UTILE À SAVOIR


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vendredi 1 avril 2022

TOM PHILLIPS, UN ARTISTE POLYMORPHE

Déjà tenté. Déjà échoué. Peu importe. Tentez à nouveau. Échouez à nouveau. Échouez mieux.  

Samuel Beckett, Worstward HO.



Tom Phillips, A Humument
Image empruntée ici

Le temps passe, les jours s'égrènent. Le fracas des armes et les bruits de bottes sont à nos portes. Mes petits dessins et autres assemblages me paraissent bien dérisoires. Ils me permettent toutefois d'échapper à ce monde pris de folie. 

De même, l'observation du travail de mes artistes préférés ou celui de ceux que je découvre et apprécie, m'apporte une parenthèse, un apaisement en ces temps troublés. 

Ainsi, l'œuvre de Tom Phillips me passionne et bouscule ma pratique. Il n'est malheureusement pas très connu en France, c'est vraiment dommage. Je vais donc vous le présenter et vous expliquer pourquoi cet artiste compte tellement pour moi. 


Portrait de l'artiste en puzzle


Tom Phillips, Autoportrait, huile, 30 x 27 cm, 2013

Image empruntée ici

L'autoportrait ci-dessus vous donne une idée du personnage. C'est un visage en morceaux, une sorte de puzzle fait de bric et de broc. Il faut de la patience et une certaine ténacité pour saisir le regard et reconnaitre les traits de l'artiste. C'est un visage-silhouette éclairé par des couleurs vives, un visage tragique et tourmenté en dépit de sa luminosité. En bas, à droite, un personnage étrange l'accompagne. Une tête de mort sur un corps d'enfant, un crâne au sourire balafré qui n'est pas sans rappeler les masques grimaçants de James Ensor ou d'Otto Dix. Les doigts de l'enfant à la tête de mort sont des griffes, les mains sont crispées sur son ventre en un geste d'auto-protection. Que signifie cette présence ? On n'ose avancer une interprétation par crainte d'imposer une lecture univoque et forcément biaisée. L'image projette la vie intérieure du peintre, mais elle est aussi révélatrice des interrogations et des angoisses du spectateur. En fait, la peinture se joue le plus souvent à trois entre le peintre, le sujet de la toile et le spectateur. 




Tom Phillips en 2017, capture d'écran, entretien enregistré par 
la Flowers Gallery, image empruntée ici

Traces biographiques

Tom Phillips est né à Londres en 1937. Il a été admis à  St Catherine's College à Oxford en 1954 où il a étudié la littérature anglaise. Parallèlement, il a suivi des cours de dessin à la Ruskin School of Art, une école d'art prestigieuse fondée en 1871 à Oxford par John Ruskin (1819-1900). En 1961, il a été l'élève de Frank Auerbach à la Camberwell School of Art de Londres. 
Il s'est tout d'abord consacré à l'enseignement. Entre 1965 et 1972, il a enseigné à la Bath Academy of Art, puis aux Colleges d'art d'Ipswich et de Wolverhampton
En 1965, The Artists International Association Gallery à Londres l'accueille pour sa toute première exposition personnelle. Elle sera suivie en 1970 par une exposition à l'Angela Flowers Gallery. C'est une période foisonnante et fructueuse pour le jeune artiste. Il se consacre d'ailleurs à la musique et compose des partitions interprétées par le pianiste John Tilbury. 



Un projet vertigineux

1966 est une année fondatrice. Lors d'une promenade dans Londres, il fait le pari avec un ami, le peintre américain Ron Kitaj, d'illustrer le premier livre d'occasion qui lui tombera sous la main pour la modique somme de 3 shillings. C'est ainsi que commence un projet qui va durer 50 ans à partir du roman de William Hurrell Mallock (1849-1923) intitulé A Human Document (1892). Non content d'illustrer le roman de Mallock, il en transforme le contenu et lui donne un nouveau titre, A Humument. En 1973, il en présente la toute première version à l'Institute of Contemporary Art à Londres. Il y aura 6 éditions, l'ultime révision sera publiée en 2016. 


