Francis Bacon, autoportrait, 1971
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Francis Bacon, peintre de la transgression
Francis Bacon ne laisse pas indifférent. Il suscite fascination et rejet, attraction et répulsion. Il bouscule, il triture, il déforme, il malaxe, il pèse, il suggère, il interroge, il remet en question, il affirme, il nie ; bref, il nous emporte et laisse en nous la trace de l’émotion qu’il a suscitée. Il peint l’instant, il saisit le mouvement et le fige en un moment d’éternité. Sa peinture se love en rondeurs et sinuosités tandis que sur l’espace de la toile apparaît une architecture de lignes et de courbes. Francis Bacon est un peintre de la transgression – sa peinture dérange, elle se doit d’être dérangeante. Il ne cherche pas à « faire » beau et pourtant ses tableaux sont d’une beauté mystérieuse, hypnotique.
Une esthétique du cri
Le cri est un motif
essentiel de la peinture de Francis Bacon. S’agit-il d’ailleurs d’un
motif ? Le cri est au centre de la quête esthétique du peintre. C’est un
défi impossible à relever que de rendre visible l’inaudible. Le cri déchire la
toile dans un silence assourdissant, il est en suspens, tout à la fois
statique et dynamique.
C’est le premier cri de la
naissance et le râle de l’agonie, le cri de l’effroi, le cri de l’horreur, le
cri de l’orgasme - Éros et Thanatos réunis en une petite mort. C'est aussi le cri de la Méduse qui obsède Le Caravage et Arnold Böcklin.
Le Caravage, Méduse Murtola, 1597
Edvard Munch, Le cri, 1893
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Entre absorption et expulsion
Le cri de Munch vient immédiatement à l’esprit, mais l’intensité est différente chez Bacon, plus âpre, plus définitive. La peinture de Bacon hurle comme le ferait un rêveur pris de cauchemar ; le rêveur est secoué par un hurlement qu’il retient pour mieux l’expulser. Ce cri suggère également l’absence de langage et en cela, il est une forme de non-narration. Il exprime la brutalité d’une émotion, d’une sensation, il est au cœur de la chair, au cœur de la viande, comme dirait le peintre. Chez Bacon, le cri n’a rien de triomphant, ce n’est pas le kiai japonais, le crie qui tue, ce n’est pas un cri de guerre destiné à pétrifier l’ennemi. Le cri chez Bacon, c’est l’expulsion du corps, l’exposition du gouffre des ombres dans un double mouvement d’absorption et d’expulsion.
On ne peut trouver plus
clair commentaire que celui de Gilles Deleuze dans Francis Bacon, Logique de la sensation :
"Bacon a souvent dit que dans le domaine des figures, l'ombre avait autant de présence que le corps ; mais l'ombre n'acquiert cette présence que parce qu'elle s'échappe du corps, elle est le corps qui s'est échappé par tel ou tel point de son contour. Et le cri, le cri de Bacon, c'est l'opération par laquelle le corps tout entier s'échappe par la bouche."
Francis Bacon, Logique de la sensation, Gilles Deleuze, Le Seuil, 2002, p.17.
"Bacon a souvent dit que dans le domaine des figures, l'ombre avait autant de présence que le corps ; mais l'ombre n'acquiert cette présence que parce qu'elle s'échappe du corps, elle est le corps qui s'est échappé par tel ou tel point de son contour. Et le cri, le cri de Bacon, c'est l'opération par laquelle le corps tout entier s'échappe par la bouche."
Francis Bacon, Logique de la sensation, Gilles Deleuze, Le Seuil, 2002, p.17.
Le cri traverse la conscience coupable des peuples.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce sont les visages figés, la
bouche béante et les yeux vides qui surgissent sur les écrans et dans les
pages des magazines. La machine à tuer a fait son œuvre et des milliers de
hurlements muets s’impriment dans la mémoire du monde. Bacon a maintes fois
répété qu’il ne cherchait pas à construire une histoire ou à imposer un
message. Pourtant, ses peintures vont puiser au plus profond de nos peurs et
font surgir les forces telluriques de notre inconscient. Peindre le cri est une
entreprise à la fois redoutable et fascinante – le cri sur une toile peut-il
être beau ?
Francis Bacon, Painting 1946
Une théâtralité dérangeante
Étrange peinture que Painting 1946 empreinte d'une théâtralité foisonnante et dérangeante. Première apparition de "l'homme hurlant" dans l'œuvre de Bacon. On ne voit pas les yeux de l'homme au parapluie, seul le bas du visage est visible. De sa bouche à la dentition cruelle semble s'échapper un grognement menaçant. Une pochette jaune en forme d'étoile orne son vêtement. Bacon nierait toute référence appuyée à la Shoah, mais ce jaune nous "parle" malgré nous, malgré lui. Il reprend la figure de "l'homme hurlant" dans Fragments d'une crucifixion en 1950. Le motif ne le quittera plus.
Francis Bacon, Fragment of a crucifixion, 1950
Les papes hurlants
C’est en 1949 que Francis
Bacon entreprend de peindre la série des « papes hurlants » en s’inspirant du
portrait d’Innocent X de Diego Velasquez. 45 variantes suivront.
