UTILE À SAVOIR


Ce blog est alimenté par Jacques Lefebvre-Linetzky. Commentaires et retours bienvenus.


vendredi 15 novembre 2019

TIBOR NAGY, UNE SPONTANÉITÉ VIBRANTE ET RÉFLÉCHIE





Champ gelé (Frosted Field)
@ Tibor Nagy, image empruntée ici 

« Tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relatives ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. »

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1859.


Étude d'automne (Autumn Study)
@Tibor Nagy, image empruntée ici 


A delightful horror, le paysage sublime

Le vent souffle en ce jour de novembre. Les branches des arbres frémissent, des nuages d’un gris bleuté s’amoncellent en un rideau menaçant. La lumière est opaque, on la devine à peine, tapie dans la texture du ciel. Un oiseau file dans l’espace cotonneux. Au loin, la mer, d’un gris-ardoise, enfle et gomme l’horizon. Le spectacle est fascinant, hypnotique. J’aime les bourrasques, les éclats de colère du temps. C’est une vision bien romantique, j’en conviens ; je me délecte de cette « horreur délicieuse » qui habite les toiles de Turner.


La montagne III (The Mountain III)
@Tibor Nagy, image empruntée ici

Peindre un paysage

Peindre un paysage, c’est peindre un instantané et le transcrire pour lui donner un parfum d’éternité. C’est ce que font les grands artistes – je n’aime pas trop cette expression, mais aucune autre ne me vient à l’esprit. Peindre un paysage, c’est peindre ce que l’on voit et ce dont on se souvient. C’est aussi composer, construire, éliminer. Peindre un paysage, c’est livrer son âme au « regardeur » afin qu’il ou elle, voyage entre la réalité et l’illusion.  Regarder un paysage, c’est prendre les émotions de l’artiste à bras-le-corps en une osmose mystérieuse et intense.

mardi 1 octobre 2019

GOTTFRIED SALZMANN, MAÎTRE DE L'EAU ET DES SONGES









© Franklin Bowles Galleries
Image empruntée ici

Gottfried Salzmann est un peintre qui m’accompagne depuis longtemps. Je serais presque tenté de dire depuis toujours tant sa vision du monde convient à ma sensibilité. Souvent, je puise dans les ouvrages de ma bibliothèque pour admirer ses œuvres. Il côtoie les livres consacrés à Turner. J’ai parfois l’impression qu’ils se disent des choses, ces deux maîtres de l’aquarelle, qu’ils chuchotent des secrets, bien assis sur leurs rayonnages. Je ne saisis pas ce qu’ils se disent – ils sont dans un monde que je ne peux qu’admirer.

Gottfried Salzmann est né en 1943 en Autriche, près de Salzbourg. Il a tout d’abord suivi les cours de l’Akademie der Bildenden Künste de Vienne aux débuts des années soixante. Puis, en 1965, il s’est inscrit à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Il y a rencontré sa future épouse, Nicole Bottet, également artiste et somptueuse collagiste. Il a fondé une famille et s’est fixé en France, à Paris et en Normandie. C’est à Linz et à Vienne, en Autriche, qu’il expose ses œuvres pour la première fois en 1968. Depuis, il expose partout dans le monde. Il a réalisé sa toute première aquarelle à l’âge de quinze ans.



© Gottfried Salzmann -  Franklin Bowles Galleries
Image empruntée ici

L’eau et les rêves



© Gottfried Salzmann, détail
Thalia, 2006

L’eau porte à la rêverie, l’eau est un miroir aux transparences subtiles. Ce miroir nous renvoie un monde irisé de couleurs qui se superposent au gré du vagabondage de nos yeux mi-clos. L’eau est reflet – c’est le reflet du monde et celui de notre propre image. Ce reflet est en même temps une révélation et un mystère insondable car l’eau est surface et profondeur.

Le monde de l’eau appartient à l’aquarelliste, c’est une évidence souvent relevée. Et pourtant, l’aquarelliste ne maîtrise jamais complètement le cours des choses tant l’eau sait ménager ses effets et s’échapper à la pointe du petit gris. La technique permet d’éviter certains écueils, mais ce qui distingue l’aquarelliste d’exception, c’est sa capacité à tirer avantage de l’accident de lumière inondée de pigments.


