UTILE À SAVOIR


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mercredi 12 septembre 2018

NICOLAS DE STAËL, L'EMBRASEMENT DES COULEURS

 « La peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c’est-à-dire à l’impossible addition de l’instant présent, du passé et de l’avenir. »


Nicolas de Staël, lettre à Douglas Cooper



Nicolas de Staël en Provence, du 27 avril au 23 septembre 2018





L’exposition, Nicolas de Staël en Provence, à l’hôtel de Caumont en plein cœur d’Aix-en-Provence, est un éblouissement total. Elle rassemble 71 peintures et 21 dessins réalisés par le peintre lors de son séjour en Provence, entre juillet 1953 et juin 1954. Une année d’intense travail en quête de lumière et de matière où Nicolas de Staël s’imprègne des paysages éclatants de cette région, située entre le Vaucluse et la Drôme, dont il perçoit la séduisante âpreté. C’est René Char, le poète et l’ami rencontré en 1951, qui l’a initié aux secrets de cette nature minérale et boisée.



Il s’installe tout d’abord à Lagnes avec son épouse, Françoise et leurs enfants, puis il se rend en Italie et, à son retour, en octobre 1953, il fait l’acquisition d’une bâtisse fortifiée, Le Castelet, à Ménerbes. C’est là qu’il peint sans relâche dans une solitude absolue, c’est là qu’il transcrit sur la toile les vibrations et les effervescences des paysages qu’il a engrangés aussi bien en Provence qu’en Sicile.

« J’ai choisi une solitude minable au retour de mon voyage chez les fantômes de la mer des Grecs, mais cela me va bien parce que j’ai maintes facilités à devenir moi-même un fantôme avec ou sans obsessions »

Lettre à Guy Dumur, octobre 1953




C’est une véritable révélation, une illumination comparable à celle qu’avait vécue Vincent Van Gogh en son temps. Durant cette année particulièrement fertile, il peint 250 toiles, passant du tout petit format à des toiles plus imposantes sans jamais se laisser abuser par une technique trop maîtrisée.

Sa peinture est enfin appréciée, sa réputation est universellement reconnue. Il s’est rendu à New-York l’année précédente pour une exposition de ses œuvres, mais il est déçu par l’Amérique, il préfère la vieille Europe. Son galeriste américain, Paul Rosenberg, prévoit une nouvelle exposition qui doit se tenir à New-York en 1954. Il lui faut donc produire pour satisfaire la demande.




Au bouleversement esthétique suscité par ces paysages éclatant de lumière, s’ajoute une lutte sans merci avec les outils de son art. Il triture la matière, il brosse, il ajoute, il soustrait, il gratte, il pétrit, il façonne, il efface, il reprend, il dispose des aplats de couleur, il brise les éléments du tableau, il construit, déconstruit, compose et décompose, il souligne, il laisse deviner... Il est en recherche perpétuelle, il s’approche de la lumière.

Durant l’été 1953, son cœur chavire et il s’éprend de Jeanne Polge, une jeune femme que lui a présenté René Char. C’est une passion dévorante ; elle emporte Nicolas de Staël dans une quête d’absolu comparable à celle qu’il vit au jour le jour dans son travail de peintre. Elle hante ses tableaux, elle surgit dans des nus énigmatiques, elle est le rêve impossible car elle n’est pas libre, pas plus qu’il ne l’est. 

« J’ai besoin de cette fille pour m’abîmer, je n’en ai pas besoin pour peindre et c’est grâce à elle que je travaille malgré tout. Que comprendre là-dedans ? » 

Lettre à René Char, 1953

Au terme de cette année d’une extraordinaire créativité, il abandonne les empâtements et choisit une technique plus fluide, plus transparente, plus épurée. À l’automne 1954, il s’installe à Antibes pour être plus proche de Jeanne. Il est consumé par le besoin de créer et par la passion qu’il éprouve pour la jeune femme ; il est constamment tiraillé entre l’exaltation et le découragement. Le 16 mars, il se suicide et laisse inachevée sa grande toile, Le concert, que l’on peut toujours admirer au musée Picasso d’Antibes.  


