UTILE À SAVOIR


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samedi 10 octobre 2020

MON ŒIL ET AUTRES COÏNCIDENCES FATALES




L'Oeil du cyclope
©Jacques Lefebvre-Linetzky, DR



Au commencement était le stéréoscope


Image empruntée ici


Je me souviens d'un stéréoscope que l'on m'avait offert lorsque j'avais 6 ou 7 ans. Il était en plastique moulé et on faisait défiler des images  grâce à une sorte de gâchette. Je ne sais plus trop ce que je regardais.   

L'idée, c'était de voir en 3D - le slogan publicitaire insistait sur trois points essentiels: le stéréoscope, c'était le relief, la couleur et la vie. 


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C'était le grand truc dans les années 50. Même Hitchcock s'y était mis. C'est ainsi qu'il a réalisé Dial M For Murder (le crime était presque parfait) en relief stéréoscopique, en 1954. Cela nécessitait l'usage de lunettes polarisantes. Hitchcock adorait s'essayer à de nouvelles techniques. Je n'ai pas souvenir d'avoir vu ce film à l'époque toutefois. 

Revenons à mon stéréoscope car je suppose que le titre donné à ce billet de blog vous laisse perplexe. L'intérêt, c'était donc de voir en relief. Je me suis vite aperçu que la notion de relief m'était totalement étrangère. Pour moi, le monde était plat. Je voyais parfaitement l'image située à droite et absolument rien du côté gauche, juste une vague forme et des couleurs. Rendez-vous fut pris chez l'oculiste (on ne parlait pas d'ophtalmologiste en ces temps reculés). La sentence tomba, j'étais amblyope, j'avais un œil paresseux. On m'imposa le port d'une coque en plastique (c'était peut-être un morceau de tissu...) qui recouvrait le bon œil afin de rééduquer le "mauvais". Je me prenais pour un pirate, mais ce ne fut pas un franc succès. Mon œil gauche resta en l'état et je m'habituai à la platitude du monde. Cela ne m'a pas empêché de me passionner pour les images aussi bien fixes que mouvantes. Parfois, j'ai une pointe d'angoisse à l'idée que mon œil droit pourrait soudain décider de baisser le rideau. La cataracte me guette en embuscade - on verra bien, comme dirait l'autre ... Qui c'est l'autre, d'ailleurs? 

Mon œil et Kirk Douglas


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La découverte de mon amblyopie coïncida avec la sortie d'un autre film que je me souviens avoir vu en 1954 et qui m'envoûta littéralement. C'était Ulysse de Mario Camerini avec Kirk Douglas. Le petit garçon que j'étais s'identifiait à cet acteur à l'énergie débordante et à la musculature saillante. Seule sa voix me gênait un peu, sans savoir pourquoi. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai compris que ce n'était pas sa voix, mais celle de Roger Rudel, pourtant parfaitement au diapason de la voix originale du grand Kirk. 


Le cyclope Polyphème, Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, 1802
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Quant à la scène qui m'a le plus marqué, je vous la donne en mille, c'est la rencontre avec Polyphème, le cyclope.  Voir Ulysse et ses compagnons enfoncer un pieu dans l'orbite de Polyphème, ça décoiffe. Dire que j'avais perçu le rapport entre mon amblyopie et l'œil du cyclope serait exagéré, bien sûr, mais c'est quand même de l'ordre d'une coïncidence fatale. J'étais également fasciné par la ruse d'Ulysse lorsqu'il affirme que son nom est "Personne". Comment peut-on s'appeler "Personne"? C'était à la fois vertigineux et incompréhensible. Cela me renvoyait à ma propre identité dans un effet miroir dont je ne saisirais l'écho qu'une fois adulte. 


Ulysse et Polyphème, Arnold Böcklin, 1896
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Autre coïncidence fatale - en 1958, Les Vikings de Richard Fleischer sort sur les écrans, toujours avec Kirk Douglas, mais cette fois, face à Tony Curtis.


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Kirk joue le rôle d'Einar, le fils légitime du roi des Vikings, Ragnar. Einar voue une haine farouche à Eric (Tony Curtis) dont il ne sait pas qu'il est son demi-frère. Je ne vais pas vous perdre dans les détails de cette sombre histoire, mais ce qui, avec le recul, n'a de cesse de m'étonner au regard de ce que j'ai déjà pu vous révéler, c'est que Einar est blessé au visage par le faucon d'Eric et qu'il en perd un œil. Et voilà comment Kirk porte un bandeau noir dans ce film flamboyant.  Pour faire bonne mesure, Eric perd une main...

Mon œil et Alfred Hitchcock


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En 1958, lors d'un séjour en Angleterre, je découvre, médusé, Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock en VO sans sous-titres. Ce fut un choc, un séisme dont je ne me suis pas encore remis et que voit-on à la fin du générique concocté par Saul Bass? Une spirale plonger dans l'œil de Kim Novak. Cette plongée oculaire en dit long sur les visions obsessionnelles du réalisateur ; elle absorbe dans son mouvement, le regard du spectateur, jouet du génial manipulateur qu'était Hitchcock. Mais, me direz-vous, il avait déjà largement exploité le motif de œil lors de sa collaboration avec Salvador Dalí dans Spellbound (La maison du docteur Edwardes), 1945. 


