Il n'existe aucune carte complètement adéquate, car l'inadéquation est intrinsèque à la cartographie (...) Une carte est schématique, sélective, conventionnelle, condensée et uniforme.
Nelson Goodman, Problems and Projects, Indianapolis/New York,
Bobbs-Merrill, 1972.
© Peter Anderson
Le temps file au gré des projets
Comme vous avez pu le constater, cela fait quelques mois que j'ai disparu des radars. J'ai tout simplement été très occupé et peu disponible. J'ai, en effet, commis la grave erreur de mener deux projets à la fois, ce qui est, chacun le sait, très difficile pour un homme.
J'ai consacré de longues heures à préparer une exposition éphémère de mes assemblages dans le jardin d'un ami. Je vous l'ai déjà dit, j'aime recycler des choses destinées à être mises au rebut. J'ai donc passé beaucoup de temps à scier, coller, visser, peindre et repeindre des chutes de bois et autres palettes. Je me suis rendu régulièrement au marché au puces de Nice pour y chiner des bouts de ferraille. On me prend pour un farfelu et c'est tout à fait juste. Bricoleur-farfelu, ça me va bien.
Et puis, parallèlement, j'ai mené à bien la publication d'un livre consacré à mes jeux d'écriture. C'est un bel objet qui inaugure une série de cinq. (Disponible sur demande). J'ai donc des livres sur la planche.
Bon, c'est bien beau tout ça, mais ce blog n'est pas exclusivement consacré à la promotion de mes travaux. En fait, je suis plutôt nul en matière d'auto-promotion.
J'ai envie de vous faire découvrir le travail d'un peintre abstrait qui s'intéresse aux paysages, à la cartographie, à la musique et aux vibrations du monde. Il s'appelle Peter Anderson et il vit dans le New Hampshire aux États-Unis.
Peter Anderson dans son atelier
L'atelier de Peter Anderson
© Peter Anderson
Peter Anderson, un peintre atypique
Tout d'abord, il me faut vous présenter Peter Anderson dont on peut dire qu'il est un peintre atypique, toujours en quête d'une abstraction empreinte d'un réalisme discret et évocateur.
Il est titulaire d'une licence d'anglais, qu'il a complétée par un MBA - Master of Business Administration obtenu à la Thunderbird School of Global Management, ce qui lui a permis d'obtenir des compétences managériales. Il a enseigné l'anglais au Japon ; il a travaillé dans le milieu bancaire international; il a créé de nombreuses entreprises dans des domaines aussi variés que l'industrie du textile et la technologie de pointe. C'est un artiste dans l'âme qui s'est tout d'abord consacré à la musique, parallèlement à son activité professionnelle. C'est à l'âge de 40 ans que la peinture le prend par la main. À l'époque il vivait à Ocean Park, un quartier de Santa Monica, là-même où Richard Diebenkorn à peint sa célèbre série. Peter Anderson avoue avoir commencé à peindre de manière intuitive. Sa pratique s'est ensuite affinée au cours de ses nombreux voyages. Il aime peindre des paysages comme s'il était à bord d'un avion. Il utilise la peinture à l'huile en couches fines et affectionne des grands formats, le plus souvent des formats carrés (122 x 122 cm). Il peint des lieux, des saisons, des impressions subtiles en y mêlant parfois des souvenirs remontant à son enfance dans le Nouveau-Mexique. En 1999, il s'est installé dans le New Hampshire.
Depuis quelques années, il a levé le pied professionnellement pour consacrer plus de temps à sa passion. Il maintient toutefois une activité professionnelle en tant que directeur associé du Black Iron Group, un intégrateur de solutions informatiques (a systems integrator).
Peter Anderson est un autodidacte en matière artistique. Il s'est laissé guider par sa créativité et n'a bénéficié d'aucune formation théorique ou pratique. Ce qu'il sait, il l'a appris seul et, depuis des années, chaque jour, il consacre quelques heures à son art.
L'influence de Richard Diebenkorn
Son travail a été largement influencé par celui de Richard Diebenkorn et en particulier par la série Ocean Park. Pendant plus de vingt ans, à partir de 1967, Richard Diebenkorn s'est consacré à une série inspirée par le paysage qu'il voyait depuis son atelier dans le quartier d'Ocean Park situé à la lisière de Los Angeles. De sa fenêtre, il voyait la géométrie en damiers des rues, les espaces des collines avoisinantes et les teintes changeantes de l'océan Pacifique où le bleu turquoise côtoyait un vert d'une densité variant de l'émeraude au verdâtre. Ainsi, Richard Diebenkorn a composé un ensemble d'œuvres (au total 145 tableaux aux dimensions cinématographiques) où la composition vibre au gré des couleurs et de la lumière; une géométrie poétique et savante qui suggère le réel et suscite une méditation qui relève du spirituel.