Paysage, 1953
Huile sur toile, 14 x 22 cm

Le format est petit, tout petit et pourtant la toile semble contenir toute la beauté du monde. La peinture pèse sur la toile, les lignes s’affrontent, la matière est lumière, la lumière est matière. L’espace du ciel s’appuie sur un paysage fait de strates, de rochers enchâssés d’un gris teinté d’un vert léger et d’accidents qui révèlent des traces de couleurs. Le peintre se laisse porter par les accidents qu’il sollicite en grattant la toile. Quelques taches noires accrochent le regard tandis qu’au tout premier plan, une forme ronde d’un bleu tourmenté de blanc jaillit à même le tube. Soleil bleu, monstre antique, sa rondeur est une trouée.


Fleurs grises, 1953
Huile sur toile, 81 X 65 cm

Un bouquet de fleurs dans un vase posé sur une table — le regard du peintre transfigure la banalité du sujet en une symphonie de gris et de bleus. Les fleurs ressemblent à des lutteurs ; quelques taches rouges renforcent les gris. Fleurs disloquées qui débordent sur l’espace du vase. La dislocation affronte la rigueur des lignes. Le relief de la matière vibre au gré de la lumière. Le bord du tableau est imparfait ; c’est délibéré, c’est l’essence même de la vie. Le peintre peint dans l’urgence, il répond à une nécessité impérieuse.


Le soleil, 1953
Huile sur toile, 16 x 24 cm

Petit tableau peint sur le motif, ce n’est pas la manière habituelle du peintre qui préfère travailler dans son atelier après s’être imprégné du paysage. Souvent, il dessine des esquisses au fusain ou au feutre au gré de ses promenades. Il regarde le soleil en face à la manière de Turner pour qui le soleil était Dieu. On songe également aux jaunes de Van Gogh. La lumière irradie la toile, le peintre peint les yeux écarquillés. La plaine, au premier plan, où chantent les verts et les roses, se nourrit de cette lumière vorace.


Agrigente, 1954
Huile sur toile, 65 x 85 cm

À son retour de Sicile, Nicolas de Staël peint 19 toiles inspirées des paysages qui l’ont impressionné. Le réel se fond dans une sorte d’abstraction diffuse en un équilibre fragile et fascinant. Quelques traces de couteau subsistent au premier plan, mais sa peinture se fluidifie. La couleur est travaillée avec des brosses et des tampons de gaze. Le peintre exalte la lumière, disloque les éléments du paysage, célèbre l’inachevé tout en maintenant la rigueur tranchante d’une composition harmonieuse. Le ciel est rouge, d’un rouge dense et éblouissant — embrasement des sens, vision incandescente dont on ne peut se détacher.



Figure accoudée, 1953-1954
Huile sur toile, 89 x 130 cm

Les nus de Nicolas de Staël s’offrent et se dérobent au regard. La figure est bien là, reconnaissable dans une posture à la fois aérienne et solide. Cette femme, inondée d’une lumière aveuglante fait corps avec une falaise d’un gris sombre agrémenté de traces bleues et roses. L’oblique du corps rencontre la pente abrupte de la falaise. L’effacement et le grattage de la peinture donnent au tableau une qualité énigmatique, accentuée par la présence d’un paysage marin en contrebas. La mer est d’un bleu indigo soutenu par un gris anthracite ; le ciel est menaçant, imprégné d’un gris encore plus sombre. Des vestiges de lumière apparaissent au gré du passage de la brosse ou du couteau, l’horizon est souligné par la présence d’une forme blanche, un port dans le lointain, une présence lumineuse qui donne au tableau une profondeur hypnotique. Qui est cette nymphe barrée de bandeaux noirs ? Elle est un rêve éveillé, le rêve du peintre en quête d’absolu.