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Tricoter un  récit mêlant psychanalyse et surréalisme, c'était  bien là un défi taillé pour Hitch. Dalí avait lui-même collaboré avec Buńuel dans Un chien andalou en 1929. Nous avons tous vu avec effroi le plan de la lame de rasoir qui découpe l'oeil d'une jeune femme en gros plan. 


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Hitchcock frappera de nouveau dans Psycho (Psychose), 1960. Vous vous souvenez certainement de l'œil de Norman (Anthony Perkins) épiant Marion (Janet Leigh) lorsqu'elle s'apprête à prendre sa douche. Et que dire de l'ultime plan de la scène de la douche où la caméra plonge en vrille à l'intérieur de l'œil de la pauvre jeune femme. Vous l'aurez compris, Hitchcock a littéralement contaminé mon imaginaire. 


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L'œil Oudjat

Je vous entends protester... C'est bien beau toutes ces histoires, mais il n'a encore rien dit de l'œil Oudjat vénéré des Égyptiens. Cet œil, mi humain, mi faucon, qui figurait sur les sarcophages, les pectoraux et les proues des navires. Il est présent, bien sûr, dans de nombreuses toiles de Gustav Klimt, mais c'est la représentation imaginée par Paul Klee qui a accompagné mon adolescence ébahie. Il s'agit du Paukenspieler (Le timbalier) 1940. 


Der Paukenspieler, Paul Klee, 1940


Le trait est délibérément maladroit; le noir affronte le rouge sur un fond d'un blanc légèrement crémeux. L'œil nous regarde, nous scrute. Le visage et le corps sont grossièrement dessinés. En fait, le visage est un œil. On devine deux bras, deux mains. Le personnage est un timbalier, mais on ne voit pas les timbales comme si le peintre cherchait à représenter l'invisible d'une musique inaudible. 



Je ne savais pas grand-chose de la vie et de l'œuvre de Klee à l'époque. J'avais glané quelques bribes dans un merveilleux petit ouvrage publié chez Skira. 

Ma mémoire, pourtant habituellement fidèle, me disait que c'était le Paukenspieler qui figurait sur la couverture du livre édité par Skira ; il n'en est rien, c'est bien L'armoire que l'on voit "plein cadre"Les deux tableaux sont vraisemblablement de faux/vrais jumeaux réalisés la même année, 1940. J'ai donc découvert Le timbalier dans un autre ouvrage lors d'une visite à la librairie Rudin, proche de mon lycée. 
J'ai été absorbé par le magnétisme de cette représentation. Cet œil me parlait, murmurait des choses à mon œil valide. 
Ma passion pour Klee est toujours intacte et je reviens régulièrement vers lui. Je laisse vagabonder mon regard – mon œil est toujours neuf, régénéré par la musique multicolore de son œuvre. 

Cyclopes et colosses

Logiquement, dans mes créations et autres bricolages, j'ai toujours eu du mal à créer des effets de profondeur. Il m'arrive encore de me mélanger les pinceaux entre le proche et le lointain, entre le bleu et le rouge primaire. L'adjonction de morceaux de bois m'a souvent sauvé la mise pour obtenir un effet de relief, mais je n'y ai pas recours systématiquement.
En écrivant ce texte (long, trop long?), cette histoire de cyclope a continué de me trotter dans la tête. J'étais persuadé que je n'avais jamais traité le sujet. Que nenni, en consultant mes archives, je me suis aperçu que le cyclope figurait bel et bien dans le catalogue virtuel de mes "œuvres".


Cyclope, collage et acrylique 
© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2008

C'est un étrange trou de mémoire (un acte manqué?), alors qu'en 2008 et 2009, j'avais dessiné une série de colosses qui avaient des allures de cyclopes. 


Cyclope, dessin
© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2008


Colosse, dessin à l'encre de Chine sur papier bristol, 21 x 29,7 cm
© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2009

J'étais donc en quête de relief, à mon corps défendant. Il s'agissait vraisemblablement de lointains souvenirs cinématographiques où triomphait le corps body-buildé de Steve Reeves. C'était bien avant Conan le Barbare

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Victor Brauner et la perte de l'œil

La semaine dernière, je me suis rendu dans ma librairie préférée et je suis tombé un peu par hasard – je ne crois pas trop aux hasards – sur le catalogue de l'exposition Victor Brauner qui a lieu en ce moment au musée d'Art moderne de Paris du 18 septembre 2020 au 10 janvier 2021. Et, évidemment, j'ai été rattrapé par une histoire d'œil. Considérez ce minuscule autoportrait (22 x 16,2 cm) qui date de 1931: 


