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lundi 27 juin 2016

LA MISE EN SCÈNE DU PORTRAIT: LAURA, UN FILM EMBLÉMATIQUE, UN THÈME HOLLYWOODIEN

Une fascination toujours renouvelée 


Image empruntée ici

D’où vient la fascination exercée par ce film au scénario improbable ? Comment se fait-il que qu’on se laisse « embarquer » comme au premier jour au point de feindre de ne pas connaître l’intrigue afin de se laisser surprendre, une fois de plus ?

Jeux de lumières, musique lancinante, dialogues affûtés, voix-off en contre point dont le timbre accompagne et enveloppe le dédale d’un récit emboîté, présence à la fois sensuelle et distante de la star aux yeux d’émeraude (Gene Tierney), regard du portrait de cette même star au centre d’une mise en abyme vertigineuse, intrigue policière dont on perçoit qu’elle n’est qu’un leurre car l’invraisemblable vérité se situe ailleurs…


La bande annonce de Laura est disponible ici

Un film noir

Laura est un film noir : l'expression inventée par Nino Frank en 1946[1] sera reprise par la critique anglo-saxonne. Cette notion regroupe certaines caractéristiques. Ainsi apparaissent des thématiques récurrentes : présence d’une intrigue policière au centre du dispositif narratif justifiant la place privilégiée attribuée au détective, ombre pesante des forces du mal dans un univers urbain filmé de nuit, vision contrastée d’une société opulente et sophistiquée contaminée par le crime et les intérêts les plus sordides.


Phantom Lady, Richard Siodmak, 1944

Le film noir est aussi affaire d’esthétique. Le travail du directeur de la photographie est essentiel. Il structure l’espace en utilisant une palette riche de gris, de noirs et de zones inondées de lumière. Il parvient à donner une densité lumineuse à l’obscurité sous une pluie battante, imprime sur l’écran le chatoiement sensuel des robes moulantes, façonne les visages auxquels il peut donner âpreté et douceur, il organise les rayures subtiles des stores vénitiens afin d’atténuer une lumière trop crue…

Le film noir impose en outre un récit complexe fait de retours en arrière conduits par une voix-off. Cette voix-off signe la présence d’un point de vue éminemment subjectif et le recours au retour en arrière instaure un va-et-vient entre le réel du présent et le réel du passé. En 1944, Billy Wilder, à l’instar d’Otto Preminger, réalise l’un des exemples les plus achevés du genre, Double Indemnity (Assurance sur la mort) où voix-off et flash-backs se trouvent au centre du dispositif narratif.


Double Indemnity, Billy Wilder, 1944
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L'adaptation d'un roman

Laura est adapté du roman de Vera Caspary paru sous forme de feuilleton dans Collier’s Magazine (octobre-novembre 1942). Il a fait l’objet d’une adaptation au théâtre avant que Preminger ne décide de le porter à l’écran. La littérature policière, dont les plus prestigieux représentants à l’époque étaient James M. Cain, Raymond Chandler et Dashiell Hammett, a d’ailleurs largement contribué à faire évoluer la technique narrative aussi bien en littérature qu’à l’écran.


Laura, Otto Preminger, 1944
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Une structure binaire

Véritable film noir, Laura est également un film unique qui se démarque des codes du genre. En effet, il comporte un coup de théâtre qui déstabilise la conduite du récit, impose au spectateur de se situer différemment par rapport à l’action et de considérer l’héroïne sous un angle nouveau. Dans la première partie du film, elle est morte, assassinée dans le présent de la narration et elle n’a d’existence réelle que dans le passé du flash-back. Lorsqu’elle revient vivante dans le présent, la créature idéalisée perd une partie de son mystère et devient une créature de chair. Le policier-enquêteur cesse d’être amoureux d’une morte, il ne poursuit plus un rêve. On remarquera au passage que le nom de famille de Laura est Hunt, chasse, poursuite, quête de l’amour impossible qui trouve son accomplissement.

Cette structure binaire assure au film son originalité et engage le spectateur dans un processus d’adhésion à la fiction auquel il ne peut se soustraire. Hitchcock reprendra en partie cette structure dans Vertigo (1958). Que l’enquêteur soit un policier et non pas un privé relève d’un choix narratif. Le policier doit mener son enquête et le spectateur n’attend pas qu’il s’implique affectivement. Or c’est justement ce que fait McPherson, brouillant un peu plus les pistes quant à l’objet de l’enquête. Le film n’est pas qu’un whodunnit, c’est aussi une quête identitaire. Qui est Laura ? Pourquoi exerce-t-elle une telle fascination ? Pourquoi peut-on l’aimer jusqu’à vouloir la tuer ?  Éros et Thanatos s’affrontent et se complètent à loisir.


Laura, Otto Preminger, 1944
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La fascination qu’éprouve McPherson (Dana Andrews) est surtout intéressante dans la première partie du film. On le sent incapable de résister à cet appel mystérieux tant il est habité, hanté par la présence-absence de Laura. Lorsque l’objet de sa passion devient réel, la normalité remplace le fantasme sans pourtant l’éliminer totalement. Ce « déplacement » narratif a également pour objet de recentrer l’intrigue sur les autres personnages et en particulier sur le journaliste-dandy, Lydecker (Clifton Webb), méchant séduisant et manipulateur. (…)


La subversion des codes

Preminger a délibérément choisi de subvertir les codes pour donner au film une texture particulière et unique.

L’intrigue policière est un leurre, l’intrigue amoureuse est ténue, parfois à la limite de la crédibilité. Il faut donc chercher ailleurs le charme de ce film nimbé de mystère. La magie exercée par ce film réside dans sa capacité à faire rêver le spectateur, à faire en sorte qu’il soit mis dans un état de lévitation contemplative. À chaque visionnement, le spectateur fait l’expérience d’une anesthésie poétique que l’on doit attribuer à la présence magnétique du portrait de Laura.


Edgar Poe (1809-1849)
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Le portrait en littérature

Dans la fiction, le portrait est tout d’abord un motif littéraire que l’on trouve fréquemment dans la littérature du XIXe siècle et en particulier dans la littérature fantastique. Ainsi Balzac met en scène trois peintres qui devisent de leur art dans Le Chef-d'œuvre inconnu (1837), Gogol met en scène un portrait qui corrompt le talent d’un jeune peintre dans une nouvelle intitulée Le Portrait (1839), Oscar Wilde sonde l’âme d’un jeune homme épris de son image dans Le Portrait de Dorian Gray (1891). Aux États-Unis, deux écrivains, héritiers de la tradition gothique, cisèlent des histoires où le portrait joue un rôle essentiel. Edgar Poe scrute les pulsions vampiriques de l’artiste face à son modèle dans Le Portrait Ovale et Nathaniel Hawthorne s’ingénie à placer les portraits d’ancêtres au pouvoir maléfique au centre de constructions narratives vertigineuses.


Objet privilégié de la narration cinématographique


Rebecca, Alfred Hitchcock, 1940
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En tant que représentation visuelle de la prégnance du passé, le portrait a été dans les années quarante et cinquante un objet privilégié de la narration cinématographique hollywoodienne. Présence-absence dans Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940), contrepoint ironique dans To be or not to be (Jeux Dangereux, Ernst Lubitsch, 1942), image obsédante entre rêve et réalité dans The Woman in the Window (La Femme au portrait, Fritz Lang, 1944), toile, miroir de l’âme dans The Picture of Dorian Gray (Le Portrait de Dorian Gray, Albert Lewin, 1945), portrait animé dont Gene Tierney tombe amoureuse dans The Ghost and Mrs Muir (L’Aventure de Mrs Muir, Joseph Leo Mankiewicz, 1947). 



The Ghost and Mrs Muir, Joseph Leo Mankiewicz, 1947
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Dans les années cinquante, Mankiewicz, passionné de psychanalyse, se servira de ce motif dans House of Strangers (La Maison des étrangers, 1949) et dans The Barefoot Contessa (La Comtesse aux pieds nus, 1954). Ava Gardner est le modèle de James Mason dans Pandora and the Flying Dutchman (Pandora, Albert Lewin, 1951) et Hitchcock invite le spectateur à se perdre dans les circonvolutions du chignon de Kim Novak tandis qu’elle contemple le portrait de Carlotta Valdes dans Vertigo (Sueurs froides, 1958). 


Vertigo, Alfred Hitchcock, 1958
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Il s’agit là d’exemples particulièrement significatifs de la présence du portrait qui, par ailleurs, peut jouer un rôle plus anecdotique, mais signifiant dans quantités d’autres films. On songe au portrait du père de Bruno dans Strangers on a Train (L’Inconnu du Nord-Express, Alfred Hitchcock, 1951 ou à The Big Heat (Règlements de comptes, Fritz Lang, 1953).


Le portrait, objet et symbole

Dans Laura, le portrait est à la fois objet et symbole. Il ouvre et ferme le film, signalant ainsi au spectateur sa valeur emblématique. Lors du générique, le prénom de l’héroïne semble contresigner le tableau, soulignant d’emblée une énigme identitaire.

Le portrait est le centre d’un réseau qui relie à la fois les protagonistes et les thèmes explorés. Il est un objet de vénération pour Lydecker, il est un sortilège pour McPherson dont le regard ne peut se détacher de la toile, il agit de manière subtile et enveloppante sur l’inconscient du spectateur abandonné à son magnétisme.

Le portrait est l’observateur du retour de Laura à la vie à mi-parcours du film. Le regard porté sur le portrait devient alors encore plus complexe car il s’imprègne d’une tonalité ironique. En outre, la fixité du portrait met en valeur la présence sensuelle voire charnelle de Laura en tant que personnage vivant. C’était également l’effet obtenu lors du premier flash-back où Laura, vraie femme ancrée dans le réel, investit l’écran et la fiction.



Laura, Otto Preminger, 1944
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Le portrait en lui-même est déprécié par Lydecker qui le qualifie de « croûte ». On comprend plus tard pourquoi. Il est signé par le premier prétendant de Laura, le peintre Jacoby que Lydecker ne manque pas d’assassiner dans un article particulièrement fielleux.

La première version du tableau a été réalisée par l’épouse de Rouben Mamoulian qui assure alors la réalisation du film. Mécontent du travail de Mamoulian, Preminger, producteur du film, décide de prendre sa place. Le tableau est remplacé par une photographie retouchée à la peinture à l’huile afin d’en adoucir les contours. L’effet est particulièrement réussi dans la mesure où le personnage apparaît à la fois inaccessible et proche. Distance et proximité sont la marque du personnage et l’explication de la fascination que Laura exerce. Les yeux font face et le regard se porte aussi bien sur les personnages de la fiction que sur le spectateur. Il s’agit là d’une caractéristique particulière du portrait : le portrait nous regarde, mais il reste à distance. La pose adoptée est artificielle, la robe est une robe de cocktail ou une robe du soir qui laisse apparaître la peau de Laura. Curieux mélange d’artifice et de sensualité qui rejoint la thématique du réel et de l’irréel. C’est Laura et ce n’est pas Laura. Vision oblique, pose de trois-quarts, regard distant, ce tableau est empreint d’un charme difficile à saisir, à définir. Un charme d’autant plus magnétique qu’il est habité par la composition obsédante et lancinante de David Raksin. Au même titre que le portrait, cette musique est le signe de la présence-absence de Laura. Elle n’est jamais illustrative, elle donne profondeur et densité au mystère. 

Le portrait est également un objet de mise en scène. Comme il se doit, il comporte un cadre qui délimite un espace sur l’écran. Ce cadre établit une ligne de démarcation entre l’irréel de la représentation et le pseudo réel du décor. C’est le cadre qui met en scène la mise en abyme et c’est pourquoi il apparaît constamment. La présence du cadre est d’ailleurs « surlignée » par deux doubles lampes murales de part et d’autre du tableau. Jeux de lumière, subtiles contre-plongées contribuent à transformer en objet-fétiche cet élément de la mise en scène inscrit dans la fiction. Dans le champ de l’image, il impose un placement particulier aux personnages et il participe pleinement à l’organisation de l’espace.



Laura, Otto Preminger, 1944
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C’est le regard de McPherson qui, en quelque sorte, ramène Laura à la vie. Cela se fait à la faveur du sommeil. McPherson s’endort et il est réveillé par l’arrivée de Laura. Nous sommes en présence de la figure du Prince Charmant inversée. Le sommeil, parce qu’il génère le rêve, préside aux rêveries suscitées par les portraits. Edward G. Robinson s’endort en pensant au portrait de la femme qu’il a vue dans la vitrine d’une galerie et vit dans son sommeil une aventure avec cette femme, aventure que le spectateur perçoit comme réelle. Dans Le Portrait ovale, le narrateur ferme les yeux afin de mieux s’imprégner du tableau :

« C’était le portrait d’une jeune fille déjà mûrissante et presque femme. Je jetai sur la peinture un coup d’œil rapide, et je fermai les yeux. Pourquoi ? – Je ne le compris pas bien moi-même tout d’abord. Mais pendant que mes paupières restaient closes, j’analysai rapidement la raison qui me les faisait fermer ainsi. C’était un mouvement involontaire pour gagner du temps et pour penser, - pour m’assurer que ma vue ne m’avait pas trompé, - pour calmer et préparer mon esprit à une contemplation plus froide et plus sûre. Au bout de quelques instants, je regardai de nouveau la peinture fixement. »[2]

Fermer les yeux… 

Fermer les yeux, c’est se laisser investir par les images intérieures, c’est autoriser le monde des fantasmes à nous posséder.

Image de star, image reproduite sur un tableau, Laura clôt le film comme elle en a assuré l’ouverture. Ainsi Laura demeure inaccessible, fixée à jamais dans l’irréel du tableau. Pour la faire revivre il n’y a pas d’autre solution que de revoir le film et de mettre entre parenthèses son incrédulité. Et pour ceux ou celles qui veulent rêver en compagnie de Gene Tierney, il suffit de voir et revoir la touchante et magique histoire d’amour entre Mrs Muir et le capitaine Gregg, le fantôme bougon de Gull Cottage.



Gene Tierney (1920-1991)
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Je tiens à remercier Madame Odile Chapel, directrice de la Cinémathèque de Nice, de m'avoir donné l'autorisation de reproduire cet article que j'ai écrit initialement pour la revue CinéNice sous le titre, Laura, un film unique,  en mars 2005. 


Pour vous rendre sur le site de la Cinémathèque de Nice, cliquez ici








(1) L’Ecran français, n°61, 28 août 1946.
(2) Edgar Allan Poe, Nouvelles Histoires extraordinaires, traduction : Charles Baudelaire, Presses-Pocket, 1998, p. 292.

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