Champ gelé (Frosted Field)
« Tout
l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels
l’imagination donnera une place et une valeur relatives ; c’est une espèce
de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. »
Charles
Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon
de 1859.
Étude d'automne (Autumn Study)
@Tibor Nagy, image empruntée ici
A delightful horror, le paysage sublime
Le
vent souffle en ce jour de novembre. Les branches des arbres frémissent, des
nuages d’un gris bleuté s’amoncellent en un rideau menaçant. La lumière est
opaque, on la devine à peine, tapie dans la texture du ciel. Un oiseau file
dans l’espace cotonneux. Au loin, la mer, d’un gris-ardoise, enfle et gomme l’horizon.
Le spectacle est fascinant, hypnotique. J’aime les bourrasques, les éclats de
colère du temps. C’est une vision bien romantique, j’en conviens ; je me
délecte de cette « horreur délicieuse » qui habite les toiles de
Turner.
Peindre
un paysage
Peindre
un paysage, c’est peindre un instantané et le transcrire pour lui donner un
parfum d’éternité. C’est ce que font les grands artistes – je n’aime pas trop
cette expression, mais aucune autre ne me vient à l’esprit. Peindre un paysage,
c’est peindre ce que l’on voit et ce dont on se souvient. C’est aussi composer,
construire, éliminer. Peindre un paysage, c’est livrer son âme au
« regardeur » afin qu’il ou elle, voyage entre la réalité et
l’illusion. Regarder un paysage, c’est
prendre les émotions de l’artiste à bras-le-corps en une osmose mystérieuse et
intense.
Tibor
Nagy
Image empruntée ici
J’ai
découvert Tibor Nagy grâce au magazine Pratique
des Arts, Laurent Besnoit lui a consacré un bel article richement illustré
dans le numéro d’avril-mai 2014. Tibor Nagy est né en Slovaquie en 1963. Il a
grandi au contact de la nature, il a pratiqué des sports extrêmes, il a
bourlingué, il a été restaurateur et entrepreneur en bâtiment, il n’a jamais
cessé de dessiner depuis l’enfance. En 2005, il a décidé de se consacrer
exclusivement à la peinture et depuis, il construit une œuvre vigoureuse et
lumineuse. Il peint les paysages de son pays, il peint des forêts et des
sous-bois, il peint des portes et des fenêtres, il peint des maisons et des
églises aux murs délabrés, il peint des villes où se pressent des silhouettes dans
une grisaille éclairée par les phares des voitures. Il peint une réalité qu’il
pétrit de rêve, à mi-chemin entre réalisme et abstraction.
L'obscurité descend sur la rue (Blackness Over the Lower Street)
@ Tibor Nagy
Dans la rue (On The Street)
@ Tibor Nagy, image empruntée ici
Il décrit ainsi sa
démarche dans l’entretien qu’il a donné à Laurent Besnoit :
« Je
convertis mes idées et mes impressions sur la toile. Je cherche aussi à
traduire mes émotions. J’ai l’impression que si j’y arrive – je veux dire que
si le résultat est pour moi satisfaisant – alors une connexion s’opère entre le
tableau et le spectateur. Ainsi, ce dernier devient quelque part le coauteur de
l’œuvre, en termes d’émotions. »
Une vieille histoire (An Old Story)
@Tibor Nagy
Peintre
de l’émotion
C’est
une peinture vibrante que l’on ressent de l’intérieur. Tibor Nagy ne cherche
pas à nous transmettre un message ou à nous imposer une théorie, il saisit les
palpitations secrètes des lieux qu’il choisit de peindre et notre cœur bat à
l’unisson. Peintre de l’émotion, peintre d’un temps figé dans la magie de la
matière, il laisse sa trace en nous comme un souvenir que l’on ne parvient pas
à chasser. Parfois, ses tableaux nous racontent une histoire que nous percevons
de manière trouble grâce à des strates de peinture grattées, à demi effacées. Il
n’imite pas la nature, il la transpose et la magnifie en une parfaite harmonie
entre les empâtements et les transparences, entre l’opaque et le brillant…
Lost Illusion (Illusion perdue)
@Tibor Nagy
Peintre
autodidacte
Un soupçon de chaleur (Trace of Warmth)
@Tibor Nagy
Au-delà
de l’évidente vitalité de sa peinture, on reste impressionné par la spontanéité
et l’apparente facilité de l’exécution. Tibor Nagy travaille vite, dans le
frais, « alla prima ». Il peint le plus souvent au couteau, mais il
ne s’interdit pas d’autres techniques. Il varie les approches – travail sur le
motif, croquis, photographies avec reprises en studio. C’est un architecte de
la lumière, un maître des contrastes, un pétrisseur de la matière. Les articles
qui lui sont consacrés en anglais soulignent le fait qu’il est un autodidacte –
a self-taught artist. L’expression
appelle quelques remarques. Il est vrai que Tibor Nagy n’est pas passé par les
écoles d’art et, ainsi, il a vraisemblablement échappé au poids de l’enseignement
artistique qui était de mise sous la férule communiste. Cela ne signifie pas qu’il n’a
rien appris et que tout lui est venu par quelque don miraculeux.
