© Ken Kurojiro, 2020
Un ton seul n'est qu'une couleur,
deux tons c'est un accord, c'est la vie. Henri Matisse
Je suis un voyageur immobile
Le confinement est un voyage, comme la contrainte est liberté. J'ai bien conscience d'être légèrement (?) péremptoire et je comprends que l'on n'adhère pas d'emblée à cette affirmation.
C'est ainsi que je vois les choses depuis que je voyage enfermé dans mon atelier-bureau. Je voyage d'un objet l'autre, d'un pinceau l'autre, d'une brosse l'autre. Je promène mon aspirateur avec application, je rêve devant les rangées de livres qu'il me reste à lire, je songe aux livres qui ont compté pour moi et qui sagement me regardent depuis si longtemps. La lecture m'accompagne et elle me procure de belles échappées. L'écriture m'ouvre également des fenêtres surprenantes et inespérées - choisir le mot juste, batailler avec la ponctuation, hésiter, reprendre, effacer, couper, coller. Mes destinations sont multiples et ne requièrent pas de passer par des portails de sécurité.
Je voyage dans le temps : c'est le plus souvent un voyage à rebours car l'avenir n'offre pas beaucoup de visibilité ces temps-ci. Toutefois, je me méfie des reflux mémoriels qui incitent à la rumination. Les oubliettes du passé peuvent être de redoutables caveaux.
Comme de nombreux terriens, je voyage par écran interposé et cela peut devenir addictif. Je ne suis pas à l'abri de ce travers. Je découvre des peintres, je m'inscris à leur Newsletter, j'entretiens une correspondance avec celles et ceux qui apprécient mon regard sur leur travail. Ce sont d'autres voyages.
L'été dernier, je vous ai emmené aux USA et en Australie. Aujourd'hui, je vous propose un voyage au Japon. Si vous suivez ce blog régulièrement, vous connaissez mon intérêt pour ce pays, et pour le judo en particulier. Mais cette fois-ci, point de judo, point de balayage(s), point d'osoto-gari(s) et autres fariboles.
Un coloriste abstrait
Je vous propose d'aller à la rencontre de Ken Kurojiro, un peintre d'origine chinoise qui vit à Tokyo. J'ai fait sa rencontre via Instagram et depuis trois mois nous échangeons régulièrement des messages, exclusivement en anglais, bien sûr, en raison de ma méconnaissance totale du chinois ou du japonais.
© Ken Kurojiro, 2020
J'ai la chance de posséder un tableau de Ken Kurojiro. Il me l'a offert il y a quelque temps, à ma grande surprise. Ce tableau est arrivé du Japon dans une belle boîte en carton et depuis que je l'ai déballé, je suis emballé. Je n'arrête pas de le contempler, de plonger dans cette belle géométrie qui me transporte dans des mondes qui font écho à mes passions. C'est des plus fascinant car ces mondes ne sont pas forcément ceux imaginés par le peintre lui-même – rien d'étonnant à cela.
C'est un petit tableau de 24 x 33,5 cm qui offre une formidable impression d'espace en raison de sa parfaite composition. Les couleurs "chantent" sur la toile en zones complémentaires et contrastées. La matière est vivante, traversées de stries, de passages de la spatule qui révèlent un fond plus sombre fait d'un mélange de noir, d'indigo et de violet. C'est une matière quelque peu rugueuse qui suggère chez le peintre un goût pour l'inachevé. Le tableau est en partance vers un "je-ne-sais-où" qui doit rester mystérieux. La peinture est passée avec vigueur - solide gestuelle qui accompagne une parfaite élégance au service d'une magnifique subtilité.
