UTILE À SAVOIR


Ce blog est alimenté par Jacques Lefebvre-Linetzky. Commentaires et retours bienvenus.


samedi 21 novembre 2020

KEN KUROJIRO, UN COLORISTE ABSTRAIT



© Ken Kurojiro, 2020

Un ton seul n'est qu'une couleur, 
deux tons c'est un accord, c'est la vie. Henri Matisse

Je suis un voyageur immobile

Le confinement est un voyage, comme la contrainte est liberté. J'ai bien conscience d'être légèrement (?) péremptoire et je comprends que l'on n'adhère pas d'emblée à cette affirmation. 

C'est ainsi que je vois les choses depuis que je voyage enfermé dans mon atelier-bureau. Je voyage d'un objet l'autre, d'un pinceau l'autre, d'une brosse l'autre. Je promène mon aspirateur avec application, je rêve devant les rangées de livres qu'il me reste à lire, je songe aux livres qui ont compté pour moi et qui sagement me regardent depuis si longtemps.  La lecture m'accompagne et elle me procure de belles échappées. L'écriture m'ouvre également des fenêtres surprenantes et inespérées - choisir le mot juste, batailler avec la ponctuation, hésiter, reprendre, effacer, couper, coller. Mes destinations sont multiples et ne requièrent pas de passer par des portails de sécurité. 

Je voyage dans le temps : c'est le plus souvent un voyage à rebours car l'avenir n'offre pas beaucoup de visibilité ces temps-ci. Toutefois, je me méfie des reflux mémoriels qui incitent à la rumination. Les oubliettes du passé peuvent être de redoutables caveaux. 

Comme de nombreux terriens, je voyage par écran interposé et cela peut devenir addictif. Je ne suis pas à l'abri de ce travers. Je découvre des peintres, je m'inscris à leur Newsletter, j'entretiens une correspondance avec celles et ceux qui apprécient mon regard sur leur travail. Ce sont d'autres voyages. 

L'été dernier, je vous ai emmené aux USA et en Australie. Aujourd'hui, je vous propose un voyage au Japon. Si vous suivez ce blog régulièrement, vous connaissez mon intérêt pour ce pays, et pour le judo en particulier. Mais cette fois-ci, point de judo, point de balayage(s), point d'osoto-gari(s) et autres fariboles. 

Un coloriste abstrait

Je vous propose d'aller à la rencontre de Ken Kurojiro, un peintre d'origine chinoise qui vit à Tokyo. J'ai fait sa rencontre via Instagram et depuis trois mois nous échangeons régulièrement des messages, exclusivement en anglais, bien sûr, en raison de ma méconnaissance totale du chinois ou du japonais.




© Ken Kurojiro, 2020

J'ai la chance de posséder un tableau de Ken Kurojiro. Il me l'a offert il y a quelque temps, à ma grande surprise. Ce tableau est arrivé du Japon dans une belle boîte en carton et depuis que je l'ai déballé, je suis emballé. Je n'arrête pas de le contempler, de plonger dans cette belle géométrie qui me transporte dans des mondes qui font écho à mes passions. C'est des plus fascinant car ces mondes ne sont pas forcément ceux imaginés par le peintre lui-même – rien d'étonnant à cela

C'est un petit tableau de 24 x 33,5 cm qui offre une formidable impression d'espace en raison de sa parfaite composition. Les couleurs "chantent" sur la toile en zones complémentaires et contrastées. La matière est vivante, traversées de stries, de passages de la spatule qui révèlent un fond plus sombre fait d'un mélange de noir, d'indigo et de violet. C'est une matière quelque peu rugueuse qui suggère chez le peintre un goût pour l'inachevé. Le tableau est en partance vers un "je-ne-sais-où" qui doit rester mystérieux. La peinture est passée avec vigueur - solide gestuelle qui accompagne une parfaite élégance au service d'une magnifique subtilité. 

On est tenté de se raccrocher au réel, on reconnaît des morceaux de paysage : un chemin sablonneux d'un  rose laiteux, des roches disloquées en masses d'ocre, un à-pic fait de pourpres, la mer, violette, au loin et un ciel d'un bleu pâle où affleurent des traces et des lignes. Nous sommes au creux d'une falaise, une masse plus sombre, dans la partie supérieure du tableau, pèse dangereusement sur la scène. Le chemin est obstrué au point de convergence de la ligne de fuite. Faut-il y voir une métaphore du confinement ? L'ensemble est d'une stabilité périlleuse, une sorte d'arrêt sur image. Le monde d'Alfred Hitchcock n'est pas loin et le ciel bleu devient écran. Peut-être, en regardant suffisamment longtemps verrai-je apparaître le sourire énigmatique de Cary Grant et la somptueuse silhouette de Grace Kelly ? Ces phantasmes n'appartiennent qu'à moi, ils nourrissent mon regard sur la toile et c'est toute la richesse de cette œuvre que de susciter tant d'émotions chez celui ou celle qui la regarde et l'admire. Que Ken Kurojiro en soit remercié.


