UTILE À SAVOIR


Ce blog est alimenté par Jacques Lefebvre-Linetzky. Commentaires et retours bienvenus.


lundi 7 novembre 2022

GUNNAR FORSÉN, UN ARTISTE INSPIRANT AU REGARD AFFÛTÉ



© Gunnar Forsén
2020


Voyages immobiles et autres fantaisies

Depuis le confinement, mes voyages sont immobiles. Pas tout à fait car il faut bien vaquer à ses occupations. Ainsi, me rendre au supermarché est devenu une excursion presque vivifiante et faire la queue aux caisses un moment de méditation transcendantale. Parfois, je pousse plus loin, jusqu'à un lieu de perdition où l'on s'égare d'une allée à l'autre, en quête de vis et de perceuses. Et puis, tout près du stade, à Nice, il y a une enseigne suédoise bien connue qui a mis des années à s'installer dans notre région. Pas besoin de guide armé d'un parapluie pour y trouver votre chemin, il vous suffit de suivre les flèches. Et, si vous ratez quelque chose, vous pouvez vous promener en sens inverse. C'est un voyage extraordinaire, jalonné de noms imprononçables et tellement poétiques. On y fait tout pour vous rendre la vie facile ; des sacs jaunes sont à votre disposition et vous pouvez même vous procurer aux caisses de magnifiques sacs bleus où loger vos emplettes. Ce lieu atteste de la présence de la Suède dans notre pays. 

La Suède

Au temps lointain de mon adolescence, c'était Bergman (le réalisateur) qui nous proposait des voyages à la recherche de fraises sauvages ou de jeux d'été. 



Ingrid Bergman (1915-1982)
© Wikipedia

J'avais aussi un gros faible pour Ingrid B. depuis que j'avais vu La Maison du Dr Edwardes (Spellbound, 1945) du grand Alfred. Elle était pour moi la divine Ingrid, elle l'est toujours.

Mais la Suède, ce n'est pas qu'une enseigne, c'est un magnifique pays où la nature semble préservée des assauts d'un monde brinquebalant. Ce sont de jolies maisons multicolores, des rochers anthracites et majestueux dont les aspérités sont fouettées par la mer ; c'est une littérature forte et dense, c'est un mode de vie. C'est enfin le pays des harengs que l'on accompagne d'aquavit après avoir entonné des chansons dont je n'ai jamais pu mémoriser les paroles. Tout ça pour vous dire que je vous propose une promenade en Suède à la découverte d'un artiste talentueux, Gunnar Forsén. 




Photos,  @ JLL


Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén

Artiste, certes, mais son premier métier c'est, designer UX. Je suppose que cela vous laisse perplexe. J'ai trouvé une définition assez claire de ce métier :

Le designer UX (design de l'expérience utilisateur) a pour objectif d'insérer du storytelling (mise en récit) dans une expérience d'utilisation pour faire naître de l'émotion chez l'internaute ; son rôle est donc stratégique. Il prend en compte les attentes et les besoins de l'utilisateur. Il doit rendre le site facile à trouver, accessible, créer la confiance, facile à prendre en main, crédible et productif.

Le designer UX (design de l'expérience utilisateur a pour objectif d'insérer du storytelling (mise en récit) dans une expérience d'utilisation pour faire naître de l'émotion chez l'internaute ; son rôle est donc éminemment stratégique. Il prend en compte les attentes et les besoins de l'utilisateur. Il doit rendre le site aisément accessible, susciter la confiance, être facile à prendre en main, être crédible et productif. 

Le designer UX est à la fois un créatif avec un fort potentiel d'imagination, mais aussi un technicien et un programmeur. Il doit également avoir des connaissances en psychologie et en sociologie. 

Source : cliquez ici

Justement, Gunnar Forsén a été recruté par l'entreprise susnommée et, de surcroît, il vit à Älmhut, là où tout à commencé pour la marque en bleu et jaune.  C'est en effet en 1943 que fut crée Ikea par Ingvar Kamprad. Les premiers meubles furent proposés dès 1947. Sacrée aventure... 

Gunnar Forsén n'a pas fréquenté d'école d'art. Il s'est formé grâce à des stages tout en exerçant sa profession. L'art est vital pour lui, c'est sa respiration, c'est une activité qui domine toutes les autres. 

L'artiste est toujours sur le qui-vive ; les temps morts n'existent pas. Il se passe toujours quelque chose dans la tête d'un artiste, de jour comme de nuit. 

Ikea a proposé à certains collaborateurs de travailler de 8h à 17h afin de bénéficier d'une meilleure flexibilité. C'est ce que Gunnar Forsén a choisi de faire et cela lui a permis de se consacrer à son art de manière plus intense et plus suivie.

C'est avec humour qu'il décrit sa situation : "Lorsque je suis au travail, je pense à mon art. Mais, lorsque je me consacre à mes recherches artistiques, je ne pense jamais à mon travail."

