UTILE À SAVOIR


Ce blog est alimenté par Jacques Lefebvre-Linetzky. Commentaires et retours bienvenus.


lundi 27 septembre 2021

STEVEN HEATON À L'ÉPREUVE DU TEMPS...

 


Certain things that remain lost in the night, 2021
© Steven Heaton 
Image empruntée ici


Une aussi longue histoire

Vous l'aurez compris, j'ai une longue histoire avec l'Angleterre et mes rêveries de promeneur sur la Toile me font découvrir des artistes dont le travail passionnant ne cesse de me ravir. Je sais très bien que voir un tableau sur un écran ne rend pas justice aux subtilités que recèle l'œuvre. La lumière, la texture, l'épaisseur, la densité perdent leur éclat et se trouvent aplatis. Mais c'est quand même magique de pouvoir effleurer la somptueuse beauté de certaines peintures en un tour de clic. Et puis, en ces temps de Brexit (et de Covid !) il faut bien s'adapter.
 
Vous avez également compris que l'art abstrait occupe une place privilégiée dans mes recherches présentes. L'art abstrait qui me touche trouve ses racines dans le travail de Paul Klee, de Richard Diebenkorn, de Mark Rothko et dans celui de Ben Nicholson dont je ne manquerai pas de vous parler dans un avenir plus ou moins proche. J'ai failli oublier Nicolas de Staël, Otto Freundlich... la liste est trop longue. 

Depuis quelques temps, c'est le travail de Steven Heaton qui accompagne mes propres créations. Je ne cherche pas à l'imiter ou à le plagier (quel vilain mot) ; il est simplement là, je regarde ses œuvres, il nourrit mon imaginaire et cela me fait du bien. 
Je vous propose de plonger immédiatement au cœur de l'un de ses tableaux. 




Ghosts will build their nest in your future
© Steven Heaton, 2019


Les fantômes construiront toujours
leur nid dans votre avenir

Ce tableau date de 2019. C'est une huile de taille moyenne, 55 x 35 x 5 cm sur un panneau de bois de bouleau. En outre, pour mettre son travail en valeur, l'artiste a choisi un cadre en chêne datant du 19e siècle. Ces indications sont précieuses. L'œuvre est résolument moderne, mais elle s'inscrit dans le temps. Pour le support, on songe à l'âge d'or de la peinture hollandaise, période qu'affectionne particulièrement Steven Heaton. Le cadre, quant à lui,  nous transporte dans un 19e siècle où la modernité de Turner côtoie les sensuelles compositions des peintres préraphaélites. Je voyage souvent de l'un aux autres. 

L'œuvre de Steven Heaton est d'une grande pureté. Les lignes et les couleurs sont d'une belle harmonie ; elles se fondent et se répondent afin de souligner la luminosité d'un bleu auquel le regard ne peut se soustraire. On serait tenté d'affirmer que "tout n'est qu'ordre et beauté" tant l'oeuvre est stable, sereine. Pourtant, à y regarder de plus près, on perçoit que ce n'est pas un simple rectangle qu'il nous est donné d'admirer. 

Le noir inscrit le bas du tableau dans une oblique inattendue qui vient rompre l'effet de stabilité et de sérénité. C'est ce qui donne à cette œuvre une vie intérieure faite de pulsations mystérieuses. C'est aussi ce qui nous force à lire ou à relire le titre que l'artiste a donné à son œuvre. On est d'abord intrigué par la longueur de ce titre et on devine que Steven Heaton est féru de littérature. Le message est cryptique : Les fantômes  construiront toujours leur nid dans votre avenir. Il s'agit d'une prise en compte du temps où les forces des ténèbres accompagnent nos nuits troublées.  Le temps des fantômes appartient à la fois au passé et au présent ; ils troublent le sommeil de ceux qu'ils visitent, généralement leur assassin. 

Ce sont de drôles d'oiseaux qui s'installent dans notre avenir. Le nid est habituellement un refuge mais, en l'occurrence,  il pourrait bien s'agir d'un leurre. L'équilibre et l'instabilité habitent ce titre. Il évoque explicitement l'œuvre picturale tout en s'adressant à notre inconscient. Enfin, ces fantômes qui effleurent l'œuvre de l'artiste évoquent immanquablement le monde de Shakespeare. 

L'art abstrait permet de percevoir les différentes strates de l'œuvre sans jamais imposer une interprétation unique et péremptoire. Et puis, il y a l'émotion qu'elle suscite et qui continue de vivre en nous dans le souvenir de notre contemplation. L'art est une recherche du temps complexe et élusive. 