Paysage en Provence, 1953
Huile sur toile, 81 x 65 cm

Ménerbes
Pour découvrir le village de Ménerbes, cliquez ici

« Dans cette vie qui cheminait vers sa fin, il avait choisi Ménerbes. « Je suis ici mais au fond je ne suis nulle part », écrivait-il avant d’y passer l’hiver. Le nom de Ménerbes dérivait probablement de Minerve, déesse romaine en qui s’alliaient la guerre et la sagesse. Lui se sentait le fantôme d’une existence laissée derrière lui. Il avançait « en absent » tout en se nourrissant plus que quiconque de ce qu’il éprouvait. Étrange combinaison qu’imposait la création. Être là sans y être. Devoir se battre avec soi et le monde pour rejoindre l’essence de soi et du monde. Dans ce Sud qu’il avait convoité, il avait guerroyé contre la solitude et le soleil pour se rapprocher au plus près de sa vision. Vaincre l’adversité, c’était accepter sa loi. Peindre sans autre réconfort que le gain de la peinture. La Provence apprenait cela : la vie se confondrait à la quête, la violence et la dureté s’amalgameraient à la tranquille splendeur du résultat. »

Stéphane Lambert, La sagesse et la guerre, Nicolas de Staël en Provence, culturespaces, Hazan, Paris, 2018, pp 76 & 77. 





Un renouvellement continu

« Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile. Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour. Je crois, pour autant que je puisse me contrôler, je cherche toujours à faire plus ou moins une action décisive de mes possibilités de peintre et lorsque je me rue sur une grande toile de format, lorsqu’elle devient bonne, je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement. Je n’arrive pas à tenir, et même les toiles de trois mètres que j’entame et sur lesquelles je mets quelques touches par jour en y réfléchissant finissent toujours au vertige... »

Lettre à Jacques Dubourg, fin décembre 1954



Paysage, Agrigente, 1953-1954
Huile sur toile, 60 x 81 cm

Lettres à René Char
(de nombreuses lettres accompagnent le visiteur en regard des tableaux 
et affirment ainsi la pensée du peintre et ses interrogations.)

Cher René,

Merci de ta lettre. L’eau qui noyait ta plaine bout dans les nuages au ras des cyprès. Moi, je suis corps et âme devenu un fantôme qui peint des temples grecs et un nu si adorablement obsédant sans modèle, qu’il se répète et finit par se brouiller de larmes.

Ce n’est pas vraiment atroce, mais on touche souvent sa limite. Quand je pense à la Sicile, qui est elle-même un pays de vrais fantômes, où les conquérants seuls ont laissé quelques traces, je me dis que je suis dans un cercle d’étrangetés dont on ne sort jamais.
Quel ange, quelle folle de férocité, mais comment peut-on aimer les rêves.

Je t’embrasse de tout cœur et pense bien à toi.
Nicolas

Lagnes, novembre 1953


Merci pour ta bonne lettre René.
Je décolle souvent et voyage toujours pour voir si le lieu du leurre ne se confond pas avec celui de ma main.

Il faut pourtant y arriver, que ce soit sans hésitation là et pas ailleurs que cela se passe.
C’est si dur d’accepter l’abruti qui se trouve en soi, et comment faire sans lui ?
Je t’embrasse.

Nicolas

Lagnes, 12 novembre 1953






Nicolas de Staël par Pierre Lecuire, poète et éditeur


« Cette stature, ce caractère d’élément pur, de candélabre d’argent, cette assise, cette verticale majesté, cette ampleur, cette mainmise, cette trame maniable comme une rive basse, ce tonnerre intérieurement inusable, ces choses dans la confusion qui précède les corps, ce juste sans l’ordre, ce palpable dans l’épaisseur, ce maugréement, ces tableaux armés d’un visage désarmé, cette locution au mode direct d’un récit du monde pris de si haut qu’on jurerait qu’il ne peut être fait qu’au mode indirect, cet inconfortable, cette usure intacte, cette dispense des dimensions, et l’air orphelin perpétuel et la taille, voilà vingt équivalents possibles et impossibles de cette peinture effarante. »

Liens

Nicolas de Staël en Provence par Jérôme Cassou, cliquez ici

L'explosion de lumière de Nicolas de Staël, Arte, cliquez ici


Le catalogue



Texte et photographies: Jacques Lefebvre-Linetzky