On est tenté de se raccrocher au réel, on reconnaît des morceaux de paysage : un chemin sablonneux d'un rose laiteux, des roches disloquées en masses d'ocre, un à-pic fait de pourpres, la mer, violette, au loin et un ciel d'un bleu pâle où affleurent des traces et des lignes. Nous sommes au creux d'une falaise, une masse plus sombre, dans la partie supérieure du tableau, pèse dangereusement sur la scène. Le chemin est obstrué au point de convergence de la ligne de fuite. Faut-il y voir une métaphore du confinement ? L'ensemble est d'une stabilité périlleuse, une sorte d'arrêt sur image. Le monde d'Alfred Hitchcock n'est pas loin et le ciel bleu devient écran. Peut-être, en regardant suffisamment longtemps verrai-je apparaître le sourire énigmatique de Cary Grant et la somptueuse silhouette de Grace Kelly ? Ces phantasmes n'appartiennent qu'à moi, ils nourrissent mon regard sur la toile et c'est toute la richesse de cette œuvre que de susciter tant d'émotions chez celui ou celle qui la regarde et l'admire. Que Ken Kurojiro en soit remercié.
Synthèse d'un entretien via e-mail
© Autoportrait, Ken Kurojiro
(période semi figurative)
Il est né en 1988 dans un petit village de Chine. Il peint depuis une quinzaine d'années et il est diplômé de l'Académie des Beaux-Arts (China Central Academy of Fine Arts). En fait, il ne se destinait pas à la peinture, et il a tout d'abord suivi un cursus de formation en cinéma pendant quatre ans.
Il est arrivé au Japon en 2017. Le choix du Japon s'est imposé à lui en raison d'une attirance pour la civilisation japonaise où une tradition épurée côtoie un développement technologique extraordinaire.
Dans le questionnaire que je lui ai envoyé, je lui ai demandé quels artistes l'avaient influencé. Je m'attendais à ce qu'il me cite les grands maîtres coloristes de l'art abstrait, mais, en fait, il semble vierge de toute influence occidentale ou alors il lui a été difficile de faire un choix. En revanche, il a cité une lithographie de Käthe Kollwitz, intitulée, Du pain !, comme l'une de ses premières émotions artistiques.
Du pain !, lithographie au crayon, Käthe Kollwitz, 1924
Image empruntée ici
Il peint exclusivement à l'huile car il en aime la matière. Ses formats sont petits en raison de l'exiguïté de son studio. Chacun sait que l'espace coûte très cher à Tokyo.
Il est constamment en devenir et cherche à se renouveler, à se reconstruire de tableau en tableau. Son énergie se déploie dans l'abstraction depuis un an environ. C'est une découverte qui a complètement bouleversé son approche de la peinture.
La couleur toujours recommencée
Jaune
© Ken Kurojiro, 2020
Le jaune claque et vibre. Il éclabousse les deux tiers du tableau. Un aplat rouge teinté d'orange établit une subtile transition avec une masse horizontale plus sombre qui fait office de socle. À la droite du tableau, quelques coups de brosse en nuances de gris viennent se perdre aux confins du rideau jaune. Je ne sais pas s'il s'agit vraiment d'un rideau, mais la transparence de cet espace est une indication. Le jaune s'imprègne de blanc et vient mourir au contact de l'aplat rouge-orangé passé à la spatule. C'est aussi ce qui confère à l'ensemble sa théâtralité. La force de ce tableau réside dans la simplicité de sa mise-en-scène. C'est la marque de fabrique du travail de Ken Kurojiro. Je ne me lasse pas de la puissance évocatrices de ces différentes nuances de jaune.
Ocre(s)
© Ken Kurojiro, 2020
Le jaune est encore présent, mais il est sous-jacent. En fait, il vient enrichir la bande ocre à la droite du tableau. L'ocre déborde sur la masse d'un gris légèrement teinté de vert. Deux éclats d'un bleu clair passé rapidement à la brosse, animent la présence dominante de cette masse. Le socle est constitué d'une zone beaucoup plus sombre et dense d'un noir composite. S'agit-il d'une falaise? Une trace bleue déborde et, sur la droite du tableau, un film de couleur blanche fait trembler le noir compact. Ce qui accroche le regard, c'est le triangle rouge amarré aux trois couleurs environnantes. Il assure l'équilibre et le déséquilibre de la composition. Cette tension habite chacune des œuvres de Ken Kurojiro.
