Secrètes pensées, secrets écrits, secrets ouvrages
Ce tableau de Paul Klee me fascine. J'ai mis longtemps à comprendre pourquoi. J'aime les chats, j'en ai eu de nombreux qui ont surveillé d'un œil les monceaux de copies que je corrigeais inlassablement. L'autre œil faisait semblant de dormir. Mais mon intérêt se situe ailleurs, dans le hors-champ de mes pensées les plus secrètes.
Le chat de Klee occupe tout l'espace de la toile. On ne peut échapper à sa présence magnétique. Ses yeux verts nous observent, comme s'ils étaient déterminés à nous posséder, à nous happer. Et puis, il y a l'oiseau, posé entre les deux yeux du chat. C'est un oiseau dont la couleur hésite entre le carmin et le rose soutenu. Le museau du chat est peint d'une couleur identique. C'est, bien sûr, délibéré. Le chat vient-il de croquer l'oiseau ou s'apprête-t-il à le faire ? Là est la question. C'est une histoire qui se joue à trois entre le peintre, le tableau et le regardeur.
Toutefois, une autre piste s'offre à nous. S'agit-il du rêve du chat ? Le chat serait-il en analyse, bien installé sur le sofa de Sigmund ? Je pencherais plutôt pour cette option. Vous allez penser que je suis fêlé. À dire vrai, ce n'est pas faux. Attendez la suite.
Bref, Paul Klee nous invite à pénétrer les pensées du chat. Nous avons accès à son for intérieur, nous sommes au cœur de son intimité. Son museau a d'ailleurs la forme d'un cœur.
C'est habituellement une entreprise impossible. On ne peut avoir accès aux pensées intimes d'un être qu'il soit un animal ou un être humain. Vous me direz qu'on ne sait pas si les animaux ont un for intérieur et vous n'aurez pas tort, de toute évidence.
Notre for intérieur est une boîte à secrets que nous trimballons en toutes circonstances. Il nous arrive de verbaliser ces pensées par le truchement de l'écriture ou lors d'un entretien chez notre psy préféré(e). Et que dire des lapsus révélateurs...
L'écriture nous permet de mettre en mots ces pensées parfois inavouables et de les mettre bien à l'abri dans un journal intime. Ce journal intime n'est pas destiné à être lu par autrui, cela va de soi. Il y est le plus souvent question du quotidien, d'impressions, de sensations, de désirs et de questionnements divers. L'écriture sert également à circonvenir des crises, à les mesurer, à les mettre à distance. L'ensemble est cadenassé virtuellement ou réellement. C'est le plus souvent le domaine des adolescent(e)s qui luttent contre leur mal de vivre.
Que ces journaux intimes soient lus par une personne extérieure tient de l'effraction ou parfois, du simple hasard. Et si, à la fin des fins, ce n'était pas l'inéluctable destin du journal intime que d'être révélé ? Il y a une parenté entre le masque et le journal intime. Le masque dissimule, mais sa fonction véritable est de mettre au jour le visage de celui ou de celle qui le porte.
Certains journaux intimes comportent des chaînes ou des serrures. Pourtant, chacun sait que ces serrures peuvent être facilement forcées et que ces chaînes peuvent être sectionnées. La fermeture est une invitation à la transgression.
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme sera sera moi.
Enfin, il ne faudrait pas assimiler le verrouillage des journaux intimes aux livres enchaînés des bibliothèques du Moyen Âge. Ces chaînes empêchaient le vol des livres de grande valeur tout en les rendant accessibles.
Vous voyez, je me laisse emporter par ce sujet qui occupe mes pensées depuis si longtemps. Il n'est pourtant pas dans mon intention de vous imposer une thèse sur le sujet.
Je terminerai donc avec un point qui me semble essentiel. Un secret est, par essence, toujours en mouvement. On cache la poussière sous le tapis et on espère que, ni vu ni connu, elle restera sagement à l'écart des regards indiscrets. Il arrive même qu'on l'oublie totalement.