Une technique achevée et variée




Gottfried Salzmann est de ces magiciens au pouvoir mystérieux nourri d’une technique achevée et variée. En 2000, il a publié un ouvrage fondamental publié chez Callwey et intitulé : Aquarelle, paysages et villes, de l’idée initiale à l’aquarelle pure.  Dans ce livre richement illustré, le peintre aborde les aspects techniques en trois chapitres fondamentaux : les couleurs, le papier et les pinceaux. Au regard de chaque illustration, le peintre propose un commentaire, une impression et parfois une citation. On le voit dans son atelier tandis qu’il procède à la phase essentielle de son travail de préparation, le collage du papier. C’est émouvant et fascinant de découvrir ainsi un secret de fabrication si fondamental :

« Pour préserver les franges du papier, je préfère coller l’envers de la feuille, enduit de blanc d’œuf, sur un panneau de contreplaqué. Puis, avec un chiffon, je lisse la feuille en allant de l’intérieur du papier vers les bords extérieurs, afin de chasser d’éventuelles bulles d’air et obtenir une bonne fixation. On peut peindre immédiatement une feuille préparée de la sorte, ou bien attendre aussi longtemps qu’on le souhaite.
Il est possible de travailler pendant des heures sur un papier ayant subi une telle préparation, puis de le laisser sécher avant de reprendre plus tard la peinture. Le papier reste bien plat et ne gondole pas. » 

Aquarelle, paysages et villes, de l’idée initiale à l’aquarelle pure, Gottfried Salzmann, Callwey, 2000, p. 19.

Gottfried Salzmann vénère le papier de qualité qu’il manipule avec précaution afin d’éviter toute pliure intempestive. Il voue une prédilection pour la marque Whatman, désormais introuvable et jadis utilisée par Turner. Il choisit désormais des papiers plutôt légers – la légèreté sied au monde de l’eau. Il rend d’ailleurs souvent hommage à Turner dont il a eu le privilège de tenir entre ses mains des aquarelles mises à sa disposition par la National Gallery dans les années 60 – rencontre inoubliable pour le tout jeune peintre qu’il était alors.




Joseph Mallord William Turner, The Blue Rigi, Sunrise, 1842
Image empruntée ici


L’aquarelliste est un peintre vagabond, un voyageur. Turner, encore lui, était un marcheur infatigable dont les carnets de voyage étaient des instantanés, des images qu’il reprenait à sa guise dans son studio. J’imagine Turner cheminer de nos jours, son téléphone portable à la main en guise de carnet de croquis. Gottfried Salzmann sillonne le monde de New-York à Tokyo, il arpente la France et l'Europe et emmagasine des images qu’il reprend dans son atelier :

« Ce qui importe, c’est l’endroit où l’on peint, si l’on travaille à l’intérieur ou en plein air, par temps humide ou au soleil. Tous ces facteurs contribuent au charme de l’aquarelle. Il faut s’accommoder du temps qu’il fait et même savoir en tirer parti. Circonstances agréables ou désagréables, incidents fortuits, etc… sont toujours au rendez-vous. Aucune autre technique de peinture n’est à même de réserver autant de surprises.
Ce qui est agréable, c’est de travailler en pleine nature. Depuis quelque temps, je commence beaucoup d’aquarelles à l’extérieur et en achève la plupart à l’atelier. »

Aquarelle, paysages et villes, de l’idée initiale à l’aquarelle pure, Gottfried Salzmann, Callwey, 2000, p. 23.




Peintre de la nature



© Gottfried Salzmann, détail
 Thalia, 2006



© Gottfried Salzmann - Franklin Bowles Galleries
Image empruntée ici

Gottfried Salzmann peint des paysages, des arbres et des villes. Vous chercherez en vain une silhouette humaine. Cela ne veut pas dire, loin de là, que le monde du peintre est déshumanisé. L’émotion qu’il suscite, le regard qu’il porte sur la nature et le monde qui l’entoure, sont pétris d’humanité. Il voit, il ressent, il transpose, il recrée, il compose, il déforme, il révèle, il dissimule, il cadre, il décadre et finalement, il offre en partage une vision aussi réelle qu’abstraite, aussi abstraite que réelle. Tout cela nous plonge dans une rêverie qui nous pénètre et nous accompagne. Les images de Gottfried Salzmann s’imprègnent en nous, s’impriment dans notre sensibilité, s’inscrivent en strates dans la matière de nos souvenirs et embellissent notre vie. On ne se lasse pas de voir et revoir ces champs de colza, ces falaises crayeuses, ces routes sablonneuses et ces rivières qui traversent la page à vol d’oiseau. La fascination ne connaît pas la satiété – on revient toujours rêver devant ces merveilles de fluidité et de rigueur confondues.