Les influences


De formation scientifique, il a baigné dans l'art au sein de sa famille. Son grand-père tenait une galerie d'art, et Gunnar m'a confié qu'il est toujours influencé par les œuvres qu'il a côtoyées dans sa jeunesse. Parmi ses artistes préférés figurent Albert Johansson, Oscar Reutersvärd, Lennart Rodhe, Olle Bonnier... 



Albert Johansson (1926-1998)
© Gunnar Forsén



Albert Johansson (1926-1998)



Oscar Reutervärd (1915-2002)



Lennart Rodhe (1916-2005)



Olle Bonniér (1925-2016)


Enfin et surtout, c'est son professeur et artiste, Anders Fouckt qui a exercé l'influence la plus déterminante sur son travail. Pendant une quinzaine d'années, Gunnar a fait partie d'un groupe sous la houlette de son mentor, dont l'objectif était de guider les élèves vers une expression et un style personnel allant de pair avec la découverte de leur propre sensibilité. En raison de l'épidémie de Covid, le groupe a cessé ses activités et Anders Fouckt est décédé durant cette période. 

Ce fut une perte aux conséquences profondes car Gunnar avait perdu son guide. Puis vint le temps de la reconstruction et de la prise de conscience que l'enseignement d'Anders Fouckt vivait en lui. 


@ Anders Fouckt


@ Anders Fouckt


Les collages

Vous connaissez ma passion pour le collage. C'est un mode d'expression qui requiert patience, minutie et une disposition particulière à accepter les accidents et le hasard. Contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, ce n'est pas un art de l'accumulation, c'est plutôt un art de la soustraction. Coller, décoller, recoller; attendre le moment magique où le collage est construit, équilibré, rigoureux sans pourtant être figé et "raide". Enfin, c'est un art qui invite à utiliser des techniques mixtes. Tout est bon : aquarelle, acrylique, huile, pastels, feutres, papier journal, papier Kraft, photos, transferts...

Les collages ci-dessous font partie d'une série de 80 (17 x 17 cm), réalisés entre 2009 et 2011. Ils sont plutôt sombres et correspondent à une période difficile pour l'artiste. De toute évidence, Gunnar Forsén cherchait sa voie tout en indiquant des directions affirmées. Il a réuni ces collages dans un livre accompagné de poèmes qui prolongent et amplifient le caractère méditatif que suggère le collage. Le message reste toutefois cryptique. 


Ceci est ta vie
Le temps s'efface
Il te reste douze années
Le bilan est sombre et lourd
Et la pierre est la fin. 



 

@ Gunnar Forsén, 2009-2011

Ce travail fonctionne sur le mode du contraste ; contraste entre les images collées dont on perçoit les bords délibérément maladroits ; oppositions de couleurs, paysage en arrière-plan où les éléments se fondent et émergent ; jeu subtil entre le détail et du flou. 
La présence des deux images crée un effet narratif accentué par le poème, ce qui n'empêche pas le regardeur de construire son propre récit. 



@ Gunnar Forsén, 2009-2011

Que voyons-nous ? Que nous dit ce personnage dont le regard se perd ? La composition du tableau fait songer à une fenêtre à moins qu'il ne s'agisse de l'écran d'une salle de cinéma. Le regard est hors-champ, l'arrière-plan laisse percevoir un dôme et un gratte-ciel. Sommes-nous à Venise ou à New-York? Nous ne le savons pas et il est inutile de le savoir ; nous sommes ailleurs dans le regard de cet homme dont nous ne pénétrerons jamais les pensées. C'est vraisemblablement une vision en miroir du tumulte que vit l'artiste à ce moment de sa vie. Le collage se prête aux explorations de l'intime. 


Collage, 2009-2011
© Gunnar Forsén

De toute évidence, ce collage a été réalisé sous l'emprise d'une mélancolie profonde exprimée par le choix de couleurs froides. Une carte postale usée, blafarde offre une perspective qui semble ne mener nulle part. La rue est vide, le temps est suspendu. Le cadre de l'écran-fenêtre est une balafre. C'est dans ces griffures que réside l'énergie rageuse de l'artiste.

Le chemin vers l'abstraction

L'abstraction est une forme de récit totalement différente. La réalité est transcendée, transformée, recomposée ; elle est parfois reconnaissable, mais elle est gommée, réduite à des lignes, des esquisses, des traces.  C'est un travail d'élimination qui a pour objet de retenir des formes, des couleurs, des textures qui se complètent et s'opposent dans un équilibre volontiers instable. La dynamique joue un pas de deux avec la stabilité. La dimension onirique et méditative laisse au regardeur la possibilité de se créer son propre récit. 

C'est à ce travail d'élimination que s'est livré Gunnar Forsén et c'est ainsi qu'il parvient à exprimer ce qui vient du plus profond de sa sensibilité. L'architecture de la composition est plus nette tout en restant suggestive. Le travail de la matière est plus fluide. Il a recours à la technique du redoublement du cadre chère au cinéma. Il oriente ainsi notre regard vers des esquisses de paysages qui laissent nos pensées vagabonder. 


