images et de la somptueuse richesse des émotions qu'il suscite.
Alain Kleinmann est de ces peintres qui savent écrire
à propos de leur travail ; il sait regarder, prendre du recul, fouiller au
cœur des choses et sonder les mystères de sa démarche artistique comme s’il s’agissait
d’évidences.
Il est tout entier dans son œuvre et sa biographie
tient en une seule phrase : Alain
Kleinmann est né en 1953 à Paris où il vit et travaille.
Au fil des textes qui ouvrent les chapitres, des
détails émergent. Alain Kleinmann a commencé à peindre à l’huile dès l’âge de 7
ans ; une toute première exposition lui est consacrée alors qu’il n’a que
18 ans ; ses parents étaient fourreurs. Ailleurs, sur la Toile, on
découvre qu’il est co-fondateur avec Hastaire du Groupe Mémoires en 1999. Au détour du chemin, on apprend également qu’il
a une maîtrise de mathématiques et un DEA de sémiologie.
En 2012, une pièce intitulée, La peinture et autres lieux, inspirée des recherches d’Alain Kleinmann, mise
en scène et en images par la troupe Aldaba, rencontre un succès retentissant à
Cuba. De son séjour à La Havane, Alain Kleinmann a rapporté de magnifiques
images d’escaliers imprégnées d’une lumière diffuse dans une atmosphère baroque
et mystérieuse.
Enfin, un musée Alain Kleinmann devrait voir le jour
bientôt à Haifa, en Israël. Détail amusant, insignifiant et signifiant, je me
suis aperçu que nous sommes nés le même jour, mais pas la même année. S’agit-il
d’une coïncidence fatale ?
Inventaire non exhaustif
Des toiles dorées
Des toiles blanches
Des feuilles de papier
Du carton ondulé
Des Bronzes massifs
Des clefs
Des cartes géographiques
Des valises entassées
Des escaliers entre ombre et
lumière
Des visages en filigrane
Des corps devinés
Des livres et encore des
livres
N.P.A.I. (N’habite plus à
l’adresse indiquée)
Des pinceaux fixés dans le
bronze
Des carrioles
Un rabbin en écriture
Un rabbin en lecture
Des papiers froissés
Une machine à coudre
Des papiers gaufrés
Des feuilles d’or
Des hachures
Des biffures
Les balafres du temps
Des cicatrices
Des photos marouflées
Des jouets d’enfant
La mémoire d’un violon
Des cartons à desseins
Une grande gare
Et j’en oublie…
Les couleurs chaudes
dominent. Une symphonie de bruns, de sépias, de jaunes dorés investit toiles et
feuilles de dessin. La couleur se fait lumière et évoque ainsi l’art de
Rembrandt. Ce sont les couleurs du temps ; celui qui passe, celui qui
n’est plus, un autre temps, figé dans un présent indéfinissable. Parfois, une
trace rouge, un éclat vert, viennent faire vibrer ces bruns denses et profonds.
Depuis quelque temps, l’artiste recouvre ses toiles d’un blanc cotonneux d’où
surgissent des images sépia. La couleur se marie à la lumière, la lumière n’est
plus que couleur…
La transparence
Mémoire blanche (détail), Alain Kleinmann,
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p. 279.
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p. 279.
Peintre de la matière et de l'épaisseur, Alain Kleinmann est aussi celui de la transparence. Les photographies affleurent à la surface de la toile, recouvertes d'un voile. Parfois on les devine à travers la texture d'un morceau de gaze. Il s'agit d'une présence-absence ainsi déclinée de toile en toile. C'est un art de l'effacement, la peinture murmure au creux de notre regard. Toutefois, l'effacement est en perpétuel devenir, il laisse des traces sur son passage.
Image récurrente, obsédante,
chargée de mystère. L’escalier est une invitation à gravir des marches, c’est
une figure de l’élévation. C’est une déclinaison subtile de la thématique de la
présence-absence. Les marches s’offrent à nos yeux, de même que la cage
d’escalier, les voutes et les pierres, mais on ne sait pas où mène cet
escalier. Le regard se perd dans la spirale et se grise de ce vertige de
l’inconnu.
Le geste est sûr, le trait
est sensible ; jeu subtil entre ce qui est dessiné et ce qui ne l’est pas.
Au cinéma, on parlerait de champ et de hors-champ. La précision du dessin est
dissimulée par des hachures. En fait, les hachures révèlent plus qu’elles ne
dissimulent. C’est une technique qui suscite une émotion et qui va bien au-delà
de la restitution d’une réalité. Une chaise dessinée par Alain Kleinmann
s’inscrit dans le temps et dans l’espace ; il suggère une présence tout en
soulignant une absence – thématique sans cesse renouvelée au gré des techniques
choisies par l’artiste.
Des bibliothèques abondent,
des étagères structurent l’espace, des volumes s’entassent et pèsent sur la
matière de la toile. Les tranches des livres rythment l’arrière-plan. On se
prend à rêver du contenu de ces livres accumulés. Parfois le tableau n’est
qu’un livre, une couverture au cuir usé.
Un rabbin, plongé dans sa
lecture, nous rappelle que le peuple juif est le peuple du livre, le peuple
de l’interrogation du livre.
