"Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons."
Gustave Flaubert, Un cœur simple, 1893.
Cela fait pas mal de temps que je réfléchis à ce billet de blog destiné à saluer l'an nouveau. En fait, cette année, c'est beaucoup plus compliqué de s'imposer cette tâche. Vous aurez remarqué le poids de la contrainte dans cette entreprise jadis légère et souriante. Bref, on accueille l'an nouveau sur la pointe des pieds tandis que l'on enterre l'an vieux sans regret aucun.
Vous vous demandez sûrement pourquoi j'ai cru bon de citer Flaubert. Je le sens, que dis-je, je le subodore, on va me traiter d'intellectuel. Cela me colle à la peau depuis tant d'années. C'est presque une insulte de nos jours. Je fais avec, pas le choix et puis, finalement, ça me convient. Donc, je reviens à Flaubert. Roland Barthes a consacré de nombreuses pages à cette phrase toute simple et il s'est intéressé tout particulièrement au "baromètre" comme signe du réel dans le monde de la fiction ainsi construit par notre Gustave.
Loin de moi l'idée de me prendre pour Roland Barthes ou Gérard Genette. Le signe de la fiction qui ne cesse de me titiller, c'est l'accumulation de boîtes et de cartons telle qu'elle apparaît dans cette phrase. Disons, pour faire court, que les boîtes me fascinent. Rien de plus normal en ces temps festifs où nombre de cadeaux sont présentés dans des boîtes, elles-mêmes emballées dans du papier cadeau. Pour jouir du présent que l'on vous fait, il faut le dissimuler afin d'en retarder la découverte. Je sais que certaines et certains d'entre-vous auront l'esprit suffisamment bien placé pour avoir des pensées plus croustillantes encore.
Ça me travaille depuis ma plus tendre enfance, cette histoire de contenant/contenu.
C'est évident, l'enfant rêve de ce qu'il n'a pas et cela alimente son imaginaire. Ensuite, l'adulte qu'il devient lui emboîte le pas. Faut-il y voir le désir d'un retour aux origines, dans le monde intra-utérin? L'idée est plutôt emballante. De la boîte à l'œuf, il n'y a qu'un pas... que la poule franchit allègrement. Faudrait demander à Sigmund, ce qu'il en pense.
J'ai comme l'impression que vous perdez le fil de ma pensée. Je vous rassure, moi aussi, je perds le fil de ma propre pensée. Je ne sais plus où donner de la tête et je me mets moi-même en boîte. Faut-il chercher des arguments dans une boîte à outils ou dans une boîte de nuit, à moins qu'il ne me faille farfouiller dans une quelconque boîte noire. La boîte aux lettres a mes faveurs, de même que la boîte à sel car elle n'en manque pas. Et, le comble du comble serait de loger dans une boîte une multitude de matriochkas.
Cela ferait une sacrée mise en abyme digne des exégèses de notre Roland, cité plus haut. Je sens que mon humour commence à vous peser et je vais bientôt cesser de vous mettre en boîte, mais pas avant de vous avoir imposé une sentence particulièrement savoureuse de mon philosophe préféré, Pierre Dac :
"Directeur de pompes funèbres cherche personnel ayant le sens de l'humour, connaissant particulièrement la mise en boîte."
Ma boîte à collages
Il y a quelques années, une amie sculpteuse (sculptrice), Myriam Franck, a demandé à des artistes de décorer des boîtes en carton afin de les vendre aux anchères au profit d'une œuvre caritative. J'ai fabriqué une boîte à collages dont toutes les faces ont été décorées.
En lecteurs ou lectrices affûté(e)s, je suis certain que vous avez suivi les méandres de ma pensée et que tel l'inspecteur, Bourrel, vous vous êtes exclamé : "Bon Dieu ! Mais c'est bien sûr ! ; depuis le début, il pense à la boîte de Pandore."
Je vais donc vous rafraîchir la mémoire en faisant appel à l'Encyclopédie Universalis :
Personnage de la mythologie grecque. Hésiode, le premier, raconte l'histoire poétique de cette Éve des Grecs : la première femme fut fabriquée avec de la terre par Héphaïstos, douée de la vie par Athéna (ou Hermès), et parée par les dieux de l'Olympe de toutes les grâces et de tous les attraits, autant de dangereuses séductions.
Irrité contre Prométhée qui avait dérobé le feu du ciel, Zeus lui envoie Pandore comme épouse. Prométhée, méfiant, refuse de la recevoir. Mais son frère Épiméthée accepte Pandore, qui apporte avec elle une boîte mystérieuse. Épiméthée l'ouvre, à moins que ce ne soit Pandore elle-même, poussée par la curiosité : le coffret contenait tous les maux, qui se dispersent à travers le monde. Seule l'espérance reste au fond lorsque Pandore referme le couvercle.
