UTILE À SAVOIR


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mardi 14 mars 2017

GUSTAV KLIMT, L'ALCHIMISTE DU REGARD

Un peintre populaire



Le baiser, 1908-1909, image empruntée ici

Gustav Klimt est un peintre « populaire » qui emporte l’adhésion. Il séduit, il fascine, il recouvre, il découvre. Il est lumineux et mystérieux. Il plaît à l’œil, il est « accessible ». Affiches, calendriers, mugs, crayons sont en vente dans les boutiques des musées. L’art de Klimt est à la portée de tous. Les expositions à la gloire du peintre autrichien rencontrent un succès considérable, ses œuvres battent régulièrement des records aux enchères, il est toujours d’actualité. Il parvient à être rare (sa production est limitée et de nombreuses œuvres ont été détruites), précieux et populaire. L’accessibilité de Klimt est un leurre car il est le peintre du mystère, un explorateur de nos désirs. Il célèbre la femme, c’est un voyeur, un voyant, un visionnaire. Il nous ouvre les yeux et habille ses toiles de mystère.


Un travailleur acharné à la personnalité secrète


Gustav Klimt, image empruntée ici

Travailleur infatigable, généreux, discret, d’une grande délicatesse. Un corps de bûcheron, un sourire franc, un grand appétit de vie – impossible de faire le décompte de ses conquêtes féminines. Un être complexe, secret, torturé.
"Je sais peindre et dessiner. C’est ce que je crois et quelques amis disent aussi qu’ils le croient. Mais je ne suis pas sûr que cela soit vrai. Seules deux choses sont certaines. Il n’existe pas d’autoportrait de moi. Je ne m’intéresse pas à ma propre personne en tant que « sujet de tableau », mais plutôt aux autres, surtout aux femmes, et encore plus à d’autres motifs. J’ai la conviction de n’être pas particulièrement intéressant en tant que personne et de ne présenter aucun trait remarquable. Je suis un peintre qui, jour après jour, peint du matin au soir – des personnages et des paysages, plus rarement des portraits."


Une histoire de regards
La frise Beethoven , 1902, (détail), image empruntée ici
La peinture est histoire de regard(s) et c’est aussi « une chose mentale ». Le peintre est un alchimiste du regard. Il transforme le réel et le convertit en or. Le peintre observe, regarde, engrange. Il voyage du modèle à la toile et de la toile au modèle. Le passage de l’un à l’autre est rapide, fugace – le geste se fait mémoire du regard et aussitôt il glisse vers un ailleurs. Le peintre est voyeur et voyant ; il nous offre sa vision, il devient visionnaire. Sur la toile les regards se croisent ou bien ils sont pris d’une rêverie mystérieuse dans une frontalité audacieuse. Le personnage sur la toile n’est plus le modèle, son regard est habité d’une émotion – c’est une offrande, un partage. Le regardeur, le spectateur est absorbé. Son regard épouse celui du personnage du tableau et rejoint celui du peintre. L’échange est à plusieurs dimensions. Après l’échange, il y a ensuite la mémoire de l’échange, la trace laissée par cette convergence de regards.


Un art érotique
Danaé, 1907, image empruntée ici
L’art de Klimt est un art érotique. Klimt peint les labyrinthes d’Éros et fait surgir le monde de Thanatos. Sous des ornements somptueux, il traque le désir, l’angoisse, la volupté et la mort. Il secoue la bienséance de façade de la société viennoise à l’instar de Freud. Freud et Klimt s’ignorent, mais ils ont un ami commun, Arthur Schnitzler, dont les écrits illustrent une même volonté de sonder les méandres de l’âme humaine.
Un portrait de légende
Le portrait d'Adèle Bloch-Bauer I, 1907, image empruntée ici
Le portrait d’Adèle Bloch-Bauer I (1907), est vraisemblablement le tableau le plus célèbre de Gustav Klimt. C’est la Mona Lisa du maître de la Sécession viennoise. Il a fallu trois mois d’un travail acharné pour accomplir cette œuvre d’exception faite d’or et de mystère. Ce portrait est un hommage aux mosaïques de la basilique Saint-Vital, à Ravenne, et notamment à celle représentant l’impératrice Théodora.
Le tableau est une commande de l’industriel Ferdinand Bloch-Bauer qui avait fait fortune dans le sucre et qui parrainait de nombreux artistes dont Klimt en particulier. Il existe deux portraits d’Adèle Bloch-Bauer, la version 2 a été achevée en 1912. On a répertorié 129 études pour le premier portrait d’Adèle qui a, en toute vraisemblance, été le modèle d’autres tableaux de Klimt.