@ Gunnar Forsén, 2020



@ Gunnar Forsén, 2020


@ Gunnar Forsén, 2020

Parfois des silhouettes apparaissent et accentuent le caractère énigmatique de l'ensemble. Le collage joue sur des plans parallèles et complémentaires où des lignes verticales et horizontales organisent des cadres et des fenêtres. Quelques formes arrondies adoucissent la rigueur architecturale de la construction. Le réalisme onirique fait vibrer les découpes abstraites. C'est une magnifique réussite, un travail achevé et magnétique. Il s'agit là du plus grand collage jamais réalisé par l'artiste – 40 x 60 cm. 



@ Gunnar Forsén, 2020


Les peintures


© Gunnar Forsén
24 x 33 cm, 2022


Ce qui frappe lorsqu'on découvre les peintures de Gunnar, c'est la parenté avec les collages. On y retrouve un travail fragmenté où les formes se côtoient, se chevauchent, se complètent selon un dispositif dynamique. Des lignes discrètes délimitent les aplats de couleur – elles ont pour objet de séparer tout en unissant. La matière est travaillée "en douceur" à la façon d'un pastel. La technique utilisée est l'acrylique. Enfin, et c'est essentiel, l'œuvre explore la notion d'espace. La peinture ci-dessus semble être un grand format alors qu'elle est de dimensions réduites. 

Il n'est nul besoin de produire des œuvres monumentales pour appréhender la notion d'espace. 



© Gunnar Forsén, 20 x 20 cm, 2020


© Gunnar Forsén, 20 x 20 cm, 2020


Le tableau ci-dessous en impose par l'architecture savante de la composition qui fait songer à une nature morte. C'est encore une magnifique exploration de l'espace (70 x 70 cm) qui repose sur l'agencement des formes et des couleurs. L'ocre fait vibrer le rouge. Il est traversé d'un voile à la base du tableau que prolonge une courbe. L'anthracite teinté légèrement de vert se situe en arrière-plan de sorte que le noir se détache en avant de l'œuvre. Lignes et formes arrondies sont harmonieusement disposées. C'est un travail à l'acrylique d'une grande maîtrise. 


© Gunnar Forsén
70 x 70, 2016


Les deux œuvres ci-dessous, également de dimensions plus importantes, sont dans la même veine et confirment la cohérence du travail de Gunnar au plan de la gestion de l'espace, des formes et des couleurs.  Notez également la subtilité des effets de transparence. 




© Gunnar Forsén
70 x 70, 2016




© Gunnar Forsén
170 x 70, 2020

Les sculptures

La sculpture est essentiellement affaire d'espace, de volume et de matière. C'est selon ces paramètres que le spectateur palpe du regard ces formes et entre en relation avec l'artiste qui se pose en démiurge. C'est avec de la glaise qu'il est dit que Dieu façonna l'homme à son image. 
Pour bien appréhender la démarche de Gunnar Forsén, sculpteur, il faut relier son activité à la nature suivant ainsi les recommandations d'Henry Moore :

L'observation de la nature fait partie de la vie de l'artiste. Elle enrichit sa connaissance de la forme, lui garde sa fraîcheur, lui évite de ne travailler que d'après des formules et nourrit son inspiration. Il est dans la nature un nombre illimité de formes et de rythmes divers grâce auquel le sculpteur peut enrichir son expérience de la forme. 

Par ailleurs, il est assez réducteur, et finalement erroné, de ne voir dans l'art abstrait qu'une entreprise non figurative. Henry Moore, encore lui, nous aide à mieux comprendre la démarche du sculpteur de l'abstrait :

Dans une certaine mesure, tout art est une abstraction. Dans le domaine de la sculpture, le matériau suffit à lui seul à vous tenir éloigné de la pure représentation et vous ramène à l'abstraction. 

Les formes, les volumes, les circonvolutions de la matière, les jeux de lumière, le ruissellement de la pluie, l'érosion provoquée par les éléments et le passage du temps, nourrissent la quête de Gunnar Forsén. 


© JLL


© Gunnar Forsén


Les rochers sont une source d'inspiration privilégiée. Il me faut préciser ma pensée car l'inspiration est un concept difficile à définir. Il s'agit plutôt d'une disposition méditative qui rend possible le travail de la matière. Ce travail ne commence pas avec l'intervention de la main. L'œil repère, imagine, conçoit, même de manière grossière, ce qui, dans la nature, va lui servir. Cela se fait à la vitesse de l'éclair. Cela ne signifie pas que le passage à l'acte sera facile, sans embûche. Il faudra triompher des obstacles et accepter les échecs. 


© Gunnar Forsén

Gunnar Forsén est en quête d'harmonie : harmonie des formes, harmonie de la pierre et du bois, harmonie de la mise en scène, harmonie de l'œuvre avec la nature dans un juste retour à la démarche initialement engagée. La pierre est taillée en angle saillant sur un socle de bois qui s'inscrit parfois dans la blessure infligée à la pierre.



