UTILE À SAVOIR


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vendredi 27 mai 2022

ROMAN OPALKA ET LE TEMPS QUI PASSE







Roman Opalka, image empruntée ici


Plus je m'enfonce dans ma vie

Plus je ne peux que constater
Qu'au vent léger de mes folies
Je n'ai pas vu le temps passer
Entre les draps de ma jeunesse
Quand je dormais à poings fermés
À l'horloge de mes faiblesses 
Je n'ai pas vu le temps passer.

Charles Aznavour

Pour écouter l'intégralité de la chanson, cliquez ici

Le passage du temps

Le temps passe, inéluctablement. Les romanciers, les poètes et les chanteurs mettent en mots les frôlements de l'aile du temps. On le sait bien, "avec le temps, va,  tout s'en va"... On aimerait bien suspendre le vol de ce fichu temps, en vain. Il se dérobe et nous échappe. On pense l'avoir apprivoisé et il se rappelle à nous dans le miroir de nos souvenirs évanouis. Le temps parfois cruel du passé ne cesse de revenir en reflux mémoriels. Les temps heureux soufflent un vent léger au gré des pages d'un album photo. Le temps des secrets enfouis remonte à la surface. Le temps qui reste, le temps qui manque, le temps des cerises,  l'air du temps qui justement n'en a pas l'air, la valse du temps qui a mis le temps, le temps des regrets, une brève histoire de recherche, autant en emporte le vent... 

Le passage du temps en peinture

Lorsqu'on s'interroge sur le passage du temps en peinture, on pense immédiatement à la formule Memento Mori, "Souviens-toi que tu dois mourir". Pas vraiment des rigolos les Romains, mais ils avaient vu juste comme le signale cette mosaïque rescapée de Pompéi. Elle a donc survécu au déferlement de la lave pour surgir hors du temps. 




"Cette mosaïque de la "maison des maçons" illustre la phrase "Memento Mori" : "Souviens-toi que tu es mortel !". Une tête de mort rappelle le destin ultime de l'homme. À gauche, les vêtements de pourpre (rouge) évoquent la richesse. À droite, les haillons font référence à la pauvreté : quelle que soit la condition des hommes, tous sont mortels. L'ensemble est soutenu et équilibré par l'équerre et le fil à plomb du maçon. 
Très fréquemment représenté dans la peinture, le motif du crâne humain invite à une méditation sur la mort."

© Bibliothèque nationale de France

La roue représente vraisemblablement la roue de la fortune. Ainsi le destin des hommes est fragile ; le bonheur est éphémère et peut laisser la place au désespoir en l'espace de quelques secondes. Quant au papillon, il signifierait l'envol de l'âme, à moins qu'il ne soit une figure symbolique de l'éternel retour en accompagnant le mouvement de la roue. 

Les Vanités sont un genre pictural particulièrement développé  au XVIIe siècle . Elles rassemblent des objets signifiants tels que le crâne, le sablier, la montre ou la flamme d'une chandelle sur le point de s'éteindre. Ces objets désignent le caractère éphémère et transitoire de la vie sur terre. C'est aux alentours de 1620 à Leyde, en Hollande que ces vanités se sont imposées sur la scène artistique. Elles ont ensuite été popularisées en Flandres et en France. 



Philippe de Champaigne, Vanité, huile sur bois, 1646



Roman Opalka, image empruntée ici

Un projet hors du commun



Image empruntée ici

Bon, il faudrait quand même que je vous explique pourquoi je me passionne pour l'œuvre de Roman Opalka. 