La "boîte de Pandore" et "l'espérance restée au fond" sont l'objet de fréquentes allusions littéraires. Goethe écrivit en 1788 une suite à son Prométhée (œuvre dramatique inachevée) intitulée Pandora, allégorie lyrique où se retrouve bien le dualisme, propre à la pensée allemande, entre pensée et action. Prométhée y symbolise la réalité concrète et pratique ; Épiméthée, animé du souffle divin, s'unit à Pandore, la beauté pure : de cette union naissent tous les arts.
Nicole Quentin-Maurer, Encyclopédie Universalis.
Ce mythe me semble particulièrement approprié aux temps incertains que nous vivons. Le vilain virus a été libéré de quelque boîte réelle ou imaginaire ; l'obscurantisme et le complotisme se sont également répandus tel un poison. Il nous reste l'espérance, mais elle est enfermée au fond de la boîte, au fond du coffre ou de la jarre selon les représentations.
Le mythe de Pandore que l'on appelle également Pandora ne plaît pas beaucoup aux féministes dans la mesure où il perpétue le cliché de la femme fatale. C'est, de toute évidence, un fantasme masculin qui a fasciné de nombreux peintres, surtout durant l'époque victorienne en Angleterre. Ce fantasme a également alimenté la littérature gothique et s'est exporté aux États-Unis d'Amérique. La figure de la femme écarlate hante la société puritaine telle qu'elle est décrite par Nathaniel Hawthorne dans The Scarlet Letter (1850).
En 1871, le peintre préraphaélite, Dante Gabriel Rossetti, exprime sa totale fascination pour le mythe de Pandore. C'est un tableau d'une rousseur incandescente. Le vêtement de feu de la belle s'accorde avec les volutes qui se dégagent du coffre qu'elle tient dans ses mains. La lumière jaillit de son visage et de ses mains. Sa chevelure abondante signifie un non moins intense pouvoir de séduction – érotisme souverain qui brûle les yeux du regardeur que nous sommes. On ne sait pas ce qu'elle regarde, c'est un regard songeur - il est légèrement décalé dans un hors-champ troublant. Elle est dans un entre-deux, à mi-chemin entre le réel et l'irréel. Elle nous invite à deviner ses pensées dont nous savons pertinemment qu'elles sont impénétrables. C'est pervers et diaboliquement séduisant. Le mystère féminin tout entier, en somme.
Pandora, John William Waterhouse (1849-1917), 1896
Image empruntée ici
À la fin du 19ème siècle, en 1896, un autre peintre préraphaélite, John William Waterhouse, s'empare du même sujet et le traite de manière différente. L'arrière-plan est une forêt sombre éclairée par quelques trouées lumineuses et par un ruisseau en premier plan. La nature est toujours signifiante dans les tableaux préraphaélites. La forêt est le lieu de nos peurs ancestrales. La belle à l'épaule dénudée est agenouillée – est-elle en prière ? Elle s'apprête à soulever le couvercle du coffre. La sensualité de la pose est évidente et suggère un moment d'extase attisé par l'intense curiosité. Le geste arrêté des mains évoque une attente, une respiration retenue, un désir à peine contenu. La belle a les yeux baissés en direction de l'intérieur du coffre, mais peut-être sont-ils clos... Sa robe transparente semble être sur le point de glisser sur son corps, mais chacun sait que le glissement n'aura pas lieu. Il faudra se satisfaire du spectacle de son épaule et de ses pieds. De même, on ne verra jamais ce que contient le coffre, hormis des volutes. Le coffre est beaucoup plus imposant que celui peint par Dante Gabriel Rossetti - sa magnificence va de pair avec la nocivité de son contenu. Cet arrêt sur image dans un monde à la fois tangible et irréel nous transporte dans l'intemporalité du récit mythologique.
Je les ADORE - MERCI!!!!!! Et TRES BONNE ANNEE - Anne & Jean-Luc
RépondreSupprimer2021 s'annonce superbe année, intelligente, cultivée, curieuse et rieuse avec des papiers comme celui-ci... Alors merci Jacques, tiens le cap... faut pas flancher, ce n'est vraiment pas le moment, on compte sur toi ..! Et Bonne Année, encore...
RépondreSupprimerUn régal. Merci
RépondreSupprimerUn régal. Merci
RépondreSupprimerCher Jacques, ton billet me donne une fois de plus un complexe d'infériorité.
RépondreSupprimerC'est tellement brillant que je ne sais plus quoi dire.
Bravo
Amitiés
Max
Merci, Jacques, pour cette belle lecture.
RépondreSupprimerJe l'avais mise de côté pour prendre le temps de la lire sans me presser, en profitant de chaque peinture, chaque article, sur le thème toujours un peu magique et mystérieux qu'est la boite de Pandore.
Félicitations pour tes recherches minutieuses et tes précieux commentaires.
Que l'année 2021 soit douce et sereine.
Bises
Passionnant, plein d'humour et d'une belle érudition
RépondreSupprimerTout ce que j"aime
Merci