Synthèse d'un entretien via e-mail

© Autoportrait, Ken Kurojiro
(période semi figurative)

Il est né en 1988 dans un petit village de Chine. Il peint depuis une quinzaine d'années et il est diplômé de l'Académie des Beaux-Arts (China Central Academy of Fine Arts). En fait, il ne se destinait pas à la peinture, et il a tout d'abord suivi un cursus de formation en cinéma pendant quatre ans.

Il est arrivé au Japon en 2017. Le choix du Japon s'est imposé à lui en raison d'une attirance pour la civilisation japonaise où une tradition épurée côtoie un développement technologique extraordinaire. 

Dans le questionnaire que je lui ai envoyé, je lui ai demandé quels artistes l'avaient influencé. Je m'attendais à ce qu'il me cite les grands maîtres coloristes de l'art abstrait, mais, en fait, il semble vierge de toute influence occidentale ou alors il lui a été difficile de faire un choix. En revanche, il a cité une lithographie de Käthe Kollwitz, intitulée, Du pain !, comme l'une de ses premières émotions artistiques.


Du pain !, lithographie au crayon,  Käthe Kollwitz, 1924 

Image empruntée ici 

Il peint exclusivement à l'huile car il en aime la matière.  Ses formats sont petits en raison de l'exiguïté de son studio.  Chacun sait que l'espace coûte très cher à Tokyo. 

Il est constamment en devenir et cherche à se renouveler, à se reconstruire de tableau en tableau. Son énergie se déploie dans l'abstraction depuis un an environ. C'est une découverte qui a complètement bouleversé son approche de la peinture. 


La couleur toujours recommencée

Jaune


© Ken Kurojiro, 2020

Le jaune claque et vibre. Il éclabousse les deux tiers du tableau. Un aplat rouge teinté d'orange établit une subtile transition avec une masse horizontale plus sombre qui fait office de socle. À la droite du tableau, quelques coups de brosse en nuances de gris viennent se perdre aux confins du rideau jaune. Je ne sais pas s'il s'agit vraiment d'un rideau, mais la transparence de cet espace est une indication. Le jaune s'imprègne de blanc et vient mourir au contact de l'aplat rouge-orangé passé à la spatule. C'est aussi ce qui confère à l'ensemble sa théâtralité. La force de ce tableau réside dans la simplicité de sa mise-en-scène. C'est la marque de fabrique du travail de Ken Kurojiro. Je ne me lasse pas de la puissance évocatrices de ces différentes nuances de jaune. 

Ocre(s)


© Ken Kurojiro, 2020

Le jaune est encore présent, mais il est sous-jacent. En fait, il vient enrichir la bande ocre à la droite du tableau. L'ocre déborde sur la masse d'un gris légèrement teinté de vert. Deux éclats d'un bleu clair passé rapidement à la brosse, animent la présence dominante de cette masse. Le socle est constitué d'une zone beaucoup plus sombre et dense d'un noir composite. S'agit-il d'une falaise? Une trace bleue déborde et, sur la droite du tableau, un film de couleur blanche fait trembler le noir compact. Ce qui accroche le regard, c'est le triangle rouge amarré aux trois couleurs environnantes. Il assure l'équilibre et le déséquilibre de la composition. Cette tension habite chacune des œuvres de Ken Kurojiro. 

Vert


© Ken Kurojiro, 2020


Le vert domine la structure. Le passage de la peinture est délibérément inégal, rapide, de manière à laisser apparaître des surfaces souterraines. Ces chevauchements chromatiques assurent la vie et l'intensité du tableau. Des traces blanches animent la lisière de la toile. Comme à son habitude, Ken Kurojiro célèbre avec brio l'inachevé, le "je-ne-sais-quoi", le "presque-rien". Les lignes fonctionnent en obliques plus ou moins prononcées de manière à susciter un frémissement dans l'équilibre de l'ensemble. Le jeu des ocres et des bleus crée un espace sombre qui permet à la lumière teintée de rose de jaillir. À la base du tableau, sur la gauche de l'écran, un parallélépidède de couleur magenta retient notre regard. Et si le vert n'était qu'un prétexte pour glorifier ce rose intense ?

