Lorsqu'on lui demande de définir son art, David Smith s'exprime en ces termes : " C'est un travail abstrait, souvent minimaliste et répétitif". Le caractère abstrait et répétitif de son œuvre relève de l'évidence. La notion d'art minimal est plus difficile à cerner. Il s'agit pour l'artiste " d'utiliser des formes simples afin d'exprimer un choix restreint de contenus émotionnels et intellectuels." Pour faire encore plus simple, l'art minimal est parfaitement défini par Mies Van der Rohe lorsqu'il affirme que "less is more". Je serais tenté d'ajouter, qu'en l'occurrence, "small is beautiful".
En effet, les dessins, collages et aquarelles de David Smith sont d'une beauté magique qui tend vers l'épure. Il parvient à allier maîtrise du geste et spontanéité. C'est vraisemblablement cette osmose qui laisse affleurer des pulsations subtiles et néanmoins présentes. En outre, la répétition des formes et des motifs assure une musicalité tout à fait particulière. J'aime, pour ma part, admirer ses œuvres en écoutant les accords syncopés d'Erroll Garner ou les sublimes improvisations de Keith Jarrett.
The Lost Archive of Erosion
© David Smith
Il ne s'agit pas de chercher un message particulier dans ses dessins et autres collages, mais de se laisser bercer par la musique des formes. L'échange avec l'œuvre se fait alors naturellement, spontanément. Il s'ensuit une impression de plénitude qui satisfait le regard et l'esprit.
My Vagrant Heart
© David Smith
David Smith est un artiste généreux, un rien obsessionnel, mais qui a dit que c'était un défaut ? Il aime partager son travail, offrir sur la Toile ses carnets de croquis délivrés au jour le jour. Le dessin est alors perçu comme une jubilation quotidienne où la densité côtoie la légèreté. Le trait est parfois fébrile, comme si l'artiste tentait de nous faire partager l'intimité du geste créateur.
With humble excuses he departed
© David Smith
David Smith a bien voulu répondre à une série de questions que je lui ai envoyées, voici une synthèse de ses réponses :
Être un artiste
In the room with no soul
© David Smith
J'ai toujours su qu'il y avait de la créativité en moi. Enfant, j'étais bon en dessin. J'aimais dessiner des arbres, des champignons, des fleurs et surtout des oiseaux. J'aurais aimé devenir taxidermiste plus tard, mais ma mère voyait d'un très mauvais œil que je rapporte des animaux morts ou vivants à la maison. Donc, il ne me restait plus qu'à les dessiner. À l'âge de dix ans, ma chambre était décorée d'œuvres de Kokoschka, de Cézanne et de Van Gogh. Ces images voisinaient des plans de locomotives et des photographies d'animaux sauvages. Cette même année, mes parents décidèrent de m'emmener faire un voyage en Autriche et en Allemagne. Je ne donnai mon accord qu'à condition que nous nous rendions au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Je continuai à m'intéresser à l'art durant mes études secondaires, mais l'idée de devenir un artiste ne m'effleurait pas l'esprit. Ensuite, je me suis inscrit dans une école d'art essentiellement parce que cela me permettrait d'acquérir des savoirs dans de multiples domaines telles que la typographie, la topographie, la soudure, la peinture, l'impression, le travail de la pierre, la recherche et l'écriture. À l'époque, le système éducatif en Angleterre insistait pour donner aux étudiants une formation généraliste et cela me convenait. Mais en fait, il m'a fallu plus de trente ans pour me rendre compte que je voulais devenir un artiste.
J'ai suivi une formation préparatoire de deux ans à l'école d'art de Colchester. J'ai également été influencé par de nombreux artistes qui ont fait leurs études dans cette école. En première année, l'accent était mis sur le dessin et les techniques. En seconde année, je me suis consacré presque exclusivement à la sculpture. J'ai ensuite obtenu mon diplôme (sculpture et gravure) après trois ans d'études à l'école d'art de Kingston.
La stimulation visuelle
A few lines about Dora and Dale
© David Smith
Au plan visuel, mon attention se porte le plus souvent sur des détails tout à fait étranges. Je suis toujours aux aguets. J'ai découvert, il y a quelques années, que je souffrais d'aphantasie. Cela veut veut dire que je suis incapable de me représenter une image mentale. Pour compenser, j'emmagasine des images du réel, je me concentre sur l'infiniment petit. Dans un monde où nous sommes constamment bombardés d'images diverses, j'aime à croire que mes dessins pourront apporter un peu de sérénité.
Le projet #Letter 365
"Une mise en grille"
Letter 365 poster background© David Smith
C'est un projet essentiellement ludique. C'est un jeu que l'on peut apparenter aux ondulations laissées sur le sable par la marée. C'est répétitif et unique à la fois.
#Letter 365 s'est fait dans la foulée de ma première tentative de mise en série annuelle autour de mes collages, intitulée #Collage 365. Il devait être présenté à la galerie Allsop à Bridport dans le Dorset.
#Letter 365 fut, pour moi, une expérience extraordinaire. Ce projet devint autonome en quelque sorte et chaque jour apportait son lot de connexions et de coïncidences absolument étonnantes.
"Mise en grille", images empruntées
ici
Ma passion pour ce qui est dissimulé, pour les secrets que l'on ne doit jamais révéler, alliée à mon intérêt pour l'ordre et le chaos me permirent de systématiser la plus formidable "mise en grille" qu'il m'est jamais été donnée de réaliser.
Le principe de base était de créer une œuvre achevée par jour et ce, pendant une année. Chaque œuvre était ensuite glissée dans une enveloppe et envoyée à la galerie pour y être exposée dûment scellée. Je m'étais imposé une règle simple : remplir mon contrat à minuit. Chaque enveloppe pouvait être achetée à n'importe quel moment, mais aucune ne devait être ouverte avant d'être exposée dans la galerie. Les acheteurs ne devaient pas savoir ce que contenait les enveloppes.
Seules les œuvres achetées seraient décachetées. Les enveloppes qui n'avaient pas trouvé d'acheteur seraient détruites au vu de tous sans être ouvertes. Au plan visuel, l'idée était, depuis le début, de créer un dispositif en grille sur les murs de la galerie. Cette structure évoluerait en fonction des œuvres ainsi révélées.
Cliquez sur ce lien pour découvrir l'ensemble du projet.
L'écriture asémique
Je me suis toujours intéressé aux signes, aux symboles et aux sceaux. J'adore la typographie, les diagrammes, les cartes, etc... L'écriture asémique est une autre forme de dissimulation. Comme le sens ne s'impose pas à nous comme une évidence, nous en cherchons la signification et nous portons une attention plus soutenue aux signes qui s'offrent à nous. Quand j'ai découvert l'écriture asémique, je ne savais même pas la nommer. Puis je me suis intéressé aux artistes qui la pratiquait, tels que León Ferrari, Mira Schendel et Xu Bing.
La contrainte
Grâce au projet #Letter 365, j'ai pris conscience de l'importance d'une discipline quotidienne. J'ai compris combien il était essentiel de travailler en fonction d'un format en particulier. La contrainte nourrit ma créativité et m'impose une discipline à l'intérieur de laquelle je peux m'exprimer. Ce n'est pas une nécessité impérieuse, mais c'est très utile et cela augmente le plaisir que j'éprouve à créer.
Les techniques de gommage
Je vis à proximité d'une côte jurassique inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO. La côte est un lieu où les temps immémoriaux côtoient les temps éphémères – le temps géologique est submergé par les marées. La côte subit constamment les effets de l'érosion. Les traces d'un passé datant de milliers d'années peuvent être réduites à néant en quelques secondes. De même, il est possible de gommer en un rien de temps un dessin qui a pris des heures à réaliser. Le Dorset regorge de traces, de fossiles, de cercles de pierres, de tumuli, de pistes qui laissent deviner un passé qui n'est jamais totalement effacé. Il en est de même pour mes dessins.
West Lulworth, Dorset
© David Smith
© David Smith
Du rôle de la musique
Je ne me sens pas très bien si je n'écoute pas de la musique. C'est essentiel pour moi aussi bien au plan culturel qu'au plan personnel. Je la perçois comme un langage universel, une force unificatrice qui rassemble des gens de tous horizons, de tous âges et de toutes nationalités. J'écoute de la musique en travaillant, mais je choisis toujours une musique qui ne va pas influencer ma démarche. En ce moment, j'écoute surtout du jazz.
A few lines where Henri danced the Fandango with Rachel
© David Smith
Des projets?
Le premier confinement m'a imposé de travailler de manière différente. Il m'a fallu rapatrier mon matériel chez moi car je n'avais plus accès à mon studio. Cette expérience m'a poussé à revoir ma démarche et à réfléchir sur la lisibilité de mon travail auprès du public. Récemment, j'ai exposé mes réalisations aux côtés de Nigel Dawes qui fabrique des assemblages totalement inattendus avec de vieux morceaux de plastique rongés par la mer. Ce fut une exposition très stimulante car, quelque part, nous partageons un langage commun et une esthétique similaire.
Nigel Dawes
© Pete Millson
En ce moment, je réorganise mon studio, je réactualise mon site. J'ai amassé de nombreux projets ces dernières années et il me faut faire le tri. La pandémie nous ouvre des horizons incertains. En Angleterre, le budget alloué aux arts diminue comme une peau de chagrin et la culture artistique ne fait pas partie des priorités du système éducatif. Ce sont de formidables défis.
Je songe bien à un projet démesuré relié au temps, mais je ne m'y suis pas encore attaqué. Peut-être me contenterai-je de m'occuper de mon jardin et d'offrir de petites œuvres en cadeau à mes amis.
Le studio de David
© David Smith
Un fin cuisinier et un fin gourmet...
© David Smith
© David Smith
Pour conclure
Je vous encourage à suivre les publications de David Smith sur Instagram. Il y présente régulièrement ses carnets de croquis réalisés au jour le jour. Ce sont de savoureuses séries vibrantes de spontanéité. Souvent, il mentionne la musique qu'il a écoutée tout en dessinant sur son sofa. Il nous installe ainsi au cœur de sa créativité quotidienne et nous invite à rêver et à méditer en sa compagnie. C'est un pur plaisir et une précieuse expérience de partage.
Quelques pistes...
L'écriture asémique ou asémantique est une écriture qui n'a pas de sens bien que correcte au plan grammatical: "il enfourcha sa fourchette pour gravir la montagne." C'est incongru, surprenant, voire poétique, mais cela ne veut rien dire.
L'écriture asémique reprend la disposition des mots et des paragraphes en remplaçant des lettres par des signes dépourvus de sens. On a l'impression de lire un texte, mais il reste cryptique et s'adresse essentiellement à notre imaginaire. C'est au lecteur de donner un sens à ce qui n'en a pas si cela lui chante car le mystère du texte peut rester entier sans nuire au plaisir de la lecture.
En 1927, Henri Michaux offrit à Jean Paulhan un "alphabet" recto verso calligraphié avec des encres de Chine noire et rouge. C'est vraisemblablement l'un des premiers exemples d'écriture asémique.
La Langue inconnue
Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre : percevoir en elle la différence, sans que cette différence soit jamais récupérée par la socialité superficielle du langage, communication ou vulgarité ; connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre; apprendre la systématique de l'inconcevable; défaire notre "réel" sous l'effet d'autres découpages, d'autres syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet dans l'énonciation, déplacer sa topologie ; en un mot, descendre dans l'intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l'amortir, jusqu'à ce qu'en nous tout l'Occident s'ébranle et que vacillent les droits de la langue paternelle, celle qui nous vient de nos pères et qui nous fait à notre tour, pères et propriétaires d'une culture que précisément l'histoire transforme en "nature".
L'empire des signes, Roland Barthes, Champs Flammarion, 1970, p. 11.
Un film : The Pillow Book, Peter Greenaway, 1996
L'accent est mis sur les signes d'écritures. La structure du film, ouverture, fermeture, échos et répétitions, mais aussi sa diégèse, insistent sur la peinture des corps, ce minutieux travail de calligraphe, qui aboutit au "corps considéré comme un livre (...) une sorte de livre ouvert" à tout déchiffrement.
Marion Poirson, Idéogramme, signe, texte : the Pillow Book de Peter Greenaway.
Pour lire le texte intégral, cliquez ici
Nonsense
"A piece of nonsense", c'est en anglais courant une bêtise, une absurdité : un "non sens" bien sûr ; et pourtant, le terme anglais a une richesse spécifique. Anglais d'abord parce que la langue anglaise en est le lieu sonore d'élection ; ainsi les "nursery rhymes", telle "Humpty Dumpty...", chères à Mallarmé autant qu'à la merveilleuse Alice, mais dont on trouve l'équivalent dans toutes les langues ; en France, par exemple, de nombreuses comptines relèvent de l'art du "nonsense". Anglais surtout à cause de Lewis Carroll qui, conteur et logicien, ouvre ou rouvre, en faisant acte de nonsense, le problème du sens. "Le non-sens est à la fois ce qui n'a pas de sens, mais qui, comme tel, s'oppose à l'absence de sens en opérant la donation de sens. Et c'est ce qu'il faut entendre par nonsense" : commentant Lewis Carroll, Gilles Deleuze institue, par opposition à la logique du vrai et du faux, exclusifs l'un de l'autre, celle du sens et du non-sens, comme un certain mode de coprésence (...).
Barbara Cassin, Encyclopédie Universalis.
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Mes plus sincères remerciements vont à David Smith pour avoir mis à ma disposition les visuels qui figurent sur ce billet de blog.
Je le remercie également de s'être prêté avec enthousiasme au jeu des questions à propos de son œuvre.
Le site de David Smith, c'est ici
On ne peut pas être indifférent à l'enthousiasme que Jacques manifeste pour David Smith. Mais j'ai du mal à éprouver la même passion, probablement du fait de mon incompétence mais aussi et surtout parce que les oeuvres de David Smith souffrent probablement d'une reproduction peu fidèle par l'ordinateur.
RépondreSupprimerMerci encore à Jacques de nous enrichir une fois de plus par cet immense travail où on sent en plus la"patte" d'un bon enseignant. Merci encore Roger Guedj