Les livres sont souvent des Bronzes lourds et pesants – le poids des livres accompagne le peuple juif dans
ses pérégrinations et le Bronze est une sorte d’affirmation de cette
permanence.
Elles ont la lourdeur des
épais volumes ; leur cuir est également usé et elles recèlent des vies
qu’il nous est impossible de connaître, des vies disparues. Ces entassements de bronze évoquent d’autres funestes accumulations. La pesanteur de l’absence est
ainsi rendue palpable et renvoie à l’indicible. L’émotion surgit, la
matière s’impose à notre regard, on
serait presque tenté de toucher du doigt ces sculptures, d’en effleurer la
solide fragilité.
Des sonorités murmurées
"Des sonorités murmurées", c’est ainsi qu’Alain
Kleinmann aime décrire sa palette et c’est ainsi qu’il parle à mon imaginaire.
Regarder une toile de cet artiste rare et précieux, c’est chuchoter en sa compagnie. Il
travaille au creux de l’intime, il fait remonter des émotions à la surface des
toiles, il s’inscrit dans notre mémoire, il nous invite au rêve et à la
méditation.
Alain Kleinmann à propos de
son travail
source: Alain Kleinmann, Somogy, Éditions d'Art, 2014.
source: Alain Kleinmann, Somogy, Éditions d'Art, 2014.
Image empruntée ici
Les fruits de la mémoire
Travailler sur la mémoire
est un acte de projection vers le futur et non une nostalgie passéiste. Pour
qu’un arbre ait un tronc, des branches et puisse porter des fruits, il faut
d’abord qu’il établisse ses racines. C’est dans un rapport construit à la
mémoire que se définit l’identité avec laquelle on peut fonder son présent et
son avenir. La mémoire et l’identité sont peut-être d’ailleurs profondément des
synonymes. L’une explique constamment l’autre et chacune est cette galaxie de
petits morceaux de réalité séparés qui deviennent une unité et en peinture, une
unité plastique.
La peinture et le temps
Le temps est naturellement inscrit
dans de nombreux aspects de la peinture : le temps de fabrication d’un
tableau, le temps dans lequel la toile est plongée et vieillit, le temps
représenté dans la toile, le temps que met un spectateur à regarder la toile.
Or, curieusement, on oblitère souvent cette dimension en ne considérant une
toile que dans son rapport à l’espace.
La trace
La trace m’a toujours semblé
être plus parlante que l’écrit, le murmure plus dense que le cri, l’érosion
plus émouvante que la pierre, la cicatrice plus violente que la plaie. Il
manque simplement aux seconds le temps… J’aime qu’un texte soit une trace
illisible plutôt qu’un slogan. J’aime qu’une lettre soit une intention plutôt
qu’une narration, qu’une carte géographique soit une sensation de parcours plutôt
qu’un relevé topographique. C’est avec cette sensibilité que je fabrique la
matière de mes toiles.
La mémoire des objets
Tout a une mémoire. Il y a
quelques années, je travaillais surtout sur des représentations humaines. Je me
suis rendu compte que des objets ou des lieux
pouvaient porter autant d’histoire, d’intensité émotionnelle, d’humanité
que des regards. Ils ont leurs propres souvenirs. Une façade d’immeubles
devient le témoin de toutes les histoires qui se sont déroulées devant elle, un
fauteuil vide garde la trace de celui qui avait l’habitude de l’occuper, les
valises gardent la mémoire de leurs contenus et de leurs errances. Les choses
abandonnées conservent la persistance des présences antérieures comme un
silence musical conserve la présence des dernières notes jouées.
Les bonnes toiles
Les « bonnes
toiles » sont toujours des toiles dans lesquelles il s’est produit un
accident inattendu, qu’on reconnaît puis qu’on laisse s’exprimer, et qui les
mène en un lieu un peu plus haut que ce qu’on savait faire jusque-là. Après
seulement, on peut analyser ce qui s’est passé pour tenter de le maîtriser pour
les toiles suivantes. J’ai parfois l’impression que chaque toile a une vie
propre et qu’il faut savoir la laisser un peu respirer seule.
Peindre comme respirer
J’ai commencé à peindre à
l’huile sur toile quand j’avais 7 ans et j’ai fait ma première exposition à 18
ans. La peinture m’a donc toujours semblé un langage proche et naturel et je
n’ai jamais ressenti le besoin d’en faire une mythologie ou une sacralisation.
C’était simplement le langage avec lequel je pouvais parler « le plus loin
et le plus profond », et cela depuis mon enfance. Pendant les rares
périodes durant lesquelles je n’ai pas peint, j’ai eu l’impression d’étouffer,
comme cela arriverait à quelqu’un qu’on empêcherait de parler pendant plusieurs
semaines.
Cliquez ici et écoutez Alain Kleinmann.
Je tiens à remercier Alain Kleinmann de m'avoir autorisé à prélever ces images et ces textes de l'ouvrage qui lui est consacré.
Alain Kleinmann, Somogy Éditions d'Art, 2014.
Je tiens à remercier Alain Kleinmann de m'avoir autorisé à prélever ces images et ces textes de l'ouvrage qui lui est consacré.
Alain Kleinmann, Somogy Éditions d'Art, 2014.
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