Image empruntée ici




Tom Phillips, A Humument
Image empruntée ici


Tom Phillips, A Humument
Image empruntée ici



C'est en pliant une page que Tom Philips a fabriqué un nouveau titre pour cette œuvre unique. Ce titre ne fait pas sens et c'est, bien sûr, délibéré. On en retient la sonorité, le mystère que l'on percera peut-être à la lecture du roman. Chaque page est travaillée - on ne peut pas dire illustrée, car ce qui fait sens, c'est une part de non-sens. Dessins et collages couvrent les pages et se faufilent entre les lignes. Tom Phillips fait naître de nouveaux textes en utilisant des procédés variés afin de 
faire émerger des bribes de phrases qui constituent un nouveau récit dont le héros est Bill Toge, un personnage éminemment textuel. Ce nom provient vraisemblablement du mot "together". 


Tom Phillips, A Humument
Image empruntée ici


Le travail de Tom Phillips requiert du lecteur une attention soutenue au détail tout en prenant en compte l'unicité de la page dont la dimension poétique est renforcée par des bulles graphiques.  

C'est ainsi qu'il décrit la genèse de son entreprise : 

Quand j'ai commencé à travailler sur ce livre à la fin 1966, j'ai simplement barré les mots indésirables avec un stylo et de l'encre. Et il est vite devenu évident qu'il était possible de renforcer l'unité du mot et de l'image, qui se trouveraient entrelacés comme dans une miniature médiévale. (...) La peinture (à l'aquarelle ou à la gouache) est ainsi devenue la technique de base avec des pages exécutées à la plume et à l'encre seulement, d'autres incluant l'utilisation de la machine à écrire et d'autres pages encore où j'ai réalisé des collages de fragments provenant d'autres parties du livre (car c'était devenu une règle de n'importer aucun matériel extérieur à l'ouvrage). 

Cité dans La mécanique du détail,  Michel Delville.
Source, voir site


Tom Phillips, A Humument
Image empruntée ici



Tom Phillips s'est servi de plusieurs exemplaires du roman afin de réaliser la ré-écriture du texte-source. 
Chaque page retravaillée est un poème où surcharges, effacements, greffes, fenêtres textuelles forment un matériau inattendu et souvent subversif. 


Tom Phillips, A Humument
Image empruntée ici


Je vous encourage à consulter son site ici. Vous y trouverez une mine d'informations et quantité de reproductions des pages retravaillées. En cliquant sur la rubrique "slideshow" , vous pourrez découvrir l'évolution de son travail en regard de la page originale. 




Tom Phillips, A Humument
Page 18, page originale
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Tom Phillips, A Humument
Page 18, version 1973
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Tom Phillips, A Humument
Page 18, version 1996
Image empruntée ici


Un artiste polymorphe

Ce qui caractérise le travail de Tom Phillips, c'est la variété de sa production. Il est peintre, collagiste, sculpteur, illustrateur, compositeur et collectionneur compulsif. Dans sa cuisine, il a stocké une collection de 50 000 cartes postales de la première moitié du 20e siècle. Il en a tiré un livre qui s'intitule, We Are The People



En tant que peintre-portraitiste, il est invité à la National Portrait Gallery en 1989. Il s'agit là d'une exposition "solo" comportant un ensemble de 160 portraits dont ceux des écrivains Iris Murdoch et Samuel Beckett. 


Tom Phillips
Dame Iris Murdoch, 1984-86
Image empruntée ici


Tom Phillips
Samuel Beckett, 1984



Il s'est lancé dans d'autres projets dont l'ampleur est des plus impressionnante. 20 sites n years est un voyage chronologique entrepris depuis 1973 à partir de 20 photos prises annuellement lors d'une même semaine aux mêmes emplacements situés dans un rayon d'environ 800m autour  de son atelier. Ce projet a donné lieu à un film réalisé par Jake Auerbach en 2016. 


Tom Phillips
Image empruntée ici



Au début des années 1980, Tom Phillips a relevé un autre défi de taille, la traduction et l'illustration de 34 chants de l'Enfer de Dante. Selon l'artiste, ces illustrations avaient pour objet de proposer un commentaire visuel de l'œuvre. Le prix Frances Williams Memorial Prize lui a été décerné pour cette réalisation en 1983. Il a ensuite collaboré avec Peter Greenaway dans le cadre d'une adaptation télévisée de son travail sur le poème de Dante. Ils ont remporté le Prix Italia en 1990. 


Tom Phillips
L'enfer de Dante
Frontispice
Image empruntée ici


Plus tard, Tom Phillips s'est vu confier de nombreuses commandes :  des tapisseries pour son ancien "college" à Oxford, des sculptures pour l'Imperial War Museum, des mosaïques pour le quartier de Peckham où il vit et travaille depuis toujours, des mémoriaux dans Westminster Cathedral et dans Wesminster Abbey

Insatiable découvreur, passionné d'art africain, il a organisé une exposition qui a eu un retentissement considérable, intitulée, Africa: The Art of a Continent, à la Royal Academy, et au Guggenheim Museum en 1995. 

D'ailleurs, en artiste généreux, il s'est impliqué dans de nombreuses fonctions administratives notamment à la National Portrait Gallery. Il intervient à la radio et à la télévision et ses commentaires lui assurent une large audience.  

En 2002, il a été promu au grade de Commander of the British Empire.  Durant ces années, il a été sollicité pour dispenser des cours à Oxford, là même où tout avait commencé pour lui. L'exceptionnelle qualité de son travail lui a valu d'être invité par l'université de Princeton entre 2005 et 2011. 

Ses œuvres sont exposées partout dans le monde. L'Ashmolean Museum à Oxford possède un ensemble important de ses dessins. 



Tom Phillips, A Humument
Ulysse
Image empruntée ici

Choix de textes


Tom Phillips, Auto-portrait
Image empruntée ici


La tentative de Phillips est d'essence encyclopédique. De là, les multiples références culturelles des tableaux : citations latines, poètes français, emblèmes à la Poliphile, histoire de la peinture, musique allemande ... À quoi s'ajoutent des commentaires politiques (Le Mur de Berlin, l'apartheid, ...). Mais il faut bien voir que références, citations, bribes de savoir, ne constituent nullement la signification des tableaux, mais seulement leur matériau. De même, le sens d'une encyclopédie n'est pas son contenu, mais son mode de classement et, éventuellement, ce qu'elle laisse filtrer. Si l'image envahit le texte (A Humument), inversement le texte est présent à l'intérieur de l'image, dans ses marges, en introduction et en conclusion au catalogue. Il est donc clair que Phillips n'explique pas son œuvre, mais que celle-ci doit être considérée comme l'ensemble de l'image et de sa glose proliférante. 

Bourget, J.-L. (1976). Tom Phillips. Vie des arts, 20(82), 60–93
Lien ici.

Le présent essai s'inscrit dans le cadre d'un projet global visant à étudier, dans la moindre de ses inflexions, A Humument, l'œuvre magistrale de l'artiste anglais Tom Phillips. Initié en 1966, ce livre d'artiste procède à une reprise et à un détournement systématique d'un ouvrage oublié et assez largement antérieur, un volumineux roman victorien intitulé A Human Document, publié en 1892 par un certain William H. Mallock.
La réappropriation à laquelle se livre Phillips s'avère singulière à plus d'un titre. Alors que d'autres œuvres obéissant  à première vue au même procédé se contentent en substance, de supprimer des mots au sein du texte-source, A Humument s'élabore, d'un bout à l'autre, sur le principe généralisé d'une suppression-adjonction. Du roman victorien originel, Phillips ne conserve bien souvent, page après page, que quelques mots, destinés à former un récit alternatif, une "histoire-sœur", mais l'auteur se livre moins, en la circonstance, à un effacement qu'à un recouvrement du texte-source.Sur chaque page du roman de Mallock, Phillips appose  en effet divers éléments iconiques (simples crayonnages, dessins, collages, peinture, fragments photographiques, etc.) plus ou moins épais ou opaques, qui fonctionnent comme caches vis-à-vis du texte traité. Chaque page de A Humument imbrique de la sorte le verbal et le visuel et s'offre ainsi, tout ensemble, comme un fragment poétique et comme un tableautin, en vertu d'une profonde mutation générique (du robuste roman victorien au livre d'artiste contemporain) et d'une hybridation érigée en principe moteur de l'œuvre. 

Revue Textimage
Les blessures de Mallock. Reprise, réduction et amputation dans A Humument de Tom Phillips, Livio Belloï et Michel Deville.
Lien ici.


(...) Le travail de Phillips correspond (...) à ce que l'historien de l'art (Daniel Arasse) décrit comme l'"opération détaillante), une démarche active par laquelle le (ré) écrivain engage le regard du lecteur dans un processus de déchiffrage hautement paradoxal, en ce qu'il s'avère à la fois analytique (le lecteur cherche des indices) et synthétique (il doit considérer la page comme un tout, indépendamment des pratiques de lecture linéaire conventionnelles, avant d'en détacher les parties). Dans A Humument, cette stratégie particulière de lecture est bien sûr "orchestrée" (les références à la musique abondent dans les poèmes de Phillips) par les "fenêtres" qui attirent immédiatement et inévitablement l'attention du lecteur sur le poème qui émerge de la narration. Cependant, de manière paradoxale, la plupart des lecteurs seront probablement tentés de "relire" les parties effacées du texte-source afin de satisfaire leur curiosité. (...) 

La mécanique du détail,  Michel Delville.
Source, voir site



Bartlebooth, en d'autres termes, décida un jour que sa vie tout entière serait organisée autour d'un projet unique dont la nécessité arbitraire n'aurait d'autre fin qu'elle-même. 
Cette idée lui vient alors qu'il avait vingt ans.  ce fut d'abord une idée vague, une question qui se posait - que faire ? - une réponse qui s'esquissait : rien. L'argent, le pouvoir, l'art, les femmes, n'intéressaient pas Bartlebooth. Ni la science, ni même le jeu. Tout au plus les cravates et les chevaux ou, si l'on préfère, imprécise et palpitante sous ces illustrations futiles (encore que des milliers de personnes ordonnent efficacement leur vie autour de leurs cravates et un nombre bien plus grand encore autour de leurs chevaux du dimanche), une certaine idée de la perfection. 
Elle se développa dans les mois, dans les années qui suivirent (...)
(... ) Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth s'initierait à l'art de l'aquarelle. 
Pendant vingt ans, de 1935 à 1955, il parcourrait le monde, peignant, à raison d'une aquarelle tous les quinze jours, cinq cents marines de même format (65 x 50, ou raisin) représentant des ports de mer. Chaque fois qu'une de ces marines serait achevée, elle serait envoyée à un artiste spécialisé (Gaspard Winckler) qui la collerait sur une mince plaque de bois et la découperait en un puzzle de sept cent cinquante pièces.
Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l'ordre, les puzzles ainsi préparés, à raison, de nouveau, d'un puzzle tous les quinze jours. À mesure que les puzzles seraient réassemblés, les marines seraient "retexturées" de manière à ce qu'on puisse les décoller de leur support, transportées à l'endroit même où - vingt ans auparavant - elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d'où ne ressortirait qu'une feuille de papier Whatman, intacte et vierge. 
Aucune trace, ainsi, ne resterait de cette opération qui aurait, pendant cinquante ans, entièrement mobilisé son auteur. 

Georges Pérec, La vie mode d'emploi, chapitre 26, Hachette, 1978. 


Tom Phillips, In The Days that Remain, 2012
Waste not the remains of the day