La simplicité n'est pas un but dans l'art, mais on arrive à la simplicité malgré soi en s'approchant du sens réel des choses.
Constantin Brâncusi
source : Pinterest
Les jours passent...
Aurais-je été victime d'un syndrome de procrastination ? Les semaines passent, les jours défilent et je ne parviens pas à retrouver l'agilité de mes doigts sur le clavier. Ou alors, c'est mon cerveau qui pédale dans la semoule - c'est tout à fait possible par les temps qui courent et que j'ai du mal à rattraper. En fait, j'ai été assailli par de multiples échéances et, comme je ne suis qu'un pauvre homme, il m'est difficile d'entreprendre plusieurs tâches à la fois. Je me suis imposé des défis dignes des travaux d'Hercule, mais n'est pas Hercule qui veut. J'ai toujours fonctionné de cette manière. Inutile de demander à Freud ce qu'il en pense. En écrivant ces lignes, je m'aperçois que je convoque assez souvent ce cher Sigmund ... Il n'y a pas de hasard.
Tantra Song
L'horizon se dégage un peu et mon esprit s'ébroue. J'ai tout d'abord été tenté de vous proposer une balade au Brésil dont l'art brut me fascine. Et puis, j'ai découvert l'art tantrique abstrait du Rajasthan. Je suis un voyageur immobile qui visite régulièrement Pinterest et Instagram. J'ai donc été victime d'un algorithme qui a "pensé" que l'art abstrait recelait des trésors encore inconnus de moi. Ce fut une divine surprise. Cela m'amena à me procurer un livre intitulé, Tantra Song. C'est un ouvrage paru en 2011 et qui n'a pas été publié en France alors qu'il a été conçu par un poète français, Franck André Jamme. Ce magnifique recueil est accompagné d'une série de textes et en particulier d'un entretien détaillé avec le poète, mené par Bill Berkson.
Franck André Jamme
un poète, un découvreur
Franck André Jamme est un poète voyageur, un poète du mot juste, de la grâce et de l'effacement de soi. Poète rare, il n'a écrit qu'une vingtaine de recueils. En 2005, il a reçu le Grand Prix de la Société des gens de lettres (poésie) pour l'ensemble de son œuvre. Ses poèmes sont le plus souvent écrits en prose. En quête de limpidité et d'intensité, il a une prédilection pour une écriture fragmentaire qui suit son chemin jusqu'à l'âme du lecteur.
Très tôt, il a été attiré par l'écriture et puis, il a passé une dizaine d'années sans écrire, dans une sorte de désert poétique. Il a passé deux ans à Londres au tout début des années 70. Ensuite, il se consacre au journalisme et participe régulièrement au Monde de la Musique où il est chargé d'écrire des chroniques sur le jazz, entre autres. En 1979, il retourne à ses premières amours. Il se lie d'amitié avec René Char qui l'aide à publier son premier recueil, L'Ombre des biens à venir, (1981). C'est à lui que s'adresse René Char pour participer à la mise en œuvre du volume de la Pléiade consacré à son œuvre.
Franck André Jamme a découvert l'art tantrique en 1970 dans un petit catalogue édité par la galerie Le Point Cardinal. Poète vagabond, il est attiré par l'Inde et le Népal où il se rend dès le début des années 80 espérant pouvoir se procurer des peintures tantriques. Finalement, il décide de se rendre au Rajasthan, berceau de cet art si proche de l'art abstrait dont les origines remontent au 17e siècle. Cette passion le pousse à participer à des expositions en France et à l'étranger, plus particulièrement aux États-Unis.
En 1985, il est sérieusement blessé dans un accident sur la route entre Dehli et Jaïpur. Il est rapatrié en France où il passe de longs mois alité. Dans son lit, il écrit La Récitation de l'oubli. Il n'abandonne pas pour autant sa recherche de peintures tantriques et il se rend à nouveau en Inde. Un sage le reçoit et lui communique l'adresse de deux tantrikas. C'est le commencement d'une nouvelle aventure qui occupera notre poète jusqu'à la fin de sa vie.
Il est aussi traducteur et ainsi, il permet à de nombreux poètes de ses amis de franchir les frontières et de semer des petits cailloux précieux. Il a rendu hommage à Lokenath Bhattacharya, Udayan Vajpeyi, John Ashbery, Philippe Jaccottet...
Il collabore avec des peintres, des musiciens et des comédiens. Il assure de nombreuses lectures de textes, en France et à l'étranger (Londres, New York, San Francisco, Prague, Dehli, Calcutta...). Ses poèmes ont été également lus par Michael Londsdale et François Marthouret.
Il commence à publier son travail en anglais dès 1998 à New York. Son ouvrage essentiel sur l'art tantrique, Tantra Song, est publié aux États-Unis chez Siglio en 2011. À ce jour, il n'existe aucune traduction en français. Seul l'entretien avec Bill Berkson a été publié dans Po&sie 2014/2 (N°148), éditions Belin, pages 147 à 157. Cet entretien peut être consulté ici.
Le poète s'est éteint le 1er octobre 2020. Il nous reste la lumière de ses textes et de ses découvertes.
L'art tantrique du Rajasthan
L'entretien avec Bill Berkson nous donne de précieuses informations. L'art tantrique apparaît dans des traités qui remontent au 17ème siècle. Puis, les images ont été extraites des volumes afin de les peaufiner et de mieux en apprécier leur essence méditative. On ne sait pas qui a créé ces œuvres.
La tradition a été perpétuée et ces images que l'on appelle des tantrikas, ont été copiées de génération en génération. Elles ont une fonction éminemment spirituelle. Il s'agit là, grâce à la simplicité apparente de ces peintures, de s'approcher de la complexité de l'âme humaine.
Le caractère anonyme renforce l'universalité de leur message mystérieux auquel on n'accède pas immédiatement. Elles ne sont pas destinées à être encadrées; elles sont simplement punaisées au mur.
Le papier utilisé comporte des traces de l'usure du temps, des imperfections, des déchirures et parfois des textes en transparence. Ces œuvres sont réalisées avec des peintures à l'eau mélangées à des pigments, des fleurs, des plantes et même de la bouse de vache.
Leur petite taille, entre 18 et 14 cm, impose une visualisation dynamique. Le regardeur plonge dans l'œuvre pour accéder à une forme de transcendance. Il s'approprie les formes et les couleurs de telle sorte qu'il est amené à se détacher de la réalité du monde extérieur.
Le réseau de signes – triangles, formes ovoïdes, flèches, spirales – s'inscrit dans une symbolique propre au tantrisme, mais leur spécificité universelle les rend accessibles à tout regardeur enclin à la méditation visuelle. Le triangle sombre de Kali poursuit furieusement le cercle rouge de Shiva. Les dimensions du triangle et du cercle sont souvent proches ; la spirale est à la fois fixe et en mouvement dans une sorte d'éternel retour.
Lors de la première exposition exclusivement consacrée aux peintures tantriques en 1994, figurait un message particulièrement éclairant, écrit par Franck André Jamme:
"Il m'est souvent venu de penser que l'on avait rarement produit, dans l'histoire de la peinture, des œuvres à la fois aussi mystérieuses et aussi simples, aussi puissantes et aussi pures – un peu comme si le génie de l'homme était arrivé là à rassembler presque tout dans presque rien".
Texte disponible ici.
source : Pinterest
Le néotantrisme
Ce terme a été "inventé" par L.P. Sihare pour qualifier le travail d'artistes qui reconnaissent l'influence de la géométrie des peintures tantriques sur leur travail. C'est un courant artistique qui est né dans les années 1960 et qui se démarque de la philosophie originelle en raison du non-respect de l'anonymat. Ainsi, l'œuvre de K.C.S. Paniker (1911-1977) revendique une parenté avec le Tantrisme et utilise des motifs où abondent des représentations astrologiques, des écritures calligraphiques, des diagrammes, le tout visant à une forme d'abstraction tout en maintenant un lien étroit avec la tradition indienne.
De nombreux parallèles ont été établis entre le Tantrisme et le travail de Paul Klee, Piet Mondrian, Constantin Brâncusi et Robert Delaunay. Cette influence a été également revendiquée par des peintres abstraits américains tels que Ad Reinhardt, Mark Rothko, Barnett Newman, Robert Rauschenberg et Jasper Johns.
L'artiste qui a su le mieux perpétuer la tradition de l'art tantrique est Acharya Vyakul (1930-2000). Voici ce que dit Franck André Jamme à son sujet :
Acharya Ram Charan Shharma dit "Vyakul" (ce qui signifie "l'excité", en sanskrit, est né le 20 septembre 1930 dans un village du Rajasthan, en Inde ...) Très jeune, il commence à peindre. ce qui l'attire alors, avant tout, ce sont les couleurs "que je me délectais déjà à triturer, à transfigurer" dit-il. Très jeune aussi, il se met à collectionner des objets de culte ou de magie, et toutes sortes de "curiosités". Son existence se partage désormais entre deux activités. L'une visible, qui le fait connaître et reconnaître à travers le pays entier: année après année, sa collection s'enrichit, devient immense. Pour pouvoir la montrer, il fonde bientôt un musée, qui va devenir la plus grande institution indienne privée de ce genre. L'autre activité est clandestine : il peint donc, depuis l'âge tendre, c'est sa passion cachée. Il œuvre d'abord dans le style "tantra -folk". Un mélange de peinture populaire et de peinture tantrique - et puis, au début des années 60, il trouve sa propre façon. (...)
Publication Centre Georges Pompidou
Il faudra attendre fin 1988 pour que, par chance, je le "redécouvre" et obtienne de lui qu'il veuille bien céder quelques peintures pour l'exposition Magiciens de la terre, qui allait ouvrir ses portes quelques mois plus tard au Centre Georges Pompidou. Vyakul avait alors 59 ans et c'était la première fois de sa vie qu'il montrait une (mince) partie de son œuvre à visage découvert. Jusqu'à cet automne 1993, bien entendu, où la Galerie du jour Agnès B. l'a mis à l'honneur."
Extrait du texte de Franck André Jamme, 1993.
La Fab, cliquez ici
Et si l'on remontait à la fin
du 19ème siècle...
Les Tattwa Cards
Pardonnez-moi ce retour en arrière que je ne peux pas esquiver.
Si vous vous promenez sur la Toile en quête d'images tantriques du Rajasthan, on vous proposera immanquablement les Tattwa Cards réalisées par le poète britannique, William Butler Yeats (1865-1939). Yeats a été membre de L'Ordre Hermétique de l'Aube Dorée, (The Hermetic Order of the Golden Dawn) une société occulte qui a exercé une énorme influence dans les pays anglo-saxons à la fin du XIXème siècle. Fondé en 1888, cet ordre a été créé à l'initiative de trois francs-maçons : William Wynn Wescott, Samuel Liddell MacGregor Mathers et William Robert Woodman, à partir de mystérieux manuscrits rosicruciens codés.
Tattwa est un mot sanskrit qui signifie Réalité ou Vérité. Fortement influencé par l'hindouisme dans ses œuvres tardives, le poète William Butler Yeats réalisa cette série de cartes au tout début du 20e siècle. Elles étaient destinées à favoriser une expérience visionnaire. La simplicité, l'intensité des formes et des couleurs s'apparentent aux peintures tantriques du Rajasthan.
Hilma af Klint (1862-1944)
pionnière de l'art abstrait
C'est en 1986, lors d'une exposition organisée au Los Angeles County Museum, que sont présentées pour la première fois les œuvres abstraites de Hilma af Klint aux côtés de celles de Kandinsky, Mondrian et Malévitch. 40 ans après sa mort, la peintre suédoise est reconnue comme la pionnière de l'art abstrait, 5 années avant la naissance historique de l'abstraction en 1912. C'est donc en 1907 qu'elle peint une série de peintures monumentales, "Peintures pour le Temple" qui annoncent le Pop Art des années 1960. Elle décide de ne pas montrer ces tableaux et poursuit officiellement une carrière de peintre académique pour gagner sa vie.
Son travail abstrait est largement influencé par son intérêt pour le spiritisme et les sciences occultes. C'est en ces mots qu'elle décrit son cheminement : "Ce dont j'avais besoin, c'était de courage. Et je l'ai trouvé grâce à l'influence du monde spirituel, qui m'a donné des instructions rares et merveilleuses."
L'art abstrait ne se satisfait pas de représenter une impression visuelle, il ouvre une voie nouvelle empreinte de spiritualité. Ainsi, Hilma af Klint joue avec les signes, les couleurs et les formes. Elle rejoint, peut-être à son insu, l'art tantrique du Rajasthan.
Et maintenant ... ?
Des peintres anonymes continuent de perpétuer cette tradition. Des galeries se spécialisent dans cet art éminemment méditatif, des expositions sont organisées. Cela nous invite à réfléchir sur la pertinence de ces manifestations car il s'agit bien d'un dévoiement. Encadrer ces oeuvres, c'est déjà ne pas respecter leur fonction originelle.
De nos jours, l'art minimaliste propose une démarche dont la pertinence méditative est particulièrement inspirante. Je songe en particulier au travail de Gina Cochran et de Julie Wolfe. Ces oeuvres nous invitent à faire une pause, à nous isoler du fracas du monde, à vivre et à penser le silence.
Textes en regard
L'art, par définition "artifice", donc fabrication, création complexe, semble bien souvent épris de ce qui pourrait passer pour son contraire, le simple, le naturel, le non "fabriqué", le spontané. Le discours sur le langage et les formes s'est ainsi développé en fonction d'une tension constante entre un réel désir de confrontation à la complexité du monde, ou une soif de beauté à travers l'ornement du langage, et un idéal de simplicité qui se représenterait comme un en-deçà (par exemple, les diverses formes de primitivisme) ou un au-delà de cette complexité. Le concept de simplexité, notamment, développé par le scientifique Alain Berthoz (La simplexité, Paris, Odile Jacob, 2009), permet de comprendre comment le cerveau et les comportements humains ont toujours eu besoin d'inventer des façons de rendre "simples", accessibles, claires et compréhensibles des réalités particulièrement complexes (par la schématisation, l'image, la symbolisation, etc.).
Fabula, La recherche en littérature, source.
En art (littérature, architecture, sculpture, danse, arts graphiques, musique...) la notion de simplicité est associée à celles de primitivité, de naïveté, de naturel, de stylisation, d'épure, d'abstraction, de minimalisme, de non-art. En littérature, s'invitent dans le débat les questions de rhétorique (qu'est-ce qu'un style simple, et quels sont les buts qu'il recherche ? ), de genres littéraires (la conte, le récit bref, la littérature de jeunesse, la poésie, le roman populaire...), mais aussi d'altérité culturelle ( les cultures orientales et extrêmes orientales, indiennes, africaines, autochtones ont-elles le même rapport à la notion de simplicité que les cultures occidentales ?). L'idéal de simplicité pourra également être pensé, indépendamment des questions de formes, comme le fruit de parcours complexes aboutissant à des choix de vie (sobriété, rusticité, retrait du monde) incarnés par des personnages fictionnels ou par des figures artistiques finalement eux aussi plus complexes qu'ils n'en ont l'air (le "peuple", les "simples", les "innocents", les "idiots"). La simplicité sera ainsi interrogée à travers des formes qui mesurent ces tensions entre la complexité du monde et le désir d'un rapport plus immédiat, plus simple (plus facile?) avec les choses et les êtres.
Présentation d'un séminaire consacré à L'éthique et l'esthétique de la simplicité, jeudi 10 novembre, 2020, Université de Nantes. Source
Un poème de Franck André Jamme
J'aurai vu.
J'aurai saisi, à force, les trois cercles:
le commun, le propre et celui de l'arcane.
J'aurai su le désir et le vide.
Parfois, trop proche de comprendre,
J'aurai baisé les lèvres de l'abîme.
Quelques chances m'auront sauvé.
Il me faudra beaucoup d'esprit,
à la dernière passe,
pour rire de l'infime chemin parcouru.
Franck André Jamme, Au secret, Éditions Isabelle Sauvage, 2010.
Sites et clin d'œil
Le site de Gina Cochran, c'est ici
Le site de Julie Wolfe, c'est ici
Vous souvenez-vous de l'influence de Ravi Shankar sur la musique des Beatles ?
Love You to
C'est ici
À très bientôt pour de nouvelles aventures et des surprises, je l'espère.