UTILE À SAVOIR


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dimanche 3 janvier 2021

HISTOIRE(S) DE BOÎTES

 "Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons." 

Gustave Flaubert, Un cœur simple, 1893. 





Flaubert, Barthes et "moi"... 

Cela fait pas mal de temps que je réfléchis à ce billet de blog destiné à saluer l'an nouveau. En fait, cette année, c'est beaucoup plus compliqué de s'imposer cette tâche. Vous aurez remarqué le poids de la contrainte dans cette entreprise jadis légère et souriante. Bref, on accueille l'an nouveau sur la pointe des pieds tandis que l'on enterre l'an vieux sans regret aucun. 

Vous vous demandez sûrement pourquoi j'ai cru bon de citer Flaubert. Je le sens, que dis-je, je le subodore, on va me traiter d'intellectuel. Cela me colle à la peau depuis tant d'années. C'est presque une insulte de nos jours. Je fais avec, pas le choix et puis, finalement, ça me convient. Donc, je reviens à Flaubert. Roland Barthes a consacré de nombreuses pages à cette phrase toute simple et il s'est intéressé tout particulièrement au "baromètre" comme signe du réel dans le monde de la fiction ainsi construit par notre Gustave. 

Loin de moi l'idée de me prendre pour Roland Barthes ou Gérard Genette. Le signe de la fiction qui ne cesse de me titiller, c'est l'accumulation de boîtes et de cartons telle qu'elle apparaît dans cette phrase. Disons, pour faire court, que les boîtes me fascinent. Rien de plus normal en ces temps festifs où nombre de cadeaux sont présentés dans des boîtes, elles-mêmes emballées dans du papier cadeau. Pour jouir du présent que l'on vous fait, il faut le dissimuler afin d'en retarder la découverte. Je sais que certaines et certains d'entre-vous auront l'esprit suffisamment bien placé pour avoir des pensées plus croustillantes encore. 

Ça me travaille depuis ma plus tendre enfance, cette histoire de contenant/contenu.

C'est évident, l'enfant rêve de ce qu'il n'a pas et cela alimente son imaginaire. Ensuite, l'adulte qu'il devient lui emboîte le pas. Faut-il y voir le désir d'un retour aux origines, dans le monde intra-utérin? L'idée est plutôt emballante. De la boîte à l'œuf, il n'y a qu'un pas... que la poule franchit allègrement.  Faudrait demander à Sigmund, ce qu'il en pense. 

J'ai comme l'impression que vous perdez le fil de ma pensée. Je vous rassure, moi aussi, je perds le fil de ma propre pensée. Je ne sais plus où donner de la tête et je me mets moi-même en boîte. Faut-il chercher des arguments dans une boîte à outils ou dans une boîte de nuit, à moins qu'il ne me faille farfouiller dans une quelconque boîte noire. La boîte aux lettres a mes faveurs, de même que la boîte à sel car elle n'en manque pas. Et, le comble du comble serait de loger dans une boîte une multitude de matriochkas




Cela ferait une sacrée mise en abyme digne des exégèses de notre Roland, cité plus haut. Je sens que mon humour commence à vous peser et je vais bientôt cesser de vous mettre en boîte, mais pas avant de vous avoir imposé une sentence particulièrement savoureuse de mon philosophe préféré, Pierre Dac :

"Directeur de pompes funèbres cherche personnel ayant le sens de l'humour, connaissant particulièrement la mise en boîte." 

Ma boîte à collages

Il y a quelques années, une amie sculpteuse (sculptrice), Myriam Franck, a demandé à des artistes de décorer des boîtes en carton afin de les vendre aux anchères au profit d'une œuvre caritative. J'ai fabriqué une boîte à collages dont toutes les faces ont été décorées. 


© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2018


© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2018

À l'intérieur, j'ai déposé huit collages. La boîte a trouvé acheteur, mais je n'ai jamais su qui avait été attiré par ma réalisation. J'en ai été un peu frustré, mais finalement, je m'en suis accommodé parce que c'était en quelque sorte une boîte à secrets. L'heureux propriétaire ne sait pas qu'il détient une sorte de machine Enigma que seul Alan Turing pourrait déchiffrer. En outre, vous aurez remarqué que j'ai imaginé des silhouettes féminines pour illustrer mon propos – je ne m'en suis pas rendu compte sur le moment, ce n'est que plus tard que j'ai compris que j'étais sous le charme de la boîte à musique de mon inconscient. 