© Gunnar Forsén



© Gunnar Forsén


Il découpe, il fragmente, il disloque et recompose dans une mise-en-scène épurée où le métal corrodé sert de support à des masses rocheuses imposantes qui semblent venues de la nuit des temps. Il aime retourner aux formes simples qu'il décline en séries. 


© Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén


Les installations



© Gunnar Forsén

Les installations en pleine nature sont une célébration, un acte mystique qui semble appeler le silence. C'est le silence de la méditation devant la grandeur de la nature. L'artiste, le sculpteur en l'occurence, est un mystique qui ne cesse de se remettre en question. 



© Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén


© Gunnar Forsén


Ces installations font partie d'un projet  dans un parc de sculptures.  Il s'agissait d'explorer la place de l'individu dans la société et les enjeux des relations entre les êtres humains : collaboration, exclusion et inclusion. Gunnar Forsén tient à remercier Göran Petersson, le propriétaire et conservateur du parc de sculptures, pour ses encouragements qui lui ont permis d'évoluer et de mieux maîtriser son art. 



© Gunnar Forsén

Textes en regard

La voix artistique intérieure

L'artiste intuitif est celui qui fait confiance à son regard pour juger de ce qui est bon. Il admet qu'il a une histoire à raconter par l'intermédiaire de son art, mais renonce à l'idée que cette histoire soit connue dès le début du processus créatif. Il ne s'agit pas tant d'apprendre une technique que d'apprendre à se faire confiance et à savoir ce que l'on sait. 

Art et pratique du collage, Crystal Neubauer, Eyrolles, 2016. (traduit de l'anglais (État-Unis) par Audrey Dinghem. 

Le processus de découverte de votre voix artistique intérieure commence bien avant que vous mettiez les pieds dans l'atelier ou dans une boutique de fournitures d'art. J'ai collecté des éléments que j'utilise aujourd'hui dans mes collages bien avant de savoir comment j'allais les employer. Je l'ignorais à l'époque, mais je pratiquais déjà l'art de l'intuition lorsque je rentrais chez moi avec des tas de vieux papiers dont je ne savais pas quoi faire. Toutes les fois que j'ai acheté un livre ancien ou une boîte de vieilles photos au marché aux puces, ainsi que le jour où je me suis approprié les vieilles lettres d'amour cachées dans les murs de la maison d'enfance de ma mère, je sentais que ces choses m'étaient destinées. D'une certaine manière, elles racontaient à la fois mon histoire et celle des précédents propriétaires. Ces actes n'étaient pas réfléchis. Je n'avais pas de mots pour les expliquer. Qu'ils viennent d'une maison étrangère ou de ma propre maison, ces objets faisaient partie de moi. 

Art et pratique du collage, Crystal Neubauer, Eyrolles, 2016. (traduit de l'anglais (État-Unis) par Audrey Dinghem. 

Les solitudes du sculpteur

Le sculpteur est, de tous les artistes, celui dont le labeur est le plus charnel et concret. Il ne faut pas se surprendre qu'on y recrute souvent les artistes qui trouvent le moins facilement les mots pour dire ce qu'ils ressentent. plusieurs sculpteurs m'ont avoué que s'ils avaient pu dire les choses avec des mots, ils auraient écrit : "C'est tellement plus simple". Il ne faut pas leur demander à l'avance ce qu'ils vont faire ni quelle sera leur démarche. Et parce qu'ils doivent composer avec les aléas de la matière, ils savent mieux que quiconque qu'un plan ne vaut généralement guère plus que le papier sur lequel on l'a tracé. Le  sculpteur vit et meurt dans "l'intuitif" plutôt que dans le "raisonné", dans "l'émotif" plutôt que dans le "cérébral". La sculpture est un art où le savoir faire doit être appris et maîtrisé avant le savoir. 

Essai sur les solitudes du sculpteur, essai par Jean-H. Guillmette. 

Installations

Tous les auteurs s'accordent à situer la naissance de l'installation dans les années 1960, entre pop et minimal art. Elle est alors une œuvre d'hybridation des recherches artistiques de la décennie, dans le dessein d'offrir au spectateur une expérience de l'art différente. Les critiques de l'époque n'opèrent pas vraiment de distinction entre les termes "installation" et "environnement", alors employés d'égale façon pour déterminer ces œuvres-espaces où tous les sens du visiteur sont hissés au rang de la vue. Élément sine qua non, le spectateur est porté au centre de l'attention. L'individu et son corps deviennent ainsi objets d'observation et d'expérimentation, le spectateur éprouvant fortement sa place et son activité de visite au sein de parcours qui s'emploient à combattre le point de vue omniscient qui caractérise l'art classique. Tous les sens peuvent alors être sollicités (même si le goût et l'odorat restent encore largement en retrait, concourant ainsi à démultiplier les possibilités d'interprétation du sujet spectateur. 