Roman Opalka est né le 17 août 1931 à Hocquincourt dans la Somme, de parents polonais. Son père était mineur comme de nombreux Polonais à cette époque. En raison de la crise économique en France en 1935, ses parents décident de retourner en Pologne. Ce retour au pays s'avère difficile car le père de Roman se retrouve au chômage. Il est mobilisé en 1939 suite à l'invasion de la Pologne par l'Allemagne d'Hitler. La famille sera internée dans un camp de travail en Allemagne pour toute la durée de la guerre. 
En 1945, la famille Opalka est libérée par les troupes américaines. Après un bref retour en France, elle s'installe à nouveau en Pologne dès 1946. Les Opalka subissent alors le joug du pouvoir communiste. 
Roman Opalka, âgé de 15 ans, suit une formation de lithographe avant de s'inscrire à l'École des Arts appliqués de Lödz, puis à l'Académie des Beaux-Arts de Varsovie. Jeune artiste doué, il ne tarde pas à se faire un nom sur la scène artistique polonaise et ensuite au plan international. Son travail est couronné par de nombreux prix, notamment en Italie. 
En 1975, il rencontre sa future épouse, Marie-Madeleine Gazeau et le couple s'installe définitivement en France en 1977, tout d'abord à Paris, puis dans le sud-ouest. 
En 2006, il restaure une ancienne grange dans le pays de la Loire et en fait son atelier. 
Les 5 dernières années de sa vie lui apportent une sérénité nouvelle. Il décède en 2011. 

Roman Opalka a conçu et mené à bien un projet colossal et vertigineux. 
C'est en 1965 qu'il décide de mener à bien une entreprise complètement folle. Alors qu'il attend son épouse, il lui vient l'idée de faire figurer le passage inéluctable du temps sur une toile. Ce défi commence donc en 1965 avec le chiffre 1 et doit se poursuivre à l'infini - l'infini étant interrompu par la mort de l'artiste. Sur des toiles de 196 x 135 cm, il inscrit la progression numérique. Il choisit un pinceau de taille 0 pour tracer des chiffres d'environ 5 mm de haut. Il commence à peindre ces chiffres en blanc sur une toile d'un gris foncé, presque noir. Cette première toile l'occupe 7 mois et s'achève par un séjour à l'hôpital pour des problèmes d'arythmie. 

Ce premier Détail, ainsi qu'il nomme chaque toile, le mène au nombre 35327.


Image empruntée ici

Tel Sisyphe, il enchaîne une nouvelle toile de même format. À partir de 1972, il ajoute 1% de blanc à chaque fond. Logiquement, en 2008, il finit par peindre en blanc sur blanc. C'est ce qu'il définit comme le "blanc mérité". 


Image empruntée ici


En guise de signature photographique, il réalise un portrait de lui-même en s'imposant le même cadre, vêtu de la même chemise blanche. Il mesure ainsi l'écoulement du temps sur son propre visage. Il reste impassible, les yeux fixés vers cet infini qu'il tente vainement de saisir. Il nous renvoie ainsi le miroir de nos propres interrogations sur la fuite du temps. La fixité de la pose contraste avec le tempo inexorable de ces chiffres alignés sur la toile.




Image empruntée ici


Image empruntée ici

 
À partir de 1968, il ajoute une couche au mille-feuille et enregistre sa voix tandis qu'il prononce en polonais les chiffres qui naissent sur la toile. 
L'infini s'achève le 6 août 2011. Cette œuvre unique a duré 46 ans et lorsqu'elle s'achève, l'artiste a fait figurer le chiffre 5 607 249. 


Image empruntée ici

Le travail de Roman Opalka n'est pas qu'une prouesse, c'est aussi un défi esthétique, une variation sur un même thème où la répétition joue une partition à la fois vaine et grandiose. De fait, cette œuvre est imprégnée d'une musicalité qui évoque le Boléro de Ravel ou les compositions hypnotiques de Philip Glass. Enfin, c'est une plongée dans le microcosme sur des toiles au format imposant. On songe alors aux Deux infinis de Blaise Pascal :

"Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'ou il est tiré, et l'infini où il est englouti."

Les Pensées, Blaise Pascal, 1670

Pour aller plus loin dans l'analyse



Image empruntée ici



"L'œuvre d'Opalka manifeste un ensemble de différentes formes d'épuisement.
La première est celle d'une tentative d'épuisement des chiffres et du temps. Opalka qualifiait son travail comme un document sur le temps ainsi que sa définition. En effet, ses toiles nous font ressentir les traces du temps. L'œuvre matérialise, dans son fond et dans sa forme, le temps passé à sa réalisation et le temps virtuel que nous passons à la lecture/contemplation. Cette tentative d'épuisement est évidemment toujours vaine, l'infinité de la progression numérique et du temps nous dépassera toujours. Cela se manifeste dans l'épuisement du corps de l'artiste. Les photographies nous montrent son visage vieillir, ses traits se creuser, le temps faisant son travail et l'amenant vers sa fin inéluctable. Cet épuisement est également celui de sa voix annonçant inlassablement les chiffres qu'il est en train de peindre. Face à lui, l'objet toile s'épuise également, exposé à la répétition du même procédé. Les toiles d'Opalka, peuvent d'ailleurs être vues, d'une certaine manière, comme la réalisation du désir cubiste de faire entrer la temporalité dans l'espace de la toile."