Francis Bacon, Tête n° VI, 1949
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À gauche, Diego Vélasquez, Portrait d'Innocent X, 1650
À droite, Francis Bacon, Étude d'après le portrait du pape Innocent X de Vélasquez,
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D’où vient cette
colère ? Innocent X était de nature colérique. L’explication n’est pas
suffisante. S’agit-il d’un écho au recueil de William Blake, Songs of Innocence ? Il n’y a pas
de place pour l’innocence dans le monde de Francis Bacon. On songe aux monstres
engendrés par le nazisme. Enfin, certains critiques, épris de psychanalyse, ont estimé
qu’il s’agissait de la figure paternelle honnie.
Potemkine
À maintes reprises, Bacon
revient sur ce qui constitue pour lui l’image originale, à savoir celle de la
nurse dans Le Cuirassé Potemkine de
Sergueï Eisenstein, 1926 :
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« C’est un film que j’ai vu presque avant
d’avoir commencé à peindre et il m’a fait une profonde impression – je veux
dire, le film entier aussi bien que la séquence de l’escalier d’Odessa et que
cette image. À un certain moment, j’ai espéré – ce qui n’avait aucune
signification psychologique particulière – faire un jour la peinture la
meilleure du cri humain. Je n’en ai pas été capable, et c’est bien mieux chez
Eisenstein, et voilà ! Je crois que probablement le meilleur cri en
peinture a été fait par Poussin. »
Nicolas Poussin, Le Massacre des Innocents, 1628
Entretiens
avec Francis Bacon, David Sylvester,
Flammarion, 2013, p. 46.
Pour voir la scène du landau, cliquez ici
Bacon cite également un ouvrage qu’il a acheté dans
une librairie à Paris lorsqu’il était jeune :
« … un livre d’occasion où il y avait de belles
planches coloriées à la main relatives aux maladies de la bouche, de belles
planches montrant la bouche ouverte et l’examen de l’intérieur de la
bouche ; et elle me fascinaient, et j’en était obsédé. Et alors j’ai vu –
ou peut-être même le connaissais-je déjà – le film du Potemkine, et j’ai tenté
de me servir du cliché du Potemkine comme d’une base qui me permettrait
d’utiliser aussi ces merveilleuses illustrations de la bouche humaine. Mais
cela n’a jamais marché. »
Entretiens
avec Francis Bacon, David Sylvester,
Flammarion, 2013, p. 46 & 47.
Citizen Kane et Psychose
Orson Welles, Citizen Kane, 1940
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Le cinéma muet célèbre un cri que l’on n’entend pas,
ou plus précisément, que l’on entend autrement. Le cinéma sonore célèbre un cri
qui s’installe dans une double perception – auditive et visuelle. Rosebud est prononcé par Charles Foster Kane dans un ultime soupir et c'est aussi le début de son histoire à rebours en une série de cinq flashbacks.
Marion n’en finit pas de hurler son épouvante dans Psychose. Son cri se mêle aux stridences de la composition de Bernard Herrmann. Puis, à la fin du film, le cri de Marion est remplacé par le sourire sardonique de Norman auquel se superpose la dentition grimaçante de sa mère momifiée dans sa sinistre demeure.
Alfred Hitchcock, Psychose, 1960
Marion n’en finit pas de hurler son épouvante dans Psychose. Son cri se mêle aux stridences de la composition de Bernard Herrmann. Puis, à la fin du film, le cri de Marion est remplacé par le sourire sardonique de Norman auquel se superpose la dentition grimaçante de sa mère momifiée dans sa sinistre demeure.
Alfred Hitchcock, Psychose, 1960
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Pour conclure
Francis Bacon, Étude pour un portrait, 1952
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Sa peinture s’impose à tous nos sens, on n’en sort pas indemne. C’est ce qu’exprime parfaitement Philippe Sollers dans un entretien donné au quotidien Le Monde :
« Il faut entendre la peinture pour ne pas
s’aveugler sur elle. Un triptyque ou un portrait de Bacon, c’est une expérience
intérieure qui n’en finit pas d’affirmer sa présence. »
Philippe Sollers, propos recueillis par Josyane
Savigneau, Le Monde, 28 juin 1996.
Francis Bacon, Étude de la tête d'un pape hurlant, 1952
Bibliographie sélective
Francis Bacon, John Russel, Le Chêne, 1971
Francis Bacon ou la vérité criante, Michel Leiris, Fata Morgana, 1974
Francis Bacon, face et profil, Michel Leiris, Albin Michel, 1983
Bacon, le hors-la-loi, Michel Leiris, Fourbis, 1989
Francis Bacon ou la brutalité des faits, Michel Leiris, Le Seuil, 1996
L'art de l'impossible, (entretiens avec Francis Bacon), David Sylvester, Skira, 1976
Francis Bacon, Logique de la sensation, Gilles Deleuze, La Différence, 1981
Entretiens avec Francis Bacon, Michel Archimbaud, Lattès, 1992
Francis Bacon - La France et Monaco, Martin Harrison, Albin Michel, 2016
Francis Bacon in Your Blood, Michaël Peppiatt, Bloomsbury, 2016
merci Jacques
RépondreSupprimerc'est avec grand plaisir que je me replonge dans la conférence, que j'ai pourtant déjà vue !
Merci de partager ainsi
Anne
Nos neurones et notre sens artistique te disent merci Jacques !!! Bonne soirée, nos amitiés.
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