Installation-art, Bénédicte Ramade, Encyclopédie Universalis.


© Gunnar Forsén



This is the end ... 

Cette promenade est maintenant terminée. J'espère que vous n'êtes pas trop exténués après avoir gravi ces chemins de traverse et dévalé ces pentes rocailleuses. Mais, surtout, j'espère que le travail de Gunnar Forsén a été une belle et fructueuse découverte. 

À bientôt pour d'autres promenades ; j'ai quelques idées en tête. 
Enfin, je tiens à remercier chaleureusement Gunnar Forsén pour sa disponibilité et son extrême générosité. 


Le site de Gunnar Forsén, c'est ici















 





















 























mercredi 7 septembre 2022

MES LIVRES ET MES BOîTES À SECRETS

Secrètes pensées, secrets écrits, secrets ouvrages



Chat et oiseau, Paul Klee, huile et encre sur enduit de plâtre, 
colle et peau de lapin, sur toile marouflée, 38 x 53 cm, 1928.

Ce tableau de Paul Klee me fascine. J'ai mis longtemps à comprendre pourquoi. J'aime les chats, j'en ai eu de nombreux qui ont surveillé d'un œil les monceaux de copies que je corrigeais inlassablement. L'autre œil faisait semblant de dormir. Mais mon intérêt se situe ailleurs, dans le hors-champ de mes pensées les plus secrètes. 

Le chat de Klee occupe tout l'espace de la toile. On ne peut échapper à sa présence magnétique. Ses yeux verts nous observent, comme s'ils étaient déterminés à nous posséder, à nous happer. Et puis, il y a l'oiseau, posé entre les deux yeux du chat. C'est un oiseau dont la couleur hésite entre le carmin et le rose soutenu. Le museau du chat est peint d'une couleur identique. C'est, bien sûr, délibéré. Le chat vient-il de croquer l'oiseau ou s'apprête-t-il à le faire ? Là est la question. C'est une histoire qui se joue à trois entre le peintre, le tableau et le regardeur. 

Toutefois, une autre piste s'offre à nous. S'agit-il du rêve du chat ? Le chat serait-il en analyse, bien installé sur le sofa de Sigmund ? Je pencherais plutôt pour cette option. Vous allez penser que je suis fêlé. À dire vrai, ce n'est pas faux. Attendez la suite. 

Bref, Paul Klee nous invite à pénétrer les pensées du chat. Nous avons accès à son for intérieur, nous sommes au cœur de son intimité. Son museau a d'ailleurs la forme d'un cœur. 

C'est habituellement une entreprise impossible. On ne peut avoir accès aux pensées intimes d'un être qu'il soit un animal ou un être humain. Vous me direz qu'on ne sait pas si les animaux ont un for intérieur et vous n'aurez pas tort, de toute évidence. 



Boîte à secrets, 19e siècle
Image empruntée ici

Notre for intérieur est une boîte à secrets que nous trimballons en toutes circonstances. Il nous arrive de verbaliser ces pensées par le truchement de l'écriture ou lors d'un entretien chez notre psy préféré(e). Et que dire des lapsus révélateurs...



© Shutterstock


L'écriture nous permet de mettre en mots ces pensées parfois inavouables et de les mettre bien à l'abri dans un journal intime. Ce journal intime n'est pas destiné à être lu par autrui, cela va de soi. Il y est le plus souvent question du quotidien, d'impressions, de sensations, de désirs et de questionnements divers. L'écriture sert également à circonvenir des crises, à les mesurer, à les mettre à distance. L'ensemble est cadenassé virtuellement ou réellement. C'est le plus souvent le domaine des adolescent(e)s qui luttent contre leur mal de vivre. 



Image empruntée ici


Que ces journaux intimes soient lus par une personne extérieure tient de l'effraction ou parfois, du simple hasard. Et si, à la fin des fins, ce n'était pas l'inéluctable destin du journal intime que d'être révélé ? Il y a une parenté entre le masque et le journal intime. Le masque dissimule, mais sa fonction véritable est de mettre au jour le visage de celui ou de celle qui le porte. 

Certains journaux intimes comportent des chaînes ou des serrures. Pourtant, chacun sait que ces serrures peuvent être facilement forcées et que ces chaînes peuvent être sectionnées. La fermeture est une invitation à la transgression. 





Guild Library Chained Book
© Pinterest

On ne peut nier la dimension autobiographique qui habite la tenue d'un journal intime. Ce sont des morceaux de vie, des éclairs de pensées, des petits riens qui sont d'une importance capitale au moment où on les écrits. 

Certains journaux, rédigés au jour le jour par des écrivains ou des artistes prestigieux, sont publiés. Ils sont donc exposés en pleine lumière. On songe à Stendhal, André Gide, Anne Frank, Virginia Woolf ou Anaïs Nin, entre autres. 

On écrit d'abord pour soi tout en s'adressant au lecteur. C'est exactement ce que fait Rousseau dans Les Confessions en affirmant une totale transparence. Toutefois, il faut bien se résoudre à accepter qu'il s'agit là d'une entreprise impossible. 