La machine enigma, Image empruntée ici


C'est bien plus sophistiqué qu'un journal intime qui peut toujours être lu par hasard, par mégarde ou par curiosité. Ma boîte est quelque part, je ne sais pas qui la possède et je suis le seul à en posséder la clef. C'est grisant. 

La boîte de Pandore 


La boîte de Pandore, Charles Edward Perugini (1839-1918)
Image empruntée ici

En lecteurs ou lectrices affûté(e)s, je suis certain que vous avez suivi les méandres de ma pensée et que tel l'inspecteur, Bourrel, vous vous êtes exclamé :  "Bon Dieu ! Mais c'est bien sûr ! ; depuis le début, il pense à la boîte de Pandore."

Je vais donc vous rafraîchir la mémoire en faisant appel à l'Encyclopédie Universalis :

Personnage de la mythologie grecque. Hésiode, le premier, raconte l'histoire poétique de cette Éve des Grecs : la première femme fut fabriquée avec de la terre par Héphaïstos, douée de la vie par Athéna (ou Hermès), et parée par les dieux de l'Olympe de toutes les grâces et de tous les attraits, autant de dangereuses séductions.

Irrité contre Prométhée qui avait dérobé le feu du ciel, Zeus lui envoie Pandore comme épouse. Prométhée, méfiant, refuse de la recevoir. Mais son frère Épiméthée accepte Pandore, qui apporte avec elle une boîte mystérieuse. Épiméthée l'ouvre, à moins que ce ne soit Pandore elle-même, poussée par la curiosité : le coffret contenait tous les maux, qui se dispersent à travers le monde. Seule l'espérance reste au fond lorsque Pandore referme le couvercle.

La "boîte de Pandore" et "l'espérance restée au fond" sont l'objet de fréquentes allusions littéraires. Goethe écrivit en 1788 une suite à son Prométhée (œuvre dramatique inachevée) intitulée Pandora, allégorie lyrique où se retrouve bien le dualisme, propre à la pensée allemande, entre pensée et action. Prométhée y symbolise la réalité concrète et pratique ; Épiméthée, animé du souffle divin, s'unit à Pandore, la beauté pure : de cette union naissent tous les arts. 

Nicole Quentin-Maurer, Encyclopédie Universalis.

Ce mythe me semble particulièrement approprié aux temps incertains que nous vivons. Le vilain virus a été libéré de quelque boîte réelle ou imaginaire ; l'obscurantisme et le complotisme  se sont également répandus tel un poison. Il nous reste l'espérance, mais elle est enfermée au fond de la boîte, au fond du coffre ou de la jarre selon les représentations.

Le mythe de Pandore que l'on appelle également Pandora ne plaît pas beaucoup aux féministes dans la mesure où il perpétue le cliché de la femme fatale. C'est, de toute évidence, un fantasme masculin qui a fasciné de nombreux peintres, surtout durant l'époque victorienne en Angleterre. Ce fantasme a également alimenté la littérature gothique et s'est exporté aux États-Unis d'Amérique. La figure de la femme écarlate hante la société puritaine telle qu'elle est décrite par Nathaniel Hawthorne dans The Scarlet Letter (1850).



Pandora, Dante Gabriel Rossetti, 1871
Image empruntée ici


En 1871, le peintre préraphaélite, Dante Gabriel Rossetti, exprime sa totale fascination pour le mythe de Pandore. C'est un tableau d'une rousseur incandescente. Le vêtement de feu de la belle s'accorde avec les volutes qui se dégagent du coffre qu'elle tient dans ses mains. La lumière jaillit de son visage et de ses mains. Sa chevelure abondante signifie un non moins intense pouvoir de séduction – érotisme souverain qui brûle les yeux du regardeur que nous sommes. On ne sait pas ce qu'elle regarde, c'est un regard songeur - il est légèrement décalé dans un hors-champ troublant. Elle est dans un entre-deux, à mi-chemin entre le réel et l'irréel. Elle nous invite à deviner ses pensées dont nous savons pertinemment qu'elles sont impénétrables. C'est pervers et diaboliquement séduisant. Le mystère féminin tout entier, en somme. 