Bleu


© Ken Kurojiro, 2020

L'œil se fraye un chemin dans les profondeurs d'un indigo imprégné d'outremer. De part et d'autre, deux blocs plus clairs font palpiter la lumière.  Un nuage rouge flotte à la base du tableau, il se glisse dans le bleu profond et lui souffle des volutes d'un violet velouté. On devine la présence de traces magenta, confirmées et rehaussées par l'angle ménagé à la gauche de l'écran. La lisière laisse jaillir la lumière - traces blanches qui sont comme un frémissement - encore et toujours une célébration de l'inachevé. En haut, à la droite de la photographie, l'œil est arrêté par un empâtement également lumineux. Le tableau absorbe une vibration intime entre fluidité et épaisseur. Il imprime également une dynamique particulière. On pénètre à l'intérieur du tableau et une fois arrivé au terme du voyage on effectue une sorte de travelling optique arrière pour redécouvrir l'ensemble de la toile. 

Noir



© Ken Kurojiro, 2020

Ken Kurojiro maîtrise également la géométrie des formes. Le noir domine et impose une géographie dont la surface n'est pas uniforme. Des zones plus claires se fondent  dans des aplats plus denses. C'est sur le noir que repose la construction spatiale faite de six espaces découpés où la lumière du blanc dessine un rythme fait d'harmonies et de ruptures. Ces ouvertures, à la découpe tranchée, sont autant de fenêtres habillées d'ocres. L'image s'impose au regardeur dans la plénitude élégante de sa simplicité. Tout est dit, tout est peint, il n'y a rien à rajouter. 

Éloge de l'épure


© Ken Kurojiro, 2020

Ce magnifique tableau résume à lui-seul tout l'art de Ken Kurojiro : harmonie parfaite des couleurs, équilibre et rupture en symbiose, arrêt sur image agité par le discret mouvement de l'étoffe d'un rouge théâtral, lumière jaillissante et souterraine, pesanteur et légèreté... L'esprit s'abstrait, va au-delà du sensible pour atteindre le spirituel. 



© Ken Kurojiro, 2020, détail.

Textes en regard

Au commencement était le noir

"Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu planait au-dessus des eaux. Dieu dit : "Que la lumière soit", et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; il la sépara des ténèbres." 

Genèse I, 1 - 5.

"L'homme a toujours eu peur du noir. Il n'est pas un animal nocturne, ne l'a jamais été, et même si au fil des siècles il a plus ou moins apprivoisé la nuit et l'obscurité, il est resté un être diurne, rassuré par la lumière, la clarté et les couleurs vives. Certes, dès l'Antiquité, les poètes, à l'image d'Orphée, ont chanté la nuit, "mères des dieux et des hommes, origine de toutes les choses crées", mais le commun des mortels en a longtemps eu peur. Peur de l'obscurité et de ses dangers; peur des êtres qui vivent et rôdent dans le noir ; peur des animaux dont le pelage ou le plumage est couleur des ténèbres ; peur de la nuit, source de cauchemars et de perdition. Point n'est besoin d'être un chercheur d'archétypes pour comprendre que ces peurs viennent de loin, de très loin, d'époques où l'homme n'avait pas encore maîtrisé le feu et avec lui, partiellement, la lumière."

Michel Pastoureau, Noir, histoire d'une couleur, Points Histoire, 2008. 



© Ken Kurojiro, 2020, détail.



"Je crois que la couleur est avant tout une idée. Ce qui m'encourage dans cette voie, c'est que j'ai lu beaucoup de travaux sur les rapports que les non-voyants entretiennent avec elle. Or, il est attesté qu'un non-voyant de naissance possède à l'âge adulte la même culture des couleurs qu'un voyant. "

Entretien avec Michel Pastoureau, Le Point, débats, 30/12/2012. 




© Ken Kurojiro, 2020, détail.


Lumières et couleurs


"Voilà qui nous amène à parler des lumières et des couleurs. Il est manifeste que les couleurs sont modifiées par les lumières puisque aucune n'est identique d'aspect selon qu'elle est placée dans l'ombre ou sous les rayons des lumières. Car l'ombre rend une couleur obscure et la lumière la montre au contraire claire et ouverte. Les philosophes disent que l'on ne peut voir aucune chose qui ne soit revêtue de lumière et de couleur." 

Leon Baptista Alberti (1404-1472)





© Ken Kurojiro, 2020, détail.




Les couleurs selon Johannes Itten (1885-1967)

Jaune

Le jaune est la plus lumineuse de toutes couleurs. Dès qu'il est assombri de gris, de noir ou de violet, le jaune perd son caractère de couleur pure. Le jaune ressemble à un blanc plus dense, plus matériel (...) C'est au jaune, la couleur la plus lumineuse, que correspondent symboliquement l'intelligence, la science. Grünewald place le Christ ressuscité dans une gloire jaune qui représente la sagesse universelle. 

Rouge

Le rouge du cercle chromatique n'est ni jaunâtre, ni bleuâtre. Sa puissante luminosité est particulièrement difficile à réprimer (...) Placé sous la dépendance de la planète Mars, il est lié au monde de l'ardeur guerrière et démoniaque. Les guerriers au combat portaient des vêtements rouges, symboles de leur tâche martiale. Les révolutions adoptent le rouge comme couleur de leur drapeau... 

Bleu

Nous entendons par bleu, une couleur qui ne contient ni du jaunâtre, ni du rougeâtre. Considérés du point de vue matériel et spatial, le rouge est toujours actif et le bleu toujours passif (...) Le bleu entraîne notre esprit sur les ondes de la foi dans le lointain et l'infini de l'esprit. Le bleu, pour nous symbole de la foi, était pour les Chinois symbole de l'immortalité...

Vert

Le vert est une couleur intermédiaire entre le jaune et le bleu. Suivant son penchant vers le bleu ou vers le jaune, il modifie son expression (...) Le vert exprime la fertilité, la satisfaction, le repos, l'espérance, il réalise l'union de la science et de la foi...

Orange

Mélange de jaune et de rouge, l'orange, fastueux, exprime facilement l'orgueil et le luxe extérieur...

Violet

Il est très difficile de déterminer un violet qui ne soit ni bleuâtre, ni rougeâtre (...) À l'opposé du jaune, le violet est la couleur de l'inconscient, du secret...

Johannes Itten,  Art de la couleur, enseignement de l'expression des couleurs, 1961, texte publié dans, Couleurs & Théories, Maurice Élie, Les éditions Ovadia, 2010.




© Ken Kurojiro, 2020, détail.

 

 Liens utiles

Pour écouter Michel Pastoureau à propos du jaune, cliquez ici

Pour écouter, La couleur et les peintres (1860-1914), une conférence de Michel Pastoureau, cliquez ici


Pour vous procurer un tableau de Ken Kurojiro, cliquez sur ce lien.


Je tiens à remercier Ken Kurojiro de m'avoir fourni les visuels qui illustrent ce billet de blog et de m'avoir transmis des informations sur son parcours et sa démarche. 


© Ken Kurojiro, 2020


































dimanche 8 novembre 2020

DANIEL REYMANN, UNE GÉOMÉTRIE DE L'IMPRÉVU



Technique mixte, 89 x 116 cm, Daniel Reymann, DR, 2019.


Une citation en guise d'introduction

 "La peinture abstraite est celle qui ne représente pas les apparences visibles du monde extérieur, et qui n'est pas déterminée, ni dans ses fins, ni dans ses moyens, ni dans son esprit, par cette représentation. Ce qui caractérise donc, au départ, la peinture abstraite, c'est l'absence de la caractéristique fondamentale de la peinture figurative, l'absence de rapport de transposition, à un degré quelconque, entre les apparences visibles du monde extérieur et l'expression picturale." 

Langage et signification de la peinture en figuration et abstraction, Léon Degand, 1956.


Qui est Daniel Reymann? 


Daniel Reymann, collection personnelle, DR.


Il est né à Mulhouse en 1955 et il est né peintre. Voici ce qu'il affirme et revendique dans son blog :

"J'ai toujours été un touche-à-tout. J'ai toujours aimé les formes surprenantes et les couleurs chatoyantes.
Enfant, je passais des heures à observer les reflets de lumière dans un verre d'eau. Je m'émerveillais de la forme des taches de café sur la table, de leurs dégradés délicats. Je cherchais des dragons et des chevaliers dans les motifs des carrelages aux formes indéfinissables. Vers 12 ans, mon grand-père, ébéniste, m'a donné des bases opérationnelles du dessin. Il m'a expliqué qu'il fallait  utiliser le crayon dans toutes ses possibilités : du plus clair au plus foncé. Je n'y avais pas pensé. Je croyais que le crayon ne laissait qu'une trace que l'on pouvait facilement gommer. Cette révélation m'a marqué à vie. Plus tard, on m'a formulé cela de manière plus large : il n'y a pas d'art sans contraste ; j'ai gardé cette information précieusement dans un coin de ma tête."

Mon tableau préféré


Sans titre, Technique mixte, 80 x 100 cm, Daniel Reymann, DR, 2018.

Pourquoi aime-t-on un tableau ? 
Pourquoi est-on attiré par une toile plutôt qu'une autre ? D'où vient cette fascination ? Ces questions semblent relever de l'évidence à prime abord, mais, bien sûr, les réponses sont multiples, à la fois simples et compliquées. 
Ce que j'aime en peinture, c'est aller au-delà des apparences, c'est découvrir des contrées inconnues de moi tout en me raccrochant à quelque chose de familier. J'aime être en partance et maintenir un point d'ancrage. 
C'est exactement ce que je ressens lorsque j'observe ce tableau de Daniel Reymann. La composition est d'une rigueur parfaite, mais elle n'est pas rigide. Formes et couleurs dessinent des frontières clairement visibles. L'équilibre est respecté dans une sorte de géométrie mystérieuse. Des tons gris imprégnés de bleus et de terre brûlée, font vibrer des zones plus claires où l'ivoire joue à cache-cache avec des traces d'ocre. La couleur se fait lumière et vice-versa. Une surface dense, nourrie de couches de peinture, organise la mise en abyme de l'ensemble. Cela fonctionne comme une mémoire tactile , en strates successives qui aboutissent à une sédimentation. 
Considérez le travail des lignes. Le tracé est toujours légèrement oblique, le délimitation est volontairement irrégulière avec un effet de flou que l'on pourrait apparenter, à tort, à une maladresse. 



Détail, Daniel Reymann, DR.

La structure du motif central, légèrement décentré, s'impose à notre regard, accroche notre attention sans pourtant bloquer notre appréhension du tableau. Nous voyageons "sur et dans" la toile. La solidité de cette architecture est installée dans la matière de ce que l'on peut imaginer être un édifice. Des gouttelettes plus foncées sont autant de points de suspension. Quelques lignes ténues traversent la surface érodée du bâtiment. 

Ainsi, la peinture abstraite sollicite notre imaginaire et nous permet d'aller au-delà des évidences. 


Détail, Daniel Reymann, DR.

Ce tableau me parle, me chuchote des messages à peine audibles. Il représente pour moi une citadelle, jadis imprenable, une construction attaquée par l'érosion du temps. Il me raconte une histoire, mon histoire et je me l'accapare. 


 

Détail, Daniel Reymann, DR.

Les deux blocs plus clairs à la base de la toile m'intriguent. 
Sont-ce des rochers détachés de la citadelle ? Ils semblent flotter comme des météorites, en apesanteur. Cette citadelle appartient également au monde de l'air et c'est aussi pour cette raison qu'elle nous fait rêver. 

L'explication de l'artiste

... "Vous vous interrogez sur les "ilots" qui figurent au bas du tableau. Je me demande si ce n'est pas une allusion au bas du retable de Grünewald, la partie qui se trouve sous la Crucifixion (la prédelle). Ce tableau, que j'ai vu et revu depuis tout petit, m'a profondément marqué et se réfère à une période où j'étais juste émerveillé, sans comprendre. Ce tableau, c'est quelque chose de très important pour nous. Il est à Colmar, au musée des Unterlinden. Rien que le nom nous fait traverser le Rhin. (...) Ce n'est pas seulement une peinture, c'est un symbole de notre identité. On a beau revendiquer l'abstraction, les références culturelles pointent toujours le bout de leur nez". 


Un entretien avec Daniel Reymann



Acrylique, 80 x 100 cm, 2014/2015
© Daniel Reymann, DR.

Daniel Reymann, artiste généreux, intense et formidablement disponible, a accepté de répondre à quelques questions. Il est rare qu'un artiste s'exprime avec autant de clairvoyance sur son propre travail. 

À quand remonte votre premier "désir de peinture" ? 