Vert
© Ken Kurojiro, 2020
Le vert domine la structure. Le passage de la peinture est délibérément inégal, rapide, de manière à laisser apparaître des surfaces souterraines. Ces chevauchements chromatiques assurent la vie et l'intensité du tableau. Des traces blanches animent la lisière de la toile. Comme à son habitude, Ken Kurojiro célèbre avec brio l'inachevé, le "je-ne-sais-quoi", le "presque-rien". Les lignes fonctionnent en obliques plus ou moins prononcées de manière à susciter un frémissement dans l'équilibre de l'ensemble. Le jeu des ocres et des bleus crée un espace sombre qui permet à la lumière teintée de rose de jaillir. À la base du tableau, sur la gauche de l'écran, un parallélépidède de couleur magenta retient notre regard. Et si le vert n'était qu'un prétexte pour glorifier ce rose intense ?
Bleu
© Ken Kurojiro, 2020
L'œil se fraye un chemin dans les profondeurs d'un indigo imprégné d'outremer. De part et d'autre, deux blocs plus clairs font palpiter la lumière. Un nuage rouge flotte à la base du tableau, il se glisse dans le bleu profond et lui souffle des volutes d'un violet velouté. On devine la présence de traces magenta, confirmées et rehaussées par l'angle ménagé à la gauche de l'écran. La lisière laisse jaillir la lumière - traces blanches qui sont comme un frémissement - encore et toujours une célébration de l'inachevé. En haut, à la droite de la photographie, l'œil est arrêté par un empâtement également lumineux. Le tableau absorbe une vibration intime entre fluidité et épaisseur. Il imprime également une dynamique particulière. On pénètre à l'intérieur du tableau et une fois arrivé au terme du voyage on effectue une sorte de travelling optique arrière pour redécouvrir l'ensemble de la toile.
Noir
© Ken Kurojiro, 2020
Ken Kurojiro maîtrise également la géométrie des formes. Le noir domine et impose une géographie dont la surface n'est pas uniforme. Des zones plus claires se fondent dans des aplats plus denses. C'est sur le noir que repose la construction spatiale faite de six espaces découpés où la lumière du blanc dessine un rythme fait d'harmonies et de ruptures. Ces ouvertures, à la découpe tranchée, sont autant de fenêtres habillées d'ocres. L'image s'impose au regardeur dans la plénitude élégante de sa simplicité. Tout est dit, tout est peint, il n'y a rien à rajouter.
Éloge de l'épure
Ce magnifique tableau résume à lui-seul tout l'art de Ken Kurojiro : harmonie parfaite des couleurs, équilibre et rupture en symbiose, arrêt sur image agité par le discret mouvement de l'étoffe d'un rouge théâtral, lumière jaillissante et souterraine, pesanteur et légèreté... L'esprit s'abstrait, va au-delà du sensible pour atteindre le spirituel.
© Ken Kurojiro, 2020, détail.
Textes en regard
Au commencement était le noir
"Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu planait au-dessus des eaux. Dieu dit : "Que la lumière soit", et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; il la sépara des ténèbres."
Genèse I, 1 - 5.
"L'homme a toujours eu peur du noir. Il n'est pas un animal nocturne, ne l'a jamais été, et même si au fil des siècles il a plus ou moins apprivoisé la nuit et l'obscurité, il est resté un être diurne, rassuré par la lumière, la clarté et les couleurs vives. Certes, dès l'Antiquité, les poètes, à l'image d'Orphée, ont chanté la nuit, "mères des dieux et des hommes, origine de toutes les choses crées", mais le commun des mortels en a longtemps eu peur. Peur de l'obscurité et de ses dangers; peur des êtres qui vivent et rôdent dans le noir ; peur des animaux dont le pelage ou le plumage est couleur des ténèbres ; peur de la nuit, source de cauchemars et de perdition. Point n'est besoin d'être un chercheur d'archétypes pour comprendre que ces peurs viennent de loin, de très loin, d'époques où l'homme n'avait pas encore maîtrisé le feu et avec lui, partiellement, la lumière."
Michel Pastoureau, Noir, histoire d'une couleur, Points Histoire, 2008.
© Ken Kurojiro, 2020, détail.