Pandora, John William Waterhouse (1849-1917), 1896 

Image empruntée ici

À la fin du 19ème siècle, en 1896, un autre peintre préraphaélite, John William Waterhouse, s'empare du même sujet et le traite de manière différente. L'arrière-plan est une forêt sombre éclairée par quelques trouées lumineuses et par un ruisseau en premier plan. La nature est toujours signifiante dans les tableaux préraphaélites. La forêt est le lieu de nos peurs ancestrales. La belle à l'épaule dénudée est agenouillée – est-elle en prière ?  Elle s'apprête à soulever le couvercle du coffre. La sensualité de la pose est évidente et suggère un moment d'extase attisé par l'intense curiosité. Le geste arrêté des mains évoque une attente, une respiration retenue, un désir à peine contenu.  La belle a les yeux baissés en direction de l'intérieur du coffre, mais peut-être sont-ils clos... Sa robe transparente semble être sur le point de glisser sur son corps, mais chacun sait que le glissement n'aura pas lieu.  Il faudra se satisfaire du spectacle de son épaule et de ses pieds. De même, on ne verra jamais ce que contient le coffre, hormis des volutes. Le coffre est beaucoup plus imposant que celui peint par Dante Gabriel Rossetti - sa magnificence va de pair avec la nocivité de son contenu. Cet arrêt sur image dans un monde à la fois tangible et irréel nous transporte dans l'intemporalité du récit mythologique. 




Psyché ouvrant la boîte dorée, John William Waterhouse, 1903
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Waterhouse reprend un dispositif analogue pour traiter le thème de l'ouverture d'une boîte. Cette-fois, il s'agit de Psyché ouvrant la boîte dorée. La belle découvre son épaule et laisse imaginer la nudité d'un corps harmonieux grâce à un drapé qui épouse ses formes. Elle est vue de profil, ce qui impose au regardeur une position de voyeur. La boîte est plus petite, mais elle laisse échapper des volutes mystérieuses. 

Psyché, dont le nom, en grec, signifie âme, n'a pas la réputation sulfureuse de Pandore. Le tableau de Waterhouse décrit un moment essentiel de la vie de Psyché. Alors qu'elle tente de reconquérir Éros, Aphrodite lui impose de nombreux travaux pour la mettre à l'épreuve. Ainsi, elle lui demande de déposer un fragment de la beauté de Perséphone dans une boîte dorée qu'il lui est interdit d'ouvrir. Psyché s'acquitte de sa tâche, mais, bien sûr, elle ne peut s'empêcher d'ouvrir la boîte, croyant pouvoir s'attirer les grâces d'Éros en utilisant la parcelle de la beauté de Perséphone. La belle aurait dû se méfier car elle est immédiatement plongée dans un coma profond, dont Éros la sauvera en la piquant de ses flèches. Éros obtient ensuite de Zeus la permission d'épouser Psyché. Et c'est ainsi que Psyché devint immortelle et que la déesse Aphrodite lui pardonna. Une bien belle histoire, non? 





Pandore, William Adolphe Bourguereau (1825-1905), 1890
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Revenons à Pandore. Le mythe a inspiré l'un de nos grands peintres académiques du 19ème siècle, William Adolphe Bourguereau (1825-1905). Influencé par Ingres, il n'a cessé de célébrer le corps féminin. En son temps, il a eu énormément de succès, notamment aux États-Unis. Sa peinture a été décriée par les Impressionnistes et c'est Salvador Dali qui l'a remise à l'honneur dans les années 1950. 
Cette Pandore date de 1890, les préraphaélites sont toujours appréciés et actifs en Angleterre. Bouguereau élimine l'arrière plan et privilégie le corps de la belle. Le coffre, qu'elle porte contre son sein droit, est une petite boîte au couvercle fermé. Rien ne laisse imaginer qu'elle pourrait être tentée de soulever le couvercle. Sa main gauche retient sa robe et l'empêche de glisser. Le magnifique drapé est de toute évidence un hommage à Ingres. Le travail du regard est troublant ; c'est une plongée dans l'inconscient de Pandore dont on devine qu'elle n'a pas encore pris sa décision, mais qu'elle ne saura résister à la tentation. 