Intermezzo
@Tibor Nagy
L’artiste
autodidacte ne cesse d’apprendre, de puiser ici et là ce qui va nourrir son
travail. Il commet des erreurs, il corrige, il améliore, il prend des risques
et parfois, il jette ou brûle ce qui ne le satisfait pas. Il puise aussi dans
le travail d’artistes qu’il apprécie sans pour autant les plagier. Tibor
Nagy cite Richard Schmid, Joaquin Sorolla, Anders Zorn, John Singer Sargent,
Nikolaï Fetching, entre autres. Toutefois,
cette quête âpre et exigeante n’est pas l’apanage de l’artiste autodidacte. Quel
que soit son parcours, l’artiste se trouvera confronté à des interrogations,
des doutes et des remises en question. Le doute et la contrainte sont au cœur
de toute démarche artistique honnête à condition qu’une place soit laissée au
hasard et à la spontanéité. La peinture de Tibor Nagy repose sur cet équilibre
fragile entre maîtrise et fulgurante inspiration.
Perdu dans le printemps (Lost in Spring)
@Tibor Nagy
Tibor
Nagy est représenté dans de nombreuses galeries, notamment aux USA. Il est très
actif sur la Toile grâce au site FASO qui permet de promouvoir et de vendre son
travail directement. Régulièrement, Tibor propose des petits formats grâce à un
portail de vente aux enchères via ce site.
Tibor
Nagy à propos de son travail
Une
absence de contexte
Bien
que les scènes que je peins représentent des bâtiments ou des rues de
Slovaquie, il pourrait tout aussi bien s’agir de lieux en France ou aux
Etats-Unis, car je cherche à évacuer toute anecdote dans mes tableaux. Je peins
le plus souvent des scènes en prenant soin de ne pas ajouter d’éléments qui
permettraient des les identifier précisément parce que cela laisse toute
latitude à la réflexion. La peinture aura plus d’impact dans l’esprit du
spectateur.
Une
peinture alla prima
La
plupart de mes peintures sont faites en une seule séance. Le grattage qui me
permet de dévoiler la couche sous-jacente est réalisé dans le frais et il
s’effectue de manière graduelle et spontanée alors que la peinture avance.
C’est un processus créatif et dynamique.
Une
palette limitée
J’essaie
toujours de garder les choses simples et mes couleurs ne font pas exception. Je
préfère peindre avec une palette limitée qui me permet de mieux exprimer
l’atmosphère qui se dégage de mon sujet.
Une
peinture qui fonctionne par contrastes
Les
contrastes de textures – telles que des zones en pleine pâte, d’autres avec de
la peinture diluée – les contrastes de taille de forme et les contrastes dans
les lignes de contour ne sont jamais déterminés au départ, mais durant le
processus de peinture. Certains de ces éléments, tel qu’un contour marqué ou
une grande masse qui représente un élément, sont parfois cruciaux : ces
éléments clés sont posés dès le départ.
Pratique des Arts, n°115, avril/mai 2014.
Images et textes en regard
Le paysage
Un jour simple (A Simple Day)
@ Tibor Nagy, image empruntée ici
« Pour qu'il y ait paysage, il faut que soient réalisées deux figures de l'artificialité. La première est le cadrage, au moyen de la fenêtre par laquelle on voit le paysage. La seconde est un jeu de transports avec les quatre éléments constitutifs de la nature: eau, feu, terre (sable), ciel. Les figures du transport sont nécessaires pour faire exister le paysage, c'est-à-dire pour passer de l'arbre à la forêt, de l'étang à l'océan, d'un tas de pierres à la ruine.»
Gérard Chouquer
La
forêt
La cabane (The Cabin)
@ Tibor Nagy, image empruntée ici
« Je
marchais avec précaution, en regardant bien où je mettais les pieds. Je m’étais
avancé dans une forêt impénétrable, comme fossilisée, car le vent ne courbait
plus les quelques branches qui retombaient sur la terre. Les troncs étaient
d’une couleur beige, parfois cuivrée, et fissurés comme d’anciens monuments que
l’archaïsme des formes rendait austères. Une main secourable aurait pu m’aider
dans ces profondeurs muettes, un compagnon plus audacieux que moi qui m’aurait
ouvert le chemin. (…)
Épuisé,
je me retins à un tronc qui portait des protubérances de résine durcie depuis
des millénaires. Cette matière impure, légère, chaude comme l’ambre conservait
dans ses coulées des résidus de végétaux et d’insectes morts. Étais-je en
Pologne ou en Nouvelle-Zélande ? Je ne savais que penser devant ces
écorces comme cirées et translucides ; le poisseux n’existait plus ;
on aurait dit des arbres poncés, luisants sous un soleil qui faisait miroiter
des plaques d’un jaune d’or pur. »
Jean
Cayrol, Histoire de la forêt, Le
Seuil, 1975, p. 43.
La
fenêtre
La fenêtre (The Window)
@Tibor Nagy
«
Comme tout seuil, la fenêtre unit et sépare à la fois : elle se situe au
cœur d’une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur dont les déterminations
spatiales se chargent de valeurs symboliques et métaphoriques. (…)
La
fenêtre elle-même, d’ailleurs, regarde ; selon une métaphore ancienne,
elle figure l’œil d’un corps-maison, qui observe l’extérieur autant qu’il sonde
sa propre intériorité : lieu d’un repli du sujet sur lui-même, de l’ordre
de la contemplation mélancolique ou de l’analyse de la conscience, par la
fenêtre l’être humain entreprend le voyage en quête de son propre
déchiffrement. Mais la fenêtre-œil est aussi regardée : elle laisse pénétrer les rayons de l’amour,
toujours selon une métaphore ancienne, et par elle l’âme devient visible à la
surface transparente de la vitre. »
Andrea
Del Lungo, La fenêtre, sémiologie et
histoire de la représentation littéraire, Le Seuil, 2014.
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Je tiens à remercier chaleureusement Tibor Nagy de m'avoir fourni quantité d'images, et de m'avoir autorisé à les publier sur ce blog.
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