Maria Altmann, image empruntée ici
Durant la Deuxième Guerre mondiale, les nazis se sont appropriés le tableau qui s’est trouvé ensuite « hébergé » au musée du Belvédère à Vienne jusqu’en 2006. Après une longue bataille judiciaire, le tableau, a été restitué à Maria Altmann, nièce du modèle et du commanditaire. On peut désormais l’admirer à la Neue Galerie de New York. Le combat de Maria Altmann a fait l’objet d’un livre, The Lady in Gold, Anne-Marie O’Connor (2012) et d’un film, Woman in Gold (La femme au tableau), Simon Curtis (2015) avec Helen Mirren dans le rôle de Maria Altmann.



Affiche du film, image empruntée ici
Une célébration

L’histoire du tableau est fascinante, à la mesure du magnétisme qu’exerce l’œuvre elle-même. Ce portrait est une célébration, une symphonie chromatique faite d’or et d’argent, une glorification du corps à la fois offert et dissimulé. Les motifs décoratifs répétés créent une surabondance vertigineuse où les éléments masculins et féminins s’affrontent et se font écho – triangles, rectangles, carrés, ovales fendus. Le visage, les épaules et les mains de la « dame » sont magnifiés par ce manteau d’or et d’argent. La délicatesse de la peau n’en est que plus sensuelle. Le regardeur est sous hypnose, incapable de se détacher de ce regard. Que regarde-t-elle ? Qui regarde-t-elle ? Le regard est songeur, presque intériorisé. Elle semble regarder au-delà de notre propre regard. Elle nous échappe, elle est hors de notre temps, hors du temps.



Le portrait d'Adèle Bloch-Bauer I, 1907, (détail)  image empruntée ici
Sa robe-carapace est un travail d’orfèvre constellé d’yeux au maquillage ouvragé. Ce sont des yeux égyptiens, des oudjats. Oudjat signifie « œil intact ». Dans la mythologie égyptienne, il symbolise la vision, la fécondité, la bonne santé. Il protège des blessures et des maladies. Il figure aussi sur la proue des navires afin de leur permettre d’éviter les écueils et d’arriver à bon port.



Le portrait d'Adèle Bloch-Bauer I, 1907, (détail)  image empruntée ici
Le vertige du regard

Le vertige du regard est représenté par des spirales qui semblent danser sur la toile. On remarque également la présence de masques où les yeux sont des spirales qui se rejoignent et s’entremêlent à l’infini. La spirale est une vrille en rondeurs, elle incarne l’union des motifs masculins et féminins. Elle se différencie du cercle ainsi que l’affirme Roland Barthes : « Le symbolisme de la spirale est opposé à celui du cercle ; le cercle est religieux, théologique ; la spirale, comme le cercle déporté à l'infini est dialectique : sur la spirale, les choses reviennent, mais à un autre niveau : il y a retour dans la différence, non-ressassement dans l'identité. La spirale règle la dialectique de l'ancien et du nouveau. »
l'Obvis et l'Obtus, Roland Barthes,  Le Seuil, 1992.



Vertigo, Alfred Hitchcock, 1958, image empruntée ici
Saul Bass (1920-1996), lorsqu’il imagine le générique de Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958), travaille la spirale du regard et nous entraîne dans un voyage vertigineux où sommeillent nos désirs et nos peurs les plus intimes.



Portrait d'Adèle Bloch-Bauer II, 1912, image empruntée ici

Le mystère Klimt

Alchimiste du regard, Klimt est souvent desservi par sa popularité, comme si la séduction de son art occultait la force de sa peinture nourrie de rigueur énigmatique, de surabondance et de simplicité, de sensualité vibrante et de chatoiements aux multiples effets.



Femme à la fourrure, 1916, image empruntée ici

Yves Kobry cerne avec justesse le mystère Klimt :

" L'œuvre de Klimt, clinquante et superficielle en apparence, est infiniment plus subtile et complexe qu'il n'y paraît. L'éclat de l'or a fini par obscurcir l'intelligence de l'œuvre, aussi souvent reproduite que peu étudiée, comme si la puissance de l'image anesthésiait l'analyse. Il reste à découvrir Klimt derrière le décor. Un artiste qui défie les classifications trop rigides et les interprétations hâtives. Une œuvre à la fois hédoniste et inquiète, flatteuse et provocatrice, contemporaine et intemporelle, réaliste et abstraite. Une peinture pétrie de références, qui recourt aux emprunts, aux citations, pour mieux les détourner et les juxtaposer dans une configuration entièrement nouvelle. Une peinture composite, allusive, ambiguë, énigmatique même, sous son apparente simplicité, aux antipodes d'une certaine forme univoque et cohérente de la modernité. Voilà sans doute pourquoi il fallut attendre si longtemps avant que la peinture de Klimt ne soit redécouverte, appréciée et comprise." 


Yves Kobry, Encyclopædia Universalis.



La vie et la mort, 1910-1915, image empruntée ici