On le sait bien, les secrets de famille ne restent jamais enfouis, il y a toujours quelqu'un pour les déterrer, les épousseter et faire remonter le cours de leur histoire.
Mes livres à secrets
Cela fait quelques années que je malmène les vieux livres. J'ai bien conscience d'être un iconoclaste. C'est pourtant une manière de les célébrer en leur donnant une nouvelle vie. Je m'intéresse aux couvertures, aux pages où je me perds en dessins minutieux ; je découpe, je déchire, je décolle, je ponce, je recolle... C'est un processus assez complexe que je vais vous décrire tout en gardant quelques secrets de fabrication.
Le projet des Livres à secrets m'est venu assez récemment. Lors de mon exposition à la Bibliothèque Romain Gary, la responsable des lieux, Myriam Cauvin, a eu l'idée d'organiser une visite des archives "secrètes" de la bibliothèque. Nous avons pu y découvrir des volumes anciens sagement alignés sur des étagères. Fragiles, ils n'exposaient que leur tranche en très mauvais état. Ils montaient la garde et semblaient protéger quelque trésor inaccessible. C'était un spectacle captivant.
J'aime flâner dans les allées du marché aux livres, Place de la Préfecture à Nice. J'y ai mes habitudes et j'y trouve toujours de quoi alimenter ma nature obsessionnelle. Je ne cherche pas des livres en bon état et je ne dépense pas plus de 10 € l'exemplaire. Immanquablement, je ressens une certaine fébrilité et il arrive même que des livres me chuchotent à l'oreille qu'ils aimeraient bien changer de vie et prendre un nouveau départ. Je les rapporte chez moi et ils passent un bout de temps dans des boîtes à chaussures en attendant le jour de l'intervention, sous anesthésie générale, c'est évident.
Mes bricolages
J'utilise différents formats que je désosse plus ou moins complètement selon ma fantaisie. Il me reste alors la couverture et quelques pages. Ensuite, je comble les vides avec des pages cartonnées que je colle aux pages qui ont survécu à cette première opération. Les pages restantes sont également collées les unes aux autres. C'est un processus lent et minutieux. Il faut atteindre l'épaisseur idéale. Lorsque je procède au collage, je glisse un message dûment plié entre deux pages. Je ne garde aucune trace de ce message afin de l'oublier. Ce sont des impressions, des souvenirs, des interrogations, des rêves, des cauchemars, tout ce qui me vient plus ou moins spontanément à l'esprit. Cela ressemble au bric-à-brac que l'on dépose chez son psy. Ces messages sont enfermés, séquestrés, mis au cachot. Ce serait peine perdue de vouloir les déterrer car ils sont rendus illisibles par la colle. Enfin, j'ai recours à des ficelles de couleurs différentes pour assurer le "verrouillage" de l'ensemble. J'ai essayé le fil de fer, mais l'effet est moins satisfaisant car c'est un matériau qui n'épouse pas la surface du carton et qui le détériore. Il est en outre dépourvu de "vie" - trop lisse, sans aspérités.
Il s'agit davantage de ligotage que de ficelage. D'aucuns pensent que c'est plus ou moins la même chose. Pourtant, il me semble que la contrainte exercée par le ligotage est plus astreignante, plus vigoureuse et plus assertive.
Les Japonais ont érigé le ligotage en œuvre d'art. L'Hjōjutsu consiste à ligoter un criminel à l'aide de cordes minutieusement choisies dans le cadre d'un rituel bien établi. En vogue à l'époque Sengoku (1580-1600), c'était une technique de torture très prisée. La contention devait être efficace et esthétique. Je vous épargnerai le bondage destiné à pimenter les jeux sexuels.
Loin de moi l'idée de revendiquer une parenté avec ces pratiques, mais il m'a semblé intéressant de souligner l'extrême contrainte qu'impose un ligotage soigné.