© Gottfried Salzmann - Galerie 48
Image empruntée ici

Peintre des villes



© Gottfried Salzmann, détail
Thalia, 2006



© Gottfried Salzmann - Galerie 48
Image empruntée ici

Gottfried Salzmann peint la ville. Il a peint New-York, Paris, Tokyo, Arles, Nîmes, Rouen, Hambourg et tant d’autres villes. Peintre-poète, architecte aérien, photographe de l’imaginaire, il orchestre des symphonies de couleurs qui se diluent dans une géométrie savante. Les verticales et les horizontales dansent sur le papier, le peintre semble être en apesanteur. Ainsi, le spectateur promène son regard, se rapproche de l’image pour observer un détail tandis qu’il embrasse un ensemble. Les parois vitrées sont des tesselles, les structures d’acier rythment une géographie d’espaces recomposés. Il affectionne des plongées vertigineuses comme s’il succombait à l’appel du vide. Il est aussi un passant dont le regard saisit les signes d’une poésie dissimulée dans les anfractuosités des murs et dans les déchirures d’affiches publicitaires destinées au rebut. Subsistent des traces, des slogans épars, des visages lacérés, des vestiges de graffitis. Souvent le monde d’en haut fait écho au monde d’en bas en un contraste saisissant.






© Gottfried Salzmann - Franklin Bowles Galleries
Image empruntée ici


Les aquarelles qu’il a consacrées à Ground Zero sont d’une densité exceptionnelle, d’une beauté secrète et douloureuse car le peintre a une relation tout à fait particulière avec cette mégalopole à l’énergie dévorante.




© Gottfried Salzmann - Franklin Bowles Galleries
Image empruntée ici

Pascal Bonnafoux signale un point essentiel du travail de Gottfried Salzmann :

« Il n’y a pas que sur le plan de la perspective visuelle que le monde de Salzmann est ouvert aux idées extrêmes, il l’est également sur le plan temporel. Quand, d’un côté, il sublime l’image de la mégapole en un fantasme utopique, de l’autre, il accompagne cette majestueuse verticalité de signes de décrépitude morbides et la projette pour ainsi dire dans une vision archéologique imaginaire. Des cubes de béton et de verre figés en blocs de glace peuvent se transformer en une forêt de squelettes cassants d’entre lesquels s’élèvent des vapeurs antédiluviennes. Si l’on regarde bien les travaux de Salzmann, on constate que presque tous possèdent des métaphores du déclin. Qui donc mieux que lui pouvait peindre l’affligeant spectacle de Ground Zero, tableau qui ne devait surtout pas manquer à son inventaire new-yorkais. »

Gottfried Salzmann, Pascal Bonnafoux, Nikolaus Schaffer, Thalia Édition, 2006, p.31.


Jeux de miroirs








© Gottfried Salzmann - Verlag Galerie Welz

Les façades des immeubles sont autant de miroirs livrés au regard éperdu du spectateur. Ces miroirs sont à la fois des fenêtres et des écrans, des réflecteurs de lumière et des récepteurs d’images. Ils proposent une vision identique et singulièrement différente du monde. C’est cette instabilité ontologique qui donne à la réalité représentée par Gottfried Salzmann une dimension onirique. Le miroir est multiple, polymorphe pour qui sait le repérer au détour du chemin. Gottfried Salzmann capte les reflets sur les carrosseries des automobiles après une averse. Ces miroirs accidentels déforment, modifient, irisent et démultiplient ses visions urbaines dont certaines font songer aux figures molles chères aux surréalistes. L’identique devient totalement différent dans sa forme, mais la couleur subsiste et l'ensemble contribue ainsi à suggérer une impression d’instabilité.




© Gottfried Salzmann - Verlag Galerie Welz
Quatrième de couverture

Gottfried Salzmann aime se jouer des transparences. Ainsi, par mauvais temps, réfugié dans sa voiture à l’arrêt, il peint ce qu’il voit à travers le pare-brise balayé par le va et vient des essuie-glaces. Le pare-brise devient alors un miroir à la fausse transparence ruisselant de couleurs à demi effacées. La structure du pare-brise ainsi que les essuie-glaces restent visibles de sorte que le réel laisse sa marque. L’œuvre qui surgit alors semble immuable, inaltérable et d’une troublante fragilité.