Les œuvres de Steven Heaton abondent sur la Toile et il suffit de se rendre sur son site pour mesurer la richesse et la force de son travail. Promenez vous au gré des titres et des matières où les glacis à l'huile habillent les collages de papier jaunis par le temps (encore lui). Il y a même une œuvre qui suggère ouvertement le temps retrouvé de Marcel Proust. 


Steven Heaton, Time regained, 2021
Image empruntée ici


Un peintre discret et volontiers facétieux



© Steven Heaton


Vous trouverez, ici et là, des renseignements sur l'artiste, mais il reste très discret. Lorsque je lui ai demandé une photo le représentant au travail, il m'a envoyé un cliché étonnant où il porte une sorte de sac-oiseau au bec acéré qui lui recouvre totalement la tête. En ces temps de Covid, on songe aux médecins (les beak doctors) qui parcouraient Londres lors de la Grande Peste de 1665. Peut-être est-il tout simplement facétieux. On peut l'entrevoir lors de vernissages ou dans son studio, lunettes sur le haut du front et longue barbe qu'il laisse pousser depuis quatre ans. 



Image empruntée ici

Échanges et entretien

Steven Heaton est un peintre généreux totalement impliqué dans son art et sensible aux vibrations de son temps – il ne vit pas dans une tour d'ivoire. C'est un homme du nord de l'Angleterre, une région rude où le football est roi et où persiste le souvenir des Beatles. Elle englobe Manchester et Liverpool, des centres qui bénéficient d'une vie culturelle dynamique. La Tate Liverpool est un superbe musée d'art moderne situé dans d'anciens docks donnant sur l'estuaire de la Mersey. 


La Tate Liverpool
Image empruntée ici


Il m'a accordé un long entretien téléphonique et a même préparé un texte où il s'efforce d'analyser sa démarche. Ces échanges ont été particulièrement fructueux et je vous propose d'en découvrir une synthèse. Ce n'est pas une transcription, c'est une adaptation de ses propos : 

Je ne viens pas d'une famille qui s'intéressait à l'art. Je me suis tout d'abord tourné vers les arts graphiques et c'est dans ce domaine que j'ai commencé à gagner ma vie. Mais, au bout de deux ou trois ans, je me suis rendu compte que ce n'était pas ce que je voulais faire. Je me suis donc inscrit à la faculté des Beaux-Arts de Salford. Cela a été une très bonne expérience, quelque peu insolite car j'étais plus âgé que la plupart des étudiants. 
L'art abstrait me convient dans la mesure où j'aime être à la marge. Je suis constamment en train de travailler, d'écrire des notes, d'accumuler des croquis. 



© Steven Heaton


Je ne cesse de travailler et je suis plutôt lent dans ma pratique artistique. Je cherche la simplicité et, pour ce faire, il me faut constamment revenir sur mes toiles et autres panneaux de bois. C'est une démarche tout à fait obsessionnelle qui requiert une longue maturation. Je travaille toujours plusieurs œuvres à la fois. Un tableau peut me prendre des années avant que je décide qu'il est terminé. Il m'arrive même de les enfouir dans la terre pour que l'usure du temps s'inscrive dans la matière. Ainsi, j'ai enterré pendant six ans deux toiles intitulées Nothing is Ever the Past (Rien n'est jamais le passé). C'est quelque chose que je ne fais plus désormais.



Steven Heaton, Nothing is Ever the Past
Image empruntée ici



J'ai envie que les spectateurs prennent leur temps, qu'ils ralentissent et qu'ils regardent mes œuvres de plus près au point d'être totalement absorbés dans leur contemplation. Je suis fasciné par notre perception du temps, comment nous comblons les vides et comment nous appréhendons le monde.

Je n'aime pas être cantonné à une seule technique ; tout me convient. Je travaille l'acrylique, la peinture à l'huile sur des supports variés et souvent insolites – des morceaux de bois, des cadres de fenêtres. 


Ben Nicholson, Composition abstraite, 1936
image empruntée ici



J'éprouve une vénération pour le travail de Ben Nicholson et, depuis quelque temps, je me consacre à des recherches sur son travail. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas uniquement l'aspect esthétique, c'est aussi le contexte économique, sociologique, politique dans lesquels ses œuvres ont été créées. Cela aboutira, l'an prochain, à une exposition où des des artistes contemporains seront confrontés aux œuvres de Ben Nicholson. Ils ne s'agit pas de faire des copies, mais de comparer des méthodes inscrites dans un contexte spécifique et différent.  