J'exerce donc une pression très forte afin que les "secrets" ne puissent s'échapper. J'aurais aimé inventer une machinerie compliquée qui se serait déclenchée à la moindre effraction, en hommage à Indiana Jones. J'ai aussi pensé à glisser une clef USB comportant l'intégralité des œuvres de Freud. Malheur à celle ou à celui qui tenterait d'ouvrir la dite clé qui s'auto-détruirait à la façon des vieilles cassettes du temps de Mission Impossible. J'aime bien délirer...
Je dois avouer que parfois, je ne joue pas le jeu et que j'introduis des leurres. Certains volumes de comportent pas de message. Le regardeur ne le sait pas et il ne le saura jamais.
Qu'adviendra-t-il de cette bibliothèque lorsque je me serai fait la malle ? Impossible de le savoir, peut-être finira-t-elle ses jours entre les mâchoires d'une benne à ordures ménagères. L'idée ne manque pas d'élégance, malgré tout.
Alignés au garde-à-vous, entassés sur une étagère ou sur un banc de bois, ces livres nous défient du regard et suscitent notre fascination. Ils représentent la tentation de l'impossible.
La plupart du temps, j'ai choisi de peindre les couvertures en noir pour qu'ils ressemblent à des carnets noirs. Le noir sied au mystère, c'est bien connu.
© JLL
Des nuances de bleu
Récemment, j'ai opté pour d'autres couleurs. Le bleu "Klein" que l'on peut se procurer chez Ressource, est d'une beauté incomparable, surtout s'il est rehaussé par une peinture dorée. Le livre devient précieux, le carton prend des allures de métal. L'or provoque une sensation d'émerveillement, en ce qu'il suggère la splendeur des livres du Moyen Âge.
Le rouge est une couleur archétypale
Ce sont les livres de la bibliothèque rouge et or qui me sont revenus en mémoire.
Voici un extrait éclairant tiré de l'introduction à l'ouvrage de Michel Pastoureau, intitulé, Rouge :
Pour les sciences humaines, parler de "couleur rouge" est presque un pléonasme. Le rouge est la couleur archétypale, la première que l'homme a maîtrisée, fabriquée, reproduite, déclinée en différentes nuances, d'abord en peinture, plus tard en teinture. Cela lui a donné pour de longs millénaires la primauté sur toutes les autres couleurs. Cela explique aussi pourquoi dans de nombreuses langues un même mot peut signifier tout ensemble "rouge", "beau", "coloré". Même si aujourd'hui, en Occident, le bleu est de loin la couleur préférée, même si dans notre vie quotidienne la place du rouge est devenue discrète – du moins si on la compare à celle qui fut la sienne au Moyen Âge –, le rouge reste la couleur la plus forte, la plus remarquable, la plus riche d'horizons poétiques, oniriques ou symboliques.
Rouge, Histoire d'une couleur, Michel Pastoureau, Éditions du Seuil, 2016.
Au fur et à mesure que je progressais dans ma recherche, je me suis intéressé aux coffrets qui protègent les livres d'art. C'était une rencontre magique entre l'objet-livre et la boîte à secrets. L'illustration s'est logiquement imposée à moi avec le même souci de ne donner aucune clef qui permettrait de décoder le message logé à l'intérieur.
Les boîtes deviennent des sarcophages. Je ne me suis pas rendu compte immédiatement de la charge symbolique de cet enfermement que j'ai déjà abordé dans mon billet de blog consacré à la boîte de Pandore. Le billet de blog c'est ici.
Le ligotage est, sans nul doute, une contrainte exercée sur l'objet. Elle est de surcroît, la manifestation d'une intention qui touche à l'intime du concepteur dont l'acte créatif est, malgré tout, une libération.
Les blocs de bois me fascinent tout autant et je les traite à la manière de mes livres. Ces blocs, d'une épaisseur de 4 cm, ne contiennent rien par la force des choses. Ils sont les gardiens des secrets. J'aime l'idée d'un dialogue muet entre ces sculptures énigmatiques et les livres-objets.
© JLL