Autant que je me souvienne, j'ai toujours été accompagné par la peinture. Tout gamin, j'avais à ma disposition un boîtier de gouache avec un pinceau qui perdait ses poils. Je vois encore les godets de peinture jaune avec des poils de petits gris (?) collés à l'intérieur. Comme je n'avais pas appris à nettoyer mes pinceaux, les couleurs avaient pris un aspect "sale". Pour m'endormir, je me rappelle que je prenais mon édredon comme une immense palette et un des coins comme mon pinceau. Je mouillais le coin de mon édredon, je prenais une couleur imaginaire et je le portais à mon nez. J'étais persuadé que cela sentait la gouache et je m'endormais ainsi. 

Avez-vous suivi une formation académique? 

J'ai suivi quelques cours au collège et au lycée. Au collège, je me suis essayé à la gouache sur du papier qui gondolait et qui se désagrégeait à force de subir les assauts de mon enthousiasme. Au lycée, j'ai découvert la peinture à l'huile sur châssis, un support qui ne se désagrège pas. J'aimais les couleurs et les odeurs enivrantes. En Arts plastiques, on m'a appris que la peinture, c'est d'abord une idée qu'on traduit en termes plastiques. Il ne s'agit pas d'être doué ou pas, si on ne sait pas, il faut chercher et on finit par trouver. Je n'ai reçu aucune formation technique.
Plus tard, j'ai suivi des cours d'Arts plastiques à l'École Normale dans le cadre de ma formation.  Ce fut une belle claque. J'ai découvert les théories des couleurs, la perspective, le point de fuite, etc. Tout ce que j'y ai appris allait à l'encontre de ce que je pensais de la peinture. C'était tellement énorme pour moi que j'ai mis des années à comprendre ce qu'on voulait m'expliquer, à le digérer et finalement, à le faire mien. J'ai compris qu'il me fallait exclure toute notion de beau et rejeter le concept de don. Le beau m'est étranger dans ma peinture, mais tout le reste y est :  Tu ne sais pas, tu cherches, tu trouves; mais ce que tu vas trouver est fonction de toi, de ta personne, de ton histoire. Une fois que tu as compris cela, tu comprends pourquoi il y a tant d'œuvres différentes. 

Quels sont vos peintres de référence ? 

Richter, Tàpies, Chillida pour les contemporains. Arts africains et art pariétal. 


Antoni Tàpies, collage de paille, 37 x 51 cm, 1968.
Image empruntée ici



Gerhardt Richter, huile sur toile, 320 x 400 x 4,5 cm, 1989
Image empruntée ici


Eduardo Chillida, Gurutze Gorria, lithographie, 76 x 56 cm, 1984.
Image empruntée ici


Peut-on apprendre des autres ? Peut-on progresser? 

Absolument. S'en inspirer sans les copier. Il est toujours intéressant de voir comment tel peintre a résolu tel problème. 
Il n'y a rien de plus absurde que de dire : "Je me suis fait tout seul." On s'inscrit dans une très longue histoire. Les personnes qui fabriquent nos produits, qui les font parvenir jusqu'à nous, ceux qui sont des relais entre nous et les amateurs de peinture. C'est une chaîne qui permet aux peintres d'exprimer ce qu'ils ressentent au plus profond d'eux-même ; c'est ce qui leur permet d'offrir leur perception du monde. L'expression sans communication, c'est verser une goutte d'eau dans l'océan.
On peut progresser en peinture, bien sûr. Mais il faut travailler sans relâche. Il faut peindre comme on respire - même quand on dort, il faut travailler. Il ne faut jamais se satisfaire des acquis, il faut toujours se remettre en question. Chaque tableau est un recommencement, une table rase. Tous les jours, on fait de nouvelles expériences, on s'enrichit de nouvelles émotions. Progresser en peinture, c'est affiner son mode d'expression. 

Pourquoi choisir l'abstrait plutôt que le figuratif? 


Le retable d'Issenheim, Matthias Grünewald, 1512-1516
Image empruntée ici


Le réel et le figuratif ne sont que quelques îlots de certitude dans des océans d'ignorance. Tout jeune déjà, je me suis rendu compte en regardant un paysage que si je fais un pas de côté, cela change complètement ce que je vois. Si j'étais arrivé là, ne serait-ce qu'un quart d'heure plus tard, l'éclairage aurait été différent. Ces sapins-là auraient pris plus d'importance, les montagnes auraient semblé plus lointaines. Puis je me suis rendu compte qu'en admirant les tableaux des maîtres, on admire leur virtuosité au détriment du message. Encore faut-il savoir qu'il y a un message dans la peinture, que ce n'est pas qu'une image. Si on prend le retable de Grünewald, par exemple, il y a déjà dans ses tableaux tous les germes de la Réforme et des indications sur l'intimité et plein d'autres choses sur sa personnalité. Grünewald est-il plus virtuose qu'El Greco, dont les traces sont plus libres et les couleurs beaucoup plus irréalistes?  Ces hommes nous ont transmis quelque chose de plus profond que la simple image. Tout ce qu'ils nous ont transmis était-il le fruit d'une longue réflexion ? Ce n'est pas sûr. 


Sainte Marie-Madeleine pénitente, huile sur toile, 101,3 x 108 cm, vers 1584.
Image empruntée ici


Moi, j'ai choisi l'abstraction parce que j'estime que la virtuosité et le réalisme n'ont rien à voir dans le débat. Je veux quelque chose de transversal, je veux le retrouver dans tout ce qui provoque une émotion. 


Acrylique, 80 x 100 cm, 2014/2015.
© Daniel Reymann, DR.

Ma quête me fait remonter dans le passé, au moment de mes émotions premières sur lesquelles toutes les autres se sont greffées tout au long de ma vie. Finalement, qu'est-ce qui est le plus important? Le ressort de la pince à linge, son architecture, ou sa couleur jaune qui se détache sur le ciel bleu indigo d'une journée d'été ? Le cœur jaune de la marguerite ou de savoir que celui-ci est constitué de fleurs composées, que le gasoil est rose-orangé ou que sa couleur me fait remonter des odeurs de foin et de poussière de paille ? J'ai vécu tout cela et c'est gravé au plus profond de moi. Mais pour un autre, la pince à linge est en bois, la marguerite attire des punaises malodorantes, le gasoil est nauséabond et il n'a pas une jolie couleur. 

Quel dialogue entretenez-vous avec la forme 
et la couleur ? 


Acrylique, 80 x 100 cm, 2014/2015.
© Daniel Reymann, DR.

La couleur a plusieurs fonctions. Elle transmet une émotion et elle permet de se libérer du carcan du réel grâce à l'abstraction. Tel assemblage de couleurs peut communiquer une joie tonique, tel autre peut apparaître comme un apaisement. On parle souvent du plaisir de l'œil, il y a aussi le plaisir de l'esprit et de l'âme. Mais la peinture peut suggérer d'autres sentiments : l'ennui, la colère, la mélancolie. 
J'utilise les couleurs pour pour différencier les zones de même valeur et pour faire le lien entre les différentes parties d'un tableau. 
Quant à la forme, j'ai recours essentiellement à des formes qu'un simple geste permet de réaliser. Je veux faire simple. Surtout pas d'anecdote, pas de lyrisme non plus. dès que cela ressemble à quelque chose, j'efface ou je repeins. (...)
Le carré est une forme parfaite qui exprime la stabilité, tout le monde connaît cette forme. Et donc, en m'approchant, en m'éloignant de la forme parfaite, je dialogue avec le spectateur. Mes carrés ne sont jamais parfaits et rarement délimités. Il y a toujours un flou quelque part ou un côté légèrement ondulant. Il s'agit de faire contraster une forme construite, presque rigoureuse avec des formes chaotiques. En fait, elles paraissent chaotiques, mais elles sont souvent lisibles. Ces parties chaotiques, aux formes souvent organiques, expriment la complexité du monde, mon incompréhension et les parties géométriques, sont mes tentatives intellectuelles de les comprendre. 


Acrylique, 80 x 100 cm, 2014/2015.
© Daniel Reymann, DR.


Le grand format est-il plus satisfaisant qu'un format plus petit ?


Technique mixte, 35 x 35 cm, 2020.
© Daniel Reymann, DR. 


Je me suis rendu compte qu'un petit format me coûte autant d'efforts qu'un grand, autant de réflexion, de questions; presque autant de temps. Pour faire un grand tableau, il faut prendre plus de peinture et travailler avec des outils plus grands. 

Que vous apporte l'acrylique? Pourquoi délaissez-vous la peinture à l'huile ces temps-ci? 


 
Atelier, © Daniel Reymann, DR. 



L'arbre rouge, acrylique, 89 X 116 cm, 2007.
© Daniel Reymann, DR. 


Choisir une technique plutôt qu'une autre, c'est presque un faux problème. Ce qui est important dans les couleurs, ce sont les pigments. Le liant, c'est la colle qui permet aux pigments d'adhérer au support ; le solvant permet de fluidifier le liant. Il faut juste adapter son attitude au produit qu'on utilise. (...) La peinture à l'huile exige des connaissances techniques, notamment parce que l'huile est avide d'oxygène. Il y a donc un risque technique à utiliser l'huile en grosses épaisseurs. L'acrylique est plus indiquée pour des peintres matiéristes comme moi. 

Quels sont vos outils favoris? 


© Daniel Reymann, DR. 

En phase de recherche, j'utilise tout ce qui me tombe sous la main sauf des pinceaux – à la rigueur, des spalters. Il m'arrive d'utiliser des micro-pinceaux quand il y a un défaut inattendu dans le film pictural. 
Lors de la phase de recherche, je fais tous les essais possibles et imaginables. Je laisse la matière s'exprimer. Le résultat est plus ou moins chaotique. J'utilise indifféremment peinture épaisse ou peinture fluide en me servant de spalters en silicone ou des raclettes Ikea. 
Lors de la phase d'appropriation, je vise a transmettre une émotion. Je mets en valeur ou je masque. Je modifie la phase de recherche et je "géométrise" le propos. J'utilise alors des outils très grands que je me suis fabriqués. 

La peinture est-elle addition ou soustraction? 



Technique mixte, 35 x 35 cm, 2020.
@ Daniel Reymann, DR.


En règle générale, je préfère retirer de la couleur pour faire apparaître les couches inférieures. Cela donne souvent des couleurs complexes, mais cohérentes parce que la couleur retirée existe toujours sous forme de léger film qui va nuancer les couleurs du dessous.
C'est aussi pour cette raison que je travaille en système multicouches. Les couleurs ne sont jamais totalement opaques.

Quelle est la part du hasard dans votre travail ? 


Acrylique, 80 x 100 cm, 2014/2015.
© Daniel Reymann, DR.

Elle est extrêmement importante, c'est la base de mon travail. Quand je commence à peindre, je n'ai généralement pas d'idée et je n'ai pas de modèle. Tout dépend de la première trace sur la toile. Parfois cette première trace est la suite d'un tableau précédent dont j'ai critiqué la démarche. Je ne fais jamais d'essais ; tout se passe en direct sur la toile.

Mais il faut que je sois prêt à peindre, que j'aie rassemblé toutes mes ressources. Je fais le vide pendant un temps variable devant la toile blanche ou peinte d'une couleur uniforme. Soudain, des gestes à faire m'apparaissent ; puis, des couleurs, des associations de couleurs, des dialogues entre les formes. À ce moment-là, je parviens aussi à modifier mentalement la construction du tableau, à agrandir des modules, à changer les couleurs, à imaginer les contrastes simultanés. La plupart du temps, le tableau fini n'a plus rien à voir avec le projet initial.

Comment définiriez-vous votre peinture? 

Je n'ai pas dévié d'un millimètre de la définition de ma peinture telle que je l'ai définie il y a trente ans : une mise en scène non chaotique d'événements imprévisibles. Cela correspond à ma personnalité, à ma façon d'appréhender le monde. 


Détail, © Daniel Reymann, DR. 


En guise de conclusion :
 La révélation de l'abstraction par Vassily Kandinsky

"J'arrivais chez moi avec ma boîte de peinture après une étude, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d'une beauté indescriptible, imprégné d'une grande ardeur intérieure. Je restai d'abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je ne voyais que des formes et des couleurs et dont le sujet était incompréhensible. Je trouvai aussitôt le mot de l'énigme : c'était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté. J'essayai le lendemain de retrouver à la lumière du jour l'impression éprouvée la veille devant ce tableau. Mais je n'y arrivai qu'à moitié : même sur le côté je reconnaissais constamment les objets et il manquait la fine lumière du crépuscule. Maintenant j'étais fixé, l'objet nuisait à mes tableaux". 

Pour découvrir d'autres œuvres de Daniel Reymann, vous pouvez vous rendre sur Instagram et vous y ferez de belles découvertes. Il expose ses œuvres dans des galeries à Paris, Lyon et Toulouse. D'autres expositions sont en projet à Beyrouth et Moscou, mais pour l'heure, il faudra attendre des jours meilleurs. 

Je tiens à remercier Daniel Reymann de m'avoir fourni les visuels qui illustrent ce billet de blog et, bien sûr, d'avoir pris la peine de répondre en détail à mes questions. 

Pour consulter le blog de Daniel Reymann, c'est ici 


Acrylique, 80 x 100 cm, 2014/2015
© Daniel Reymann, DR.