Image empruntée ici

Lors de ma précédente exposition en 2019, juste avant le confinement, j'ai croisé mon regard avec celui de Vermeer tout en collaborant avec Sara Riccardi, une historienne de l'art qui s'était installée récemment à Manchester. À l'occasion de cette exposition, je me suis imposé d'utiliser les techniques auxquelles Vermeer avait recours. Il était hors de question que je m'inspire directement de ses œuvres. Je voulais m'immerger dans le silence qui habite les peintures de Vermeer et imaginer son regard sur le monde d'aujourd'hui.  C'est la raison pour laquelle j'avais intitulé cette exposition, Composed from Silence (Composé à partir du silence). 



Steven Heaton, Echoes : Answer, 2019
Image empruntée ici



Steven Heaton, Home of material silence, 2019
Image empruntée ici




Ce qui me semblait également important, c'était d'amener les spectateurs à se détacher du chaos ambiant pour apprécier la lenteur et le silence. 

Je travaille à des heures fixes et je me rends à mon atelier tous les jours à Manchester dans ma Morris Minor de couleur verte. 


Image empruntée ici



© Steven Heaton


Je travaille aussi chez moi, ce qui me permet de faire de longues promenades et de me déconnecter tout en faisant le tri dans mes pensées. Je fais des recherches, je lis beaucoup. Tout cela alimente mon imaginaire lorsque je reprends mes pinceaux dans mon atelier. 



Le projet Cross Street Arts est une organisation caritative à but non lucratif. Nous louons de grands bâtiments que nous divisons en ateliers et nous les louons à des artistes qui peuvent donc travailler dans des conditions convenables et même préparer une exposition. Nous agissons en collaboration avec la Cattlefied Gallery qui permet à de nombreux artistes contemporains d'exposer leur travail. Cette galerie a des contacts au niveau international ce qui assure un rayonnement particulier aux artistes de la région de Manchester. 

L'épidémie de Covid n'a pas véritablement affecté mon approche. Ma dernière exposition, Composed from Silence, juste avant le premier confinement, encourageait les gens à prendre leur temps, à faire une pause. Ironiquement, le monde a marqué le pas lors de l'épidémie. 

En ce moment, je suis totalement absorbé par un projet d'exposition qui aura lieu dans l'espace de la Saul Hay Gallery à Manchester en juin 2022. 
L'idée est de proposer un voyage rétrospectif dans l'après Seconde Guerre mondiale. C'est une période très riche où les artistes se sont tenus en marge des idéaux de la reconstruction. Ils se sont mis en quête d'un nouveau style de vie fondé sur le partage. L'un des artistes les plus intéressants de cette période est Francis Davison qui a vécu un temps en autarcie avec son épouse Margaret Mellis, également artiste, dans le Suffolk.

  
Francis Davison, House, Essex, 1950
Image empruntée ici


Margaret Mellis, Blue Anemone, 1957
Image empruntée ici


Je compte réunir un petit groupe d'artistes qui proposeront leur regard sur la société d'aujourd'hui dominée par l'argent et ils s'interrogeront sur les dérives de la scène artistique contemporaine. 

Il est essentiel de voir les œuvres "pour de vrai" et je conseille aux jeunes artistes de se rendre dans les galeries et les musées afin de rencontrer les visiteurs et de prendre le pouls  de l'air du temps. 

Retour sur une œuvre


Steven Heaton, A Quiet History, huile sur panneau de bouleau, 2019.
Image empruntée ici


Le cadre est est fait de bois de hêtre datant du 19e siècle. L'aspect sombre du bois fait surgir la lumière et les couleurs du tableau. Le carré de 60 x 60 cm assure une évidente stabilité au tableau. De même, la construction est solide : lignes marquées, blocs fermement arrimés, complémentarité entre les formes, subtiles jeux de couleurs et contrastes délicats ou tranchants. La rondeur du cercle permet une entrée méditative dans le tableau. Des traces roses adoucissent l'ensemble et se promènent dans les ocres. Une seule oblique, accrochée à une découpe de couleur noire,  crée une rupture dans l'ordonnancement des formes. Un petit rectangle rouge attire irrémédiablement notre regard  – vous vous souvenez de la bouée rouge peinte par Turner ? Le rectangle blanc s'affirme comme une falaise au sommet de laquelle frémissent des traces de peinture délibérément maladroites. C'est la pulsation de la vie qui suinte du tableau. Une surface turquoise, où l'on devine le passage d'autres couches de peinture, suggère les vestiges d'un passé immémorial. 