Image empruntée ici


Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme sera sera moi

Enfin, il ne faudrait pas assimiler le verrouillage des journaux intimes aux livres enchaînés des bibliothèques du Moyen Âge. Ces chaînes empêchaient le vol des livres de grande valeur tout en les rendant accessibles. 





La bibliothèque enchaînée de la 
Cathédrale d'Hereford, Royaume Uni
Images empruntées ici

Vous voyez, je me laisse emporter par ce sujet qui occupe mes pensées depuis si longtemps. Il n'est pourtant pas dans mon intention de vous imposer une thèse sur le sujet. 

Je terminerai donc avec un point qui me semble essentiel. Un secret est, par essence, toujours en mouvement.  On cache la poussière sous le tapis et on espère que, ni vu ni connu, elle restera sagement à l'écart des regards indiscrets. Il arrive même qu'on l'oublie totalement. 

On le sait bien, les secrets de famille ne restent jamais enfouis, il y a toujours quelqu'un pour les déterrer, les épousseter et faire remonter le cours de leur histoire. 


Mes livres à secrets


 
© JLL
© Bibliothèque Romain Gary, Ville de Nice

Cela fait quelques années que je malmène les vieux livres. J'ai bien conscience d'être un iconoclaste. C'est pourtant une manière de les célébrer en leur donnant une nouvelle vie. Je m'intéresse aux couvertures, aux pages où je me perds en dessins minutieux ; je découpe, je déchire, je décolle, je ponce,  je recolle... C'est un processus assez complexe que je vais vous décrire tout en gardant quelques secrets de fabrication.



© JLL


Le projet des Livres à secrets m'est venu assez récemment. Lors de mon exposition à la Bibliothèque Romain Gary, la responsable des lieux, Myriam Cauvin, a eu l'idée d'organiser une visite des archives "secrètes" de la bibliothèque. Nous avons pu y découvrir des volumes anciens sagement alignés sur des étagères. Fragiles, ils n'exposaient que leur tranche en très mauvais état. Ils montaient la garde et semblaient protéger quelque trésor inaccessible. C'était un spectacle captivant.




© JLL
© Bibliothèque Romain Gary, Ville de Nice



© JLL
© Bibliothèque Romain Gary, Ville de Nice



Le projet s'est installé doucement en moi, presque à mon corps défendant.  Petit à petit, il a pris forme, nourri par le souvenir de mon adolescence studieuse lorsque je hantais la salle de lecture de la bibliothèque Dubouchage



© JLL

J'aime flâner dans les allées du marché aux livres, Place de la Préfecture à Nice. J'y ai mes habitudes et j'y trouve toujours de quoi alimenter ma nature obsessionnelle. Je ne cherche pas des livres en bon état et je ne dépense pas plus de 10 € l'exemplaire. Immanquablement, je ressens une certaine fébrilité et il arrive même que des livres me chuchotent à l'oreille qu'ils aimeraient bien changer de vie et prendre un nouveau départ.  Je les rapporte chez moi et ils passent un bout de temps dans des boîtes à chaussures en attendant le jour de l'intervention, sous anesthésie générale, c'est évident. 



© JLL


Mes bricolages

J'utilise différents formats que je désosse plus ou moins complètement selon ma fantaisie. Il me reste alors la couverture et quelques pages. Ensuite, je comble les vides avec des pages cartonnées que je colle aux pages qui ont survécu à cette première opération. Les pages restantes sont également collées les unes aux autres. C'est un processus lent et minutieux. Il faut atteindre l'épaisseur idéale. Lorsque je procède au collage, je glisse un message dûment plié entre deux pages. Je ne garde aucune trace de ce message afin de l'oublier. Ce sont des impressions, des souvenirs, des interrogations, des rêves, des cauchemars, tout ce qui me vient plus ou moins spontanément à l'esprit. Cela ressemble au bric-à-brac que l'on dépose chez son psy. Ces messages sont enfermés, séquestrés, mis au cachot. Ce serait peine perdue de vouloir les déterrer car ils sont rendus illisibles par la colle. Enfin, j'ai recours à des ficelles de couleurs différentes pour assurer le "verrouillage" de l'ensemble. J'ai essayé le fil de fer, mais l'effet est moins satisfaisant car c'est un matériau qui n'épouse pas la surface du carton et qui le détériore. Il est en outre dépourvu de "vie" - trop lisse, sans aspérités. 




© JLL


© JLL


© JLL

Il s'agit davantage de ligotage que de ficelage. D'aucuns pensent que c'est plus ou moins la même chose. Pourtant, il me semble que la contrainte exercée par le ligotage est plus astreignante, plus vigoureuse et plus assertive.  

