UTILE À SAVOIR


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mercredi 8 février 2017

FRANCIS BACON, L'ESTHÉTIQUE DU CRI...


Francis Bacon, autoportrait, 1971
Image empruntée ici

Francis Bacon, peintre de la transgression

Francis Bacon ne laisse pas indifférent. Il suscite fascination et rejet, attraction et répulsion. Il bouscule, il triture, il déforme, il malaxe, il pèse, il suggère, il interroge, il remet en question, il affirme, il nie ; bref, il nous emporte et laisse en nous la trace de l’émotion qu’il a suscitée. Il peint l’instant, il saisit le mouvement et le fige en un moment d’éternité. Sa peinture se love en rondeurs et sinuosités tandis que sur l’espace de la toile apparaît une architecture de lignes et de courbes. Francis Bacon est un peintre de la transgression – sa peinture dérange, elle se doit d’être dérangeante. Il ne cherche pas à « faire » beau et pourtant ses tableaux sont d’une beauté mystérieuse, hypnotique.


Une esthétique du cri

Le cri est un motif essentiel de la peinture de Francis Bacon. S’agit-il d’ailleurs d’un motif ? Le cri est au centre de la quête esthétique du peintre. C’est un défi impossible à relever que de rendre visible l’inaudible. Le cri déchire la toile dans un silence assourdissant, il est en suspens, tout à la fois statique et dynamique.
C’est le premier cri de la naissance et le râle de l’agonie, le cri de l’effroi, le cri de l’horreur, le cri de l’orgasme - Éros et Thanatos réunis en une petite mort. C'est aussi le cri de la Méduse qui obsède Le Caravage et Arnold Böcklin. 


  

     Le Caravage, Méduse Murtola, 1597
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Arnold Böcklin, Medusa, 1878
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 Edvard Munch, Le cri, 1893
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Entre absorption et expulsion

Le cri de Munch vient immédiatement à l’esprit, mais l’intensité est différente chez Bacon, plus âpre, plus définitive. La peinture de Bacon hurle comme le ferait un rêveur pris de cauchemar ; le rêveur est secoué par un hurlement qu’il retient pour mieux l’expulser. Ce cri suggère également l’absence de langage et en cela, il est une forme de non-narration. Il exprime la brutalité d’une émotion, d’une sensation, il est au cœur de la chair, au cœur de la viande, comme dirait le peintre. Chez Bacon, le cri n’a rien de triomphant, ce n’est pas le kiai japonais, le crie qui tue, ce n’est pas un cri de guerre destiné à pétrifier l’ennemi. Le cri chez Bacon, c’est l’expulsion du corps, l’exposition du gouffre des ombres dans un double mouvement d’absorption et d’expulsion.

On ne peut trouver plus clair commentaire que celui de Gilles Deleuze dans Francis Bacon, Logique de la sensation :

"Bacon a souvent dit que dans le domaine des figures, l'ombre avait autant de présence que le corps ; mais l'ombre n'acquiert cette présence que parce qu'elle s'échappe du corps, elle est le corps qui s'est échappé par tel ou tel point de son contour. Et le cri, le cri de Bacon, c'est l'opération par laquelle le corps tout entier s'échappe par la bouche."

Francis Bacon, Logique de la sensation, Gilles Deleuze, Le Seuil, 2002, p.17. 




Zoran Musil, Nous ne sommes pas les derniers, 1974


Hurlements muets

Le cri traverse la conscience coupable des peuples. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce sont les visages figés, la bouche béante et les yeux vides qui surgissent sur les écrans et dans les pages des magazines. La machine à tuer a fait son œuvre et des milliers de hurlements muets s’impriment dans la mémoire du monde. Bacon a maintes fois répété qu’il ne cherchait pas à construire une histoire ou à imposer un message. Pourtant, ses peintures vont puiser au plus profond de nos peurs et font surgir les forces telluriques de notre inconscient. Peindre le cri est une entreprise à la fois redoutable et fascinante – le cri sur une toile peut-il être beau ?




Francis Bacon, Painting 1946

Une théâtralité dérangeante

Étrange peinture que Painting 1946 empreinte d'une théâtralité foisonnante et dérangeante. Première apparition de "l'homme hurlant" dans l'œuvre de Bacon. On ne voit pas les yeux de l'homme au parapluie, seul le bas du visage est visible. De sa bouche à la dentition cruelle semble s'échapper un grognement menaçant. Une pochette jaune en forme d'étoile orne son vêtement. Bacon nierait toute référence appuyée à la Shoah, mais ce jaune nous "parle" malgré nous, malgré lui. Il reprend la figure de "l'homme hurlant" dans Fragments d'une crucifixion en 1950. Le motif ne le quittera plus. 


Francis Bacon, Fragment of a crucifixion, 1950

Les papes hurlants

C’est en 1949 que Francis Bacon entreprend de peindre la série des « papes hurlants » en s’inspirant du portrait d’Innocent X de Diego Velasquez. 45 variantes suivront.



Francis Bacon, Tête n° VI, 1949
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À gauche, Diego Vélasquez,  Portrait d'Innocent X, 1650 
À droite, Francis Bacon, Étude d'après le portrait du pape Innocent X de Vélasquez
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Dans ses entretiens avec David Sylvester, Bacon assure avoir découvert le tableau de Vélasquez uniquement par le biais de reproductions photographiques. Plus tard, lors d’une visite à Rome, il s’interdit de contempler l’original. Entre 1949 et 1965, ce portrait représente la source essentielle de sa peinture. Ces papes rugissent dans le vide, les traits sont brossés, effacés. Les yeux, habités de colère et quelques fois soulignés par la monture métallique d’une paire de lunettes, transpercent la toile. Curieusement, même lorsque Bacon s’abstient de peindre les yeux, le regard de ces personnages demeure hypnotique.

D’où vient cette colère ? Innocent X était de nature colérique. L’explication n’est pas suffisante. S’agit-il d’un écho au recueil de William Blake, Songs of Innocence ? Il n’y a pas de place pour l’innocence dans le monde de Francis Bacon. On songe aux monstres engendrés par le nazisme. Enfin, certains critiques, épris de psychanalyse, ont estimé qu’il s’agissait de la figure paternelle honnie.


Potemkine

À maintes reprises, Bacon revient sur ce qui constitue pour lui l’image originale, à savoir celle de la nurse dans Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, 1926 :


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« C’est un film que j’ai vu presque avant d’avoir commencé à peindre et il m’a fait une profonde impression – je veux dire, le film entier aussi bien que la séquence de l’escalier d’Odessa et que cette image. À un certain moment, j’ai espéré – ce qui n’avait aucune signification psychologique particulière – faire un jour la peinture la meilleure du cri humain. Je n’en ai pas été capable, et c’est bien mieux chez Eisenstein, et voilà ! Je crois que probablement le meilleur cri en peinture a été fait par Poussin. » 



Nicolas Poussin, Le Massacre des Innocents, 1628

Entretiens avec Francis Bacon, David Sylvester, Flammarion, 2013, p. 46.


Pour voir la scène du landau, cliquez ici

Bacon cite également un ouvrage qu’il a acheté dans une librairie à Paris lorsqu’il était jeune :

« … un livre d’occasion où il y avait de belles planches coloriées à la main relatives aux maladies de la bouche, de belles planches montrant la bouche ouverte et l’examen de l’intérieur de la bouche ; et elle me fascinaient, et j’en était obsédé. Et alors j’ai vu – ou peut-être même le connaissais-je déjà – le film du Potemkine, et j’ai tenté de me servir du cliché du Potemkine comme d’une base qui me permettrait d’utiliser aussi ces merveilleuses illustrations de la bouche humaine. Mais cela n’a jamais marché. »

Entretiens avec Francis Bacon, David Sylvester, Flammarion, 2013, p. 46 & 47.


Citizen Kane et Psychose



Orson Welles, Citizen Kane, 1940
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Le cinéma muet célèbre un cri que l’on n’entend pas, ou plus précisément, que l’on entend autrement. Le cinéma sonore célèbre un cri qui s’installe dans une double perception – auditive et visuelle. Rosebud est prononcé par Charles Foster Kane dans un ultime soupir et c'est aussi le début de son histoire à rebours en une série de cinq flashbacks. 



Alfred Hitchcock, Psychose, 1960

Marion n’en finit pas de hurler son épouvante dans Psychose. Son cri se mêle aux stridences de la composition de Bernard Herrmann. Puis, à la fin du film, le cri de Marion est remplacé par le sourire sardonique de Norman auquel se superpose la dentition grimaçante de sa mère momifiée dans sa sinistre demeure. 



Alfred Hitchcock, Psychose, 1960
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Pour conclure

Francis Bacon distille un malaise fait de couleurs, de lignes et de rondeurs, mais il n’est jamais malsain. La puissance de son art le met à l’abri de visions complaisantes. Il dérange et impressionne au même titre que Goya ou Picasso, Otto Dix et Egon Schiele, Géricault, Lucian Freud, Hans Bellmer et tant d’autres. 



Francis Bacon, Étude pour un portrait, 1952
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Sa peinture s’impose à tous nos sens, on n’en sort pas indemne. C’est ce qu’exprime parfaitement Philippe Sollers dans un entretien donné au quotidien Le Monde :  

« Il faut entendre la peinture pour ne pas s’aveugler sur elle. Un triptyque ou un portrait de Bacon, c’est une expérience intérieure qui n’en finit pas d’affirmer sa présence. »

Philippe Sollers, propos recueillis par Josyane Savigneau, Le Monde, 28 juin 1996.




Francis Bacon, Étude de la tête d'un pape hurlant, 1952
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La Francis Bacon MB Art Foundation


Pour découvrir la Fondation Francis Bacon à Monaco, cliquez ici

Francis Bacon s'exprime à propos de son travail (en français), document INA

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Bibliographie sélective

Francis Bacon, John Russel, Le Chêne, 1971
Francis Bacon ou la vérité criante, Michel Leiris, Fata Morgana, 1974
Francis Bacon, face et profil, Michel Leiris, Albin Michel, 1983
Bacon, le hors-la-loi, Michel Leiris, Fourbis, 1989
Francis Bacon ou la brutalité des faits, Michel Leiris, Le Seuil, 1996
L'art de l'impossible, (entretiens avec Francis Bacon), David Sylvester, Skira, 1976
Francis Bacon, Logique de la sensation, Gilles Deleuze, La Différence, 1981
Entretiens avec Francis Bacon, Michel Archimbaud, Lattès, 1992
Francis Bacon - La France et Monaco, Martin Harrison, Albin Michel, 2016
Francis Bacon in Your Blood, Michaël Peppiatt, Bloomsbury, 2016

















2 commentaires:

  1. merci Jacques
    c'est avec grand plaisir que je me replonge dans la conférence, que j'ai pourtant déjà vue !
    Merci de partager ainsi
    Anne

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  2. Nos neurones et notre sens artistique te disent merci Jacques !!! Bonne soirée, nos amitiés.

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