Je vais clore ici cette enquête dont la saveur sensuelle aura, je l'espère, agrémenté ce début d'année où "le ciel pèse comme un couvercle". Encore une histoire de couvercle, pardonnez-moi. Vous pouvez, à votre guise, vous constituer votre propre galerie dédiée à Pandore. N'oubliez pas d'y inclure le très mystérieux tableau de Magritte... 


La boite de Pandore, René Magritte, 1951
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Pour vous aider à le décrypter voici ce qu'en dit le peintre lui-même :
"La présence de la rose à côté du promeneur signifie que l'homme, où que son destin le conduise, est toujours sous la protection d'un élément de beauté. Le peintre souhaite que cet homme se dirige vers le lieu le plus sublime de sa vie. L'éclat de la rose correspond à son rôle important : élément de beauté. L'approche de la nuit convient au recueillement, et le pont fait penser que quelque chose sera dépassé."

Un texte de référence

"Le sort réservé au mythe de Pandore par les sciences humaines est assez étonnant. Autant la psychologie - la psychanalyse en particulier - fait grand cas des mythes d'Œdipe, d'Electre et d'Antigone, autant elle reste à peu près silencieuse sur celui de Pandore. Et pourtant ! Pandore présente d'aussi somptueux attraits que les deux héroïnes précitées. Elle est l'image de la première femme, dans tout son éclat mais aussi dans toute sa puissance d'aveugler ; et elle est à l'origine d'un épanchement de fléaux et de misères. Beauté enveloppant le mal, elle ne pouvait que fasciner ceux qui s'occupent de sciences de l'homme. Or, bizarrement, ce mythe est souvent tenu à distance par les mythologues eux-mêmes, qui le placent rarement au premier rang des récits dignes d'intérêt. 
Pourquoi un tel oubli? C'est que le mythe de Pandore est compliqué; ou, du moins, ne présente pas à qui veut le comprendre une simplicité suffisante. Non seulement de nombreux personnages, divins et humains, mais aussi une histoire "embrouillée" : une tromperie humaine à l'égard des dieux (qui n'en sont pas si dupes) ; une vengeance divine ; une tromperie divine à l'égard des hommes ; et, pour finir, l'ouverture d'une mystérieuse jarre (ou boîte) remplie de désastres et de malheurs, sans que, pour autant, cette ouverture paraisse comme la transgression d'un interdit. De surcroît, on ne connaît pas exactement les motifs de qui a soulevé le couvercle de la fameuse boîte. 
Complexité de personnages et de situations, à quoi s'ajoute, quant au sens et à l'orientation à donner à ce mythe, une grande perplexité qui ne disparaît pas quand on consulte les spécialistes. Orientation si équivoque d'ailleurs, que la version "initiale" du mythe, proposée par Hésiode dans Les travaux et les jours a donné lieu, par la suite, à toutes sortes de variations. (...)
Même en ne retenant ici que la seule partie concernant Pandore (donc en laissant de côté l'histoire préalable de Prométhée) ce mythe reste durablement cassé en deux parties. La première est constituée par l'envoi sur terre de la femme confectionnée par la forge des dieux et envoyée à quelques mâles et, par leur biais, à tous les mâles ; la seconde tient au mode de diffusion des maux. C'est-à-dire que le mythe est traversé par deux grandes oppositions : d'une part, celle du bien et du mal, qui se décline en plaisir/douleur (ou déplaisir), et en vertu vice ; d'autre part, celle des deux sexes, les hommes jouissant d'une sorte  de prééminence archaïque d'existence sur les femmes ; et la figure de la femme n'existant que par son avènement éclatant dans un monde d'hommes dont elle va bouleverser l'organisation, sans toutefois provoquer délibérément ce désordre. Deux oppositions qu'il n'y a lieu de faire coïncider, si l'on se refuse à céder à une espèce de misogynie qui voudrait que le mal soit apparu avec la figure de la femme sur terre." 

Source: Pandore, Mythe exemplaire, pensée mythique et pensée conceptuelle, Jean-Pierre Clero. 

Vous pouvez lire ce texte dans son intégralité en cliquant sur ce lien




Que cette année vous soit douce et fertile, chères lectrices et chers lecteurs.