Il s'agit bien d'une histoire silencieuse, d'un murmure de formes et de couleurs. Le peintre est, une fois de plus, en quête de silence, loin du fracas de la foule déchaînée. Pour ce faire, il lui faut laisser le passé affleurer la surface d'un panneau de bois dont l'histoire est destinée à rester mystérieuse. De multiples histoires convergent et se répondent en une quantité d'échos silencieux. Le regard du peintre absorbe celui du spectateur et vice versa. C'est ainsi que l'œuvre vit en nous et qu'elle accompagne nos rêves pour nous aider à mieux vivre. 

Textes en regard


Steven Heaton, Toward Light, 2021
Image empruntée ici


Au cours de la deuxième décennie du vingtième siècle, un tournant radical et déterminant s'opère en peinture, l'invention de l'abstraction. 
Certes, depuis la nuit des temps, des formes non figuratives ont été utilisées au sein de programmes décoratifs, par exemple les grecques ornant les terres cuites de l'Antiquité, les arabesques des ferronneries baroques ou les volutes de l'Art Nouveau. Mais ces motifs étaient subordonnés à des finalités extérieures, comme l'embellissement d'un lieu ou d'un objet. 
La démarche qui caractérise les maîtres de l'abstraction du début du 20e siècle consiste à proposer, purement et simplement, une "image abstraite". 
L'oxymore que constitue cette expression, une image étant traditionnellement définie comme une réplique de la réalité, indique la nouveauté de l'entreprise. Les peintures abstraites sont des images autonomes qui ne renvoient à rien d'autre qu'elles-mêmes. Dans ce sens, elles s'apparentent aux icônes de la religion orthodoxe qui manifestent la présence d'un contenu plutôt qu'elles ne le représentent, mais, à la différence de ces images religieuses, les peintures abstraites rompent avec le monde des apparences. Elles révèlent l'existence de réalités jusqu'alors invisibles et inconnues, que chaque artiste détermine à sa façon, selon ses propres convictions, son parcours et sa culture, de l'art populaire aux théories les plus spéculatives. 

Centre Pompidou, Dossier documentaire sur l'abstraction, source, cliquez ici. 

Steven Heaton, Morning Assembly, 2021.
Image empruntée ici



On s'achemine ainsi vers un art entièrement nouveau ; qui sera à la peinture, telle qu'on l'avait envisagée jusqu'ici, ce que la musique est à la littérature. 
Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure.
L'amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d'un ordre différent de la joie qu'il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure d'un ruisseau, le fracas d'un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l'esthétique.
De même les peintres nouveaux procureront à leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues à l'harmonie des lumières impaires. 

Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques, 1913. 
Source, cliquez ici. 




Steven Heaton, The Land in Silence Stands, 2019
Image empruntée ici



L'Écoute-Silence
Pour Suzanne Flon

Écouter ce que dit le vent quand il ne dit plus rien
mais reprend souffle et se souvient
d'avoir été si haletant après sa course
sa course de vent qui court après le vent
Que dit le vent quand il se tait ?
Que dit le silence du vent ? 

Écouter ce que dit la pluie
quand un instant elle fait halte
et cesse l'espace de trois mesures
de tambouriner ses doigts d'eau
sur le toit et les carreaux
Que dit la pluie quand il se tait ?
Que dit le silence de la pluie ? 

Écouter ce que dit la mésange nonnette
quand elle suspend ses roucoulades
et que son chant dans le matin clair 
reste en filigrane dans l'air
Que dit l'oiseau quand il se tait ? 
Que dit le silence de la mésange ? 

Le silence dit que le silence
écoute couler la source du chant

in À la lisière du temps, Poésie/ Gallimard, 1990. 


Steven Heaton, A Place Where Light is Silent, 2020.
Image empruntée ici


Je tiens à remercier Steven Heaton pour sa chaleureuse disponibilité et son aide précieuse. Qu'il soit également remercié d'avoir mis à ma disposition de nombreux visuels. 

Liens

Le site de Steven Heaton, c'est ici

Le site de Cross Street Arts, c'est ici

Le site de la Saul Hay Gallery, c'est ici