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Voici ce que l'on peut lire à propos de ce tableau dans le catalogue: 

"Autoportrait, peint lors de son second séjour à Paris (1930-1935), occupe une place symbolique dans la vie et la création de l'artiste, annonçant l'accident qui le frappa, dans l'atelier d'Õscar Dominguez, lors d'une rixe entre ce dernier et Esteban Francés dans la nuit du 27 au 28 août 1938. Recevant un verre brisé qui ne lui était pas destiné, Brauner est privé définitivement de son œil gauche (l'œil droit dans le tableau). Son ami Pierre Mabille, qui lui prodigue des soins, consacre l'année suivante à cet épisode un article, "L'Œil du peintre", illustré de six œuvres dont Autoportrait, inaugurant la prophétie, et Paysage méditerranéen. Cette prémonition inscrit d'emblée l'artiste, avant son adhésion au surréalisme à l'automne 1933, dans l'histoire du "hasard objectif" du groupe d'André Breton. Le thème de l'œil, obsession partagée au même moment avec Alberto Giacometti, Georges Bataille, etc., est déjà présent dans l'œuvre de Brauner, notamment dans ses dessins dès 1925, puis dans ses tableaux dans les années 1930, associé à la mutilation et au surgissement violent de cornes se substituant aux yeux. 

Le petit format sur bois d'Autoportrait souligne le caractère intimiste du sujet que le peintre explicite: " J'étais vide, j'ai voulu faire un portrait minuscule de moi-même devant une glace, et j'ai peint ce portrait. Pour (...) le rendre un peu plus extravagant. Comme tout est possible, j'ai enlevé un œil." Brauner considéra ce tableau comme un "document": "Cette mutilation reste pour moi toujours éveillée comme au premier jour, constituant le fait le plus douloureux et le plus important de ma vie (...), pivot capital de l'essentiel de mon développement vital."

Source: Catalogue de l'exposition Victor Brauner, Je suis le rêve, je suis l'inspiration, Musée d'Art moderne de Paris, 2020. 

Ce qui m'intrigue, c'est que j'avais commencé à réfléchir à cet histoire d'œil bien avant de savoir qu'une exposition Brauner était prévue au musée d'Art moderne. Par ailleurs, j'avais complètement oublié l'épisode cyclopéen dont avait été victime le peintre. 

Ces coïncidences fatales m'ont troublé et pour me détendre, une fois rentré chez moi, j'ai eu envie de regarder un vieil épisode de la série Columbo. Et subitement, j'ai vu le visage de Peter Falk et je me suis souvenu qu'il avait perdu son œil droit à l'âge de trois ans... Je vous l'assure, c'est la "vérité vraie". 


Peter Falk (1927-2011)
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J'arrive au terme de mes pérégrinations. Je n'ai pas cherché à être exhaustif. Je me suis délibérément limité à ces  coïncidences fatales qui ponctuent mon parcours personnel. J'ai regretté qu'aucun hasard magique ne m'attache au cyclope de Jean Tinguely, mais c'est ainsi - vous pouvez toutefois vous rendre sur ce site afin de tout savoir sur la genèse de ce projet fou, fou, fou... 



Le Cyclop de Jean Tingueli
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Texte en Regard (?!?)


  Gravure de Theodoor Van Thulden, 1630. 
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"Il se renverse alors et tombe sur le dos ... Bientôt nous le voyons ployer son col énorme, et le sommeil le prend invincible dompteur. Mais sa gorge rendait du vin, des chairs humaines, et il rotait, l'ivrogne ! J'avais saisi le pieu ; je l'avais mis à chauffer sous le monceau des cendres ; je parlais à mes gens pour les encourager : si l'un d'eux, pris de peur, m'avait abandonné!
Quand le pieu d'olivier est au point de flamber, — tout vert qu'il fut encore, on en voyait déjà la terrible lueur, — je le tire du feu ; je l'apporte en courant; mes gens, debout, m'entourent : un dieu les animait d'une nouvelle audace. Ils soulèvent le pieu : dans le coin de son œil, ils en fichent la pointe. Moi, je pèse d'en haut et je le fais tourner... (...) Nous tenions et tournions notre pointe de feu, et le sang bouillonnait autour du pieu brûlant : paupière et sourcils n'étaient plus que vapeurs de la prunelle en flammes, tandis qu'en grésillant, les racines flambaient... Dans l'eau froide du bain qui trempe le métal, quand le maître bronzier plonge une grosse hache ou bien une doloire, le fer crie et gémit. C'est ainsi qu'en son œil, notre olivier sifflait... Il eut un cri de fauve. La roche retentit. Mais nous, épouvantés, nous étions déjà loin."

L'Odyssée, Homère, IX, 369-407, p. 675, traduction: Victor Bérard, Jean Bérard, et Robert Flacellière, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, 1955. 

Merci de votre immense patience... et j'espère bien que vous en avez pris plein les yeux !