Les Japonais ont érigé le ligotage en œuvre d'art. L'Hjōjutsu consiste à ligoter un criminel à l'aide de cordes minutieusement choisies dans le cadre d'un rituel bien établi. En vogue à l'époque Sengoku (1580-1600), c'était une technique de torture très prisée. La contention devait être efficace et esthétique. Je vous épargnerai le bondage destiné à pimenter les jeux sexuels. 



Source Wikipedia
Image empruntée ici


Loin de moi l'idée de revendiquer une parenté avec ces pratiques, mais il m'a semblé intéressant de souligner l'extrême contrainte qu'impose un ligotage soigné.  

J'exerce donc une pression très forte afin que les "secrets" ne puissent s'échapper. J'aurais aimé inventer une machinerie compliquée qui se serait déclenchée à la moindre effraction, en hommage à Indiana Jones. J'ai aussi pensé à glisser une clef USB comportant l'intégralité des œuvres de Freud. Malheur à celle ou à celui qui tenterait d'ouvrir la dite clé qui s'auto-détruirait à la façon des vieilles cassettes du temps de Mission Impossible. J'aime bien délirer... 

Je dois avouer que parfois, je ne joue pas le jeu et que j'introduis des leurres. Certains volumes de comportent pas de message. Le regardeur ne le sait pas et il ne le saura jamais. 

Qu'adviendra-t-il de cette bibliothèque lorsque je me serai fait la malle ? Impossible de le savoir, peut-être finira-t-elle ses jours entre les mâchoires d'une benne à ordures ménagères. L'idée ne manque pas d'élégance, malgré tout. 

Alignés au garde-à-vous, entassés sur une étagère ou sur un banc de bois, ces livres nous défient du regard et suscitent notre fascination. Ils représentent la tentation de l'impossible. 





© JLL


La plupart du temps, j'ai choisi de peindre les couvertures en noir pour qu'ils ressemblent à des carnets noirs. Le noir sied au mystère, c'est bien connu.


© JLL


Des nuances de bleu

Récemment, j'ai opté pour d'autres couleurs. Le bleu "Klein" que l'on peut se procurer chez Ressource, est d'une beauté incomparable, surtout s'il est rehaussé par une peinture dorée. Le livre devient précieux, le carton prend des allures de métal. L'or provoque une sensation d'émerveillement, en ce qu'il suggère la splendeur des livres du Moyen Âge.



© JLL


© JLL


© JLL




Le rouge est une couleur archétypale

Ce sont les livres de la bibliothèque rouge et or qui me sont revenus en mémoire. 

Voici un extrait éclairant tiré de l'introduction à l'ouvrage de Michel Pastoureau, intitulé, Rouge :

Pour les sciences humaines, parler de "couleur rouge" est presque un pléonasme. Le rouge est la couleur archétypale, la première que l'homme a maîtrisée, fabriquée, reproduite, déclinée en différentes nuances, d'abord en peinture, plus tard en teinture. Cela lui a donné pour de longs millénaires la primauté sur toutes les autres couleurs. Cela explique aussi pourquoi dans de nombreuses langues un même mot peut signifier tout ensemble "rouge", "beau", "coloré". Même si aujourd'hui, en Occident, le bleu est de loin la couleur préférée, même si dans notre vie quotidienne la place du rouge est devenue discrète – du moins si on la compare à celle qui fut la sienne au Moyen Âge –, le rouge reste la couleur la plus forte, la plus remarquable, la plus riche d'horizons poétiques, oniriques ou symboliques. 

Rouge, Histoire d'une couleur, Michel Pastoureau, Éditions du Seuil, 2016. 




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Des coffrets, des boîtes et des blocs de bois

Au fur et à mesure que je progressais dans ma recherche, je me suis intéressé aux coffrets qui protègent les livres d'art. C'était une rencontre magique entre l'objet-livre et la boîte à secrets. L'illustration s'est logiquement imposée à moi avec le même souci de ne donner aucune clef qui permettrait de décoder le message logé à l'intérieur. 

Les boîtes deviennent des sarcophages. Je ne me suis pas rendu compte immédiatement de la charge symbolique de cet enfermement que j'ai déjà abordé dans mon billet de blog consacré à la boîte de Pandore. Le billet de blog c'est ici

Le ligotage est, sans nul doute, une contrainte exercée sur l'objet. Elle est de surcroît, la manifestation d'une intention qui touche à l'intime du concepteur dont l'acte créatif est, malgré tout, une libération. 


 


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Les blocs de bois me fascinent tout autant et je les traite à la manière de mes livres. Ces blocs, d'une épaisseur de 4 cm, ne contiennent rien par la force des choses. Ils sont les gardiens des secrets. J'aime l'idée d'un dialogue muet entre ces sculptures énigmatiques et les livres-objets. 


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Les Illustrations

Je n'illustre pas systématiquement la page de couverture de mes livres désossés. Et si je le fais, j'ai recours à des collages abstraits. Parfois je fais figurer un texte imprimé sur lequel j'interviens afin de le rendre illisible. Toute forme d'écriture se doit d'être brouillée. 



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Au terme de ce périple 


Je suis arrivé au terme de ce périple et je vous sens frustrés, chères lectrices et chers lecteurs. C'est compréhensible, vous voudriez en savoir davantage, percer le mystère de ces messages perdus entre les pages de mes livres et séquestrés dans mes boîtes. Je vous ai dit que je n'en gardais pas la trace et c'est la vérité vraie. Je me souviens des plus importants parce qu'ils habillent mes obsessions, mais je ne saurais vous dire où ils sont cachés. 
Je vais donc satisfaire (en partie) votre curiosité et vous proposer le contenu d'un message. J'ai inscrit sur un petit carton, la question suivante : "Qui es-tu ?". C'est une interrogation fondamentale pour tout être humain. C'est une question que je me pose à moi-même sans véritablement trouver de réponse. Même le miroir est défaillant et le reflet qu'il m'offre est une image décevante. Vous me direz que je pourrais chercher qui je suis dans le regard des autres. J'ai essayé, en vain.
Il me semble que la réponse se situe dans l'action. C'est ce qu'on fait qui détermine ce que l'on est. En d'autres termes, ce sont mes bricolages qui me définissent le mieux. 
Enfin, la question s'adresse à un lecteur éventuel qui, par le plus grand des hasards, serait parvenu à déchiffrer ce message secret. 

Hommage à Anne Dufourmantelle



Je vous propose des extraits de l'ouvrage d'Anne Dufourmantelle, Défense du secret, Rivages Poche, 2019. 

Elle était, philosophe, psychanalyste, romancière. Son écriture était limpide et son approche était toujours d'une séduisante originalité. Elle savait faire un pas de côté afin de choisir un angle toujours pertinent, voire inattendu. 

C'était une "belle personne". Elle a trouvé la mort le 21 juillet 2017 à Ramatuelle en sauvant de la noyade le fils d'une de ses amies âgé de dix ans. 

Bibliographie sélective

La Femme et le Sacrifice : d'Antigone à la femme d'à côté, Denoël, 2007
Éloge du risque, Payot, 2017
Intelligence du rêve, Payot, 2012
En cas d'amour, psychopathologie de la vie amoureuse, Rivages 2012
Puissance de la douceur, Payot, 2013
L'Envers du feu, Albin Michel, 2015
Défense du secret, Payot, 2015
Souviens-toi de ton avenir, Albin Michel, 2018


Des manigances cachées des dieux au "secret défense", de la confidence érotique à la dissimulation d'un crime, la vérité sème ses silences à même l'existence; Quelle est la nécessité de la tenir à l'écart, de la réserver, et de faire usage de cette élection à des fins de pouvoir, d'amour, d'initiation ? 
Notre lexique fait état de secrets très divers. Dans l'esprit, ils vont de la rêverie érotique aux pensées, des sentiments aux sensations. Dans les affaires, ils participent aux rétro-commissions, aux transactions inavouables. Pour ce qui est des objets, on les retrouve dans les mécanismes de serrures, les portes dérobées, les escaliers invisibles, les galeries insoupçonnables. dans le registre initiatique des rituels, ils sont prières, observances, écrits sacrés. Cette constellation du secret tendrait à le ramener en dernier lieu à l'avoir alors qu'il est fondamentalement du côté de l'être.

Défense du secret, Anne Dufourmantelle, Rivages poche, 2019. 

Dans le mythe de Persée, le héros protégé par le bouclier d'Athéna et les sandales ailées d'Hermès tranche la tête de Méduse. De la blessure s'écoule deux sources, l'une est un poison mortel, l'autre un élixir d'immortalité. Une arme toxique et un remède. Telle est l'essence du secret, double. Il peut être un agent de destruction lent ou rapide et se faire porteur des pires miasmes comme il peut se révéler un trésor inestimable, refuge de vie dans sa puissance de régénération. 
Les secrets sont parfois des virus à évolution lente, dissimulations familiales ou mensonges de guerre, filiations tronquées, occultées ; ils creusent des sillons morts sur plusieurs générations avant de pouvoir être mis au jour et réinventés autrement. Le même secret peut servir la vie ou la mort, selon. Un secret est du côté du traumatisme autant que de la jouissance. Il désigne des savoirs dissimulés comme des pratiques ou des essences. Sa fondamentale ambivalence le rend dangereux à manier, à exprimer. Sans doute est-ce la raison pour laquelle aucun pouvoir ne peut s'en passer, aucune vie amoureuse non plus. Il fraie avec la vérité et le mensonge, mais ne s'y confond pas. 

Défense du secret, Anne Dufourmantelle, Rivages poche, 2019. 




Vous pouvez écouter la chronique de France Culture, Peut-on encore avoir des secrets ? Il vous suffit de cliquer sur ce lien

Remerciements

Mme Françoise Michelizza, directrice des bibliothèques de Nice.

Mme Myriam Cauvin, responsable de la bibliothèque Romain Gary de Nice. 





Merci de m'avoir lu et à bientôt.