"Je crois que la couleur est avant tout une idée. Ce qui m'encourage dans cette voie, c'est que j'ai lu beaucoup de travaux sur les rapports que les non-voyants entretiennent avec elle. Or, il est attesté qu'un non-voyant de naissance possède à l'âge adulte la même culture des couleurs qu'un voyant. "
Entretien avec Michel Pastoureau, Le Point, débats, 30/12/2012.
© Ken Kurojiro, 2020, détail.
Lumières et couleurs
"Voilà qui nous amène à parler des lumières et des couleurs. Il est manifeste que les couleurs sont modifiées par les lumières puisque aucune n'est identique d'aspect selon qu'elle est placée dans l'ombre ou sous les rayons des lumières. Car l'ombre rend une couleur obscure et la lumière la montre au contraire claire et ouverte. Les philosophes disent que l'on ne peut voir aucune chose qui ne soit revêtue de lumière et de couleur."
Leon Baptista Alberti (1404-1472)
© Ken Kurojiro, 2020, détail.
Les couleurs selon Johannes Itten (1885-1967)
Jaune
Le jaune est la plus lumineuse de toutes couleurs. Dès qu'il est assombri de gris, de noir ou de violet, le jaune perd son caractère de couleur pure. Le jaune ressemble à un blanc plus dense, plus matériel (...) C'est au jaune, la couleur la plus lumineuse, que correspondent symboliquement l'intelligence, la science. Grünewald place le Christ ressuscité dans une gloire jaune qui représente la sagesse universelle.
Rouge
Le rouge du cercle chromatique n'est ni jaunâtre, ni bleuâtre. Sa puissante luminosité est particulièrement difficile à réprimer (...) Placé sous la dépendance de la planète Mars, il est lié au monde de l'ardeur guerrière et démoniaque. Les guerriers au combat portaient des vêtements rouges, symboles de leur tâche martiale. Les révolutions adoptent le rouge comme couleur de leur drapeau...
Bleu
Nous entendons par bleu, une couleur qui ne contient ni du jaunâtre, ni du rougeâtre. Considérés du point de vue matériel et spatial, le rouge est toujours actif et le bleu toujours passif (...) Le bleu entraîne notre esprit sur les ondes de la foi dans le lointain et l'infini de l'esprit. Le bleu, pour nous symbole de la foi, était pour les Chinois symbole de l'immortalité...
Vert
Le vert est une couleur intermédiaire entre le jaune et le bleu. Suivant son penchant vers le bleu ou vers le jaune, il modifie son expression (...) Le vert exprime la fertilité, la satisfaction, le repos, l'espérance, il réalise l'union de la science et de la foi...
Orange
Mélange de jaune et de rouge, l'orange, fastueux, exprime facilement l'orgueil et le luxe extérieur...
Violet
Il est très difficile de déterminer un violet qui ne soit ni bleuâtre, ni rougeâtre (...) À l'opposé du jaune, le violet est la couleur de l'inconscient, du secret...
Johannes Itten, Art de la couleur, enseignement de l'expression des couleurs, 1961, texte publié dans, Couleurs & Théories, Maurice Élie, Les éditions Ovadia, 2010.
© Ken Kurojiro, 2020, détail.
Liens utiles
Pour écouter Michel Pastoureau à propos du jaune, cliquez ici
Pour écouter, La couleur et les peintres (1860-1914), une conférence de Michel Pastoureau, cliquez ici
Pour vous procurer un tableau de Ken Kurojiro, cliquez sur ce lien.
Je tiens à remercier Ken Kurojiro de m'avoir fourni les visuels qui illustrent ce billet de blog et de m'avoir transmis des informations sur son parcours et sa démarche.
Tout ce que j'aime, l'inachevé, la lisiere, l'épure , le fragment
RépondreSupprimerJe vais essayer si mes moyens me le permettent, de me procurer une toile de lui.
J'aime ta façon de lire ses tableaux en nous laissant toute latitude pour les interpréter
Merci pour cette découverte moi qui suis en ce moment avide de couleurs et d'émotion
Bise à toi