Archiver le présent, Allan Deneuville
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"Tout au long de cette œuvre, on peut identifier de nombreux éléments participant à une recherche d'exhaustivité. On y retrouve de manière évidente l'épuisement des données, en l'occurence, les nombres, dont la répétition quasi obsessionnelle se remarque aussitôt. Épuisement aussi d'un objet, la toile, qu'il sature et exploite de manière systématique. Épuisement d'une situation, la pratique artistique elle-même, extrêmement codifiée et circonscrite à un programme, à un ordre, à des techniques bien précises, impliquant un investissement de temps monumental. Aussi et surtout, plus que tout autre, un épuisement du temps. L'immense travail de numération qu'effectue Opalka, résultat de sa "recherche d'une idée artistique qui vaille la peine d'être accomplie", sa "raison de vivre", c'est avant tout le désir de retranscrire dans la toile un temps irréversible : "Le temps dans sa durée et dans sa création et le temps dans notre effacement, être à la fois vivant et toujours devant la mort". 

Archiver le présent, Laurence Bouthillier
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Du latin tempus : "moment", "période", "époque". Le temps désigne une période qui s'écoule entre deux événements. Il se caractérise par le changement (et c'est pourquoi Platon le définit comme une "image mobile de l'éternité") et l'irréversibilité (on ne peut pas remonter le temps, sauf dans la fiction – par exemple celle de La Machine à remonter le temps de H.G. Wells). Le temps est ainsi orienté (on parle de flèche du temps) : il vient du futur, passe par le présent et se perd dans le passé. La philosophie privilégie en général deux approches de la temporalité : d'une part, celle qui, comme chez Aristote, s'attache à connaître le temps, à le mesurer, à partir d'un raisonnement analogique fondé sur le mouvement cyclique des astres. On parle alors de temps cosmologique ; d'autre part, celle, privilégiée par Saint Augustin, qui cherche dans l'intériorité du sujet la cause de la conscience du temps, de la perception de la durée. On dira qu'on a affaire dans ce cas au temps psychologique. Le lien entre ces deux formes de temporalité est problématique. Kant fait du temps une forme a priori de l'intuition, tout phénomène apparaissant nécessairement dans le temps. Bergson conteste cette approche qui homogénéise le temps et l'espace, le rend chronométrable et manque sa dimension intensive et créatrice. Heidegger, lui, voit dans le temps une production de la conscience inquiète : l'homme, seul être capable d'anticiper sa propre mort, fait jaillir le temps sous la forme de trois extases : l'à-venir, l'avoir été, et le présent. Ricœur tente pour sa part de relier le temps cosmologique et le temps psychologique par le temps calendaire, qui permet de synchroniser les activités humaines. "

Philosophie magazine 
Article emprunté ici


Le temps du Jazz




Keith Jarrett reprend Les Feuilles mortes (Autumn leaves)

Cliquez sur ce lien


Pour écouter Les chemins de la philosophie, émission animée par Adèle Van Reeth dont le titre est : Ce que le jazz fait au temps, cliquez ici

L'autoportrait en tant que signature


Pour finir, revenez aux autoportraits de Roman Opalka et cliquez sur ce lien.

Mon prochain billet de blog sera consacré à l'œuvre d'Andreas Luethi dont le projet Infinity est un hommage au travail de Roman Opalka. 


Andreas Luethi
Infinity - 233

L'éternel retour de Charles

Le temps qui va 
Le temps qui sommeille
Le temps sans joie
Le temps des merveilles 
Le temps d'un jour
Temps d'une seconde
Le temps qui court
Et celui qui gronde..."

Pour écouter l'intégralité de la chanson, cliquez ici