Travaux récents


© Gottfried Salzmann - Galerie 48
Image empruntée ici


Du 14 septembre au 31 octobre 2019 à la Galerie 48 à Lyon, Gottfried Salzmann présente une série de peintures-collages où la matière de lambeaux déchirés dessine des ombres qui sont autant de vagues à la surface de l’eau. Il présente son travail en écho à celui de Teruhisa Yamanobe dont les paysages nébuleux sont également un appel au rêve.


Voyager avec Gottfried Salzmann

Pour prolonger votre voyage, vous pouvez vous promener sur les sites suivants :

Galerie 48, 48, rue Burdeau, 69001, Lyon
Cliquez sur ce lien

Galerie Arcturus, 65, rue de Seine, 75006, Paris
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Galerie Joël Knafo, 182, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris
Cliquez sur ce lien

Galerie Welz GmbH, Sigmund-Haffner-Gasse 16 – A-5020 – Salzbourg, Autriche
Cliquez sur ce lien

Franklin Bowles Galleries, New York 2015 Exhibition Catalog
Cliquez sur ce lien pour consulter le catalogue
Cliquez sur ce lien pour admirer la collection


Je vous recommande le film de François Xavier (une production ISP Production), Gottfried Salzmann, le peintre de l’eau, 2008, en deux parties :

Partie 1, cliquez ici

Partie 2, cliquez ici



Une famille d'artistes

Pour découvrir le travail de Nicole Bottet, l'épouse du peintre, cliquez sur ce lien.


Pour découvrir le travail de Nieves Salzmann, la fille des deux peintres, cliquez sur ce lien.



Bibliographie




Aquarelle, paysages et villes, de l’idée initiale à l’aquarelle pure, Gottfried Salzmann, Callwey, 2000.

Gottfried Salzmann, Pascal Bonnafoux & Nikolaus Schaffer, Thalia Édition, 2006.


Salzmann, Spiegelungen, Otto Brechia, Verlag Galerie Welz, Salzburg, 1998.


Salzmann, Wasser - Spiegelungen, Nicole Bottet, Verlag Galerie Welz Salzburg, 1993. 




Remerciements

Gottfried Salzmann, pour l’accueil chaleureux qu’il a réservé à ce projet.
Mari Katagiri, directrice de la galerie 48,  pour l’autorisation d’utiliser les visuels figurant sur son site.

Textes en regard de l’œuvre de Gottfried Salzmann

« Quand nous aurons compris que toute combinaison des éléments matériels est, pour l’inconscient, un mariage, nous pourrons rendre compte du caractère presque toujours féminin attribué à l’eau par l’imagination naïve et par l’imagination poétique. Nous verrons aussi la profonde maternité des eaux. L’eau gonfle les germes et fait jaillir les sources. L’eau est une matière qu’on voit partout naître et croître. La source est une naissance irrésistible, une naissance continue. De si grandes images marquent à jamais l’inconscient qui les aime. Elles suscitent des rêveries sans fin. (…)
Une imagination qui s’attache entièrement à une matière particulière est facilement valorisante. L’eau est l’objet d’une des plus grandes valorisations de la pensée humaine : la valorisation de la pureté. Que serait l’idée de pureté sans l’image d’une eau limpide et claire, sans ce beau pléonasme qui nous parle d’une eau pure ? L’eau accueille toutes les images de la pureté. »

Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, Librairie José Corti, 1973 (réédition), p. 20.

« Celui qui se penche par-dessus le bord d’une barque lente, sur le sein d’une eau tranquille, se plaisant aux découvertes que fait son œil au fond des eaux, voit mille choses belles – des herbes, des poissons, des fleurs, des grottes, des galets, des racines d’arbres, — et en imagine plus encore. Mais il est souvent perplexe et ne peut pas toujours séparer l’ombre de la substance, distinguer les rocs et le ciel, les monts et les nuages, reflétés dans les profondeurs du flot clair, des choses qui habitent là et y ont leur vraie demeure. Tantôt il est traversé par le reflet de sa propre image, tantôt par un rayon de soleil, et par les ondulations venues il ne sait d’où, obstacles qui ajoutent encore à la douceur de sa tâche. »

William Wordsworth, Le Prélude, (1798-1850), trad. E. Legouis, cité par Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves, Librairie José Corti, 1973 (réédition), pp. 73 & 74.