Peter Anderson revendique également l'influence d'Helen Frankenhalter, de Mark Rothko et même de Robert Rauschenberg.
Helen Frankenhalter, The Bay, acrylique sur toile, 1963
photo : Steven Zucker © Estate of Helen Frankenhalter
Il se situe dans la lignée du Color Field painting movement qui s'est développé aux États-Unis et au Canada dans les années 40 et 50. Il s'agit d'un mouvement proche de l'expressionnisme abstrait fait d'aplats de couleurs vives où toute figuration est exclue.
Voici deux versions d'Ocean Park par Peter Anderson - l'hommage est évident.
© Peter Anderson
Ocean Park, map # 29
© Peter Anderson
L'art des séries
Comme Diebenkorn, Peter Anderson aime se consacrer à des séries. C'est une démarche essentielle pour tout créateur : peindre, se renouveler sans cesse et, malgré tout, rester fidèle à l'intention première. La verticalité et l'horizontalité semblent se confondre en une seule et unique représentation. C'est une entreprise grisante et exigeante.
© Peter Anderson
La série ci-dessus, intitulée Clovis 1,2,3, a été réalisée durant l'été 1992 lors des émeutes raciales qui se sont déroulées à Los Angeles à la suite de la mort de Rodney King. Peter Anderson vivait alors dans Little Tokyo, le quartier japonais de Los Angeles, tandis que la violence secouait la mégalopole de toutes parts. Afin de s'isoler du fracas des émeutes, il a peint ces trois toiles à l'huile, technique qu'il n'avait pas utilisée auparavant.
Peter Anderson s'est attaqué à un travail à la fois musical et pictural à partir des Variations Goldberg. Ce travail compte 300 tableaux.
Goldberg Factorial - State #1
© Peter Anderson
Goldberg Parsifal Series -GBV#150
The Chalice of The Holy Grail
© Peter Anderson
Une telle profusion est rendue possible grâce à une technique très sophistiquée : il utilise des plaques de plexiglas qu'il photographie pour ensuite les imprimer et les retravailler. Il appelle cela de la manipulation photographique. Le terme peut paraître quelque peu négatif, mais il n'en est rien tant la démarche implique une maîtrise totale de différents outils.
Sa sensibilité fait écho aux fracas du monde; c'est ainsi qu'il a réalisé une série consacrée à la bombe atomique il y a trois ans à l'occasion du 75e anniversaire du bombardement nucléaire qui a ravagé Hiroshima et Nagasaki. La série inclut également les essais nucléaires à Los Alamos.
Los Alamos # 4
© Peter Anderson
Hiroshima #3
© Peter Anderson
© Peter Anderson
Il s'est également attaqué à une œuvre majeure de la littérature japonaise, Le Dit du Genji en 54 tableaux qui suivent les chapitres de l'œuvre littéraire.
Genji # 16
© Peter Anderson
Chercheur infatigable, il a construit une série à partir de Macbeth. Elle comporte 6 tableaux, chacun faisant référence à une citation du texte de Shakespeare.
Les cartes, une célébration poétique
© Peter Anderson
Vous allez penser que c'est une idée bien saugrenue d'avoir une approche abstraite de la cartographie. Pourtant, cela fait sens et j'essaierai de vous le démontrer.
J'ai moi-même un grand intérêt pour les cartes qui remonte à l'enfance. Je me souviens avoir passé des heures en classe de quatrième à dessiner à la plume une carte de la Grèce antique. Dans un passé moins lointain, j'ai été émerveillé par l'ultime exposition de mon ami Jean-Marie Pouey, peu de temps avant son décès. Cette exposition s'intitulait, Voyages immobiles. Amateur de voyages, Jean-Marie voyageait alors dans sa tête car tout déplacement lui était impossible.
Je dois vous l'avouer, je ne suis pas un grand voyageur et les temps présents n'arrangent rien.
Carte babylonienne du monde
British Museum (BM 92687)
Les cartes font rêver surtout les cartes anciennes, maladroites, inexactes, inscrites sur des tablettes ou des parchemins et plus tard diffusées en grand nombre grâce à l'invention de l'imprimerie. Au fil des siècles, les hommes ont pris la mesure de l'ampleur et de la complexité du monde dans lequel ils vivaient.
Nicolas Bion, Globe terrestre dressé sur les observations de Mrs de l'Académie royale des sciences et sur les nouveaux mémoires des plus fameux et expérimentés voyageurs, Paris, avant 1733Source: Gallica
Image empruntée ici
Cela implique toujours une remise en question de ce qui semble être acquis, grâce aux progrès de la science et aux découvertes qui repoussent les limites de nos connaissances. Il est fascinant de mettre côte-à-côte la carte babylonienne du monde (Mappa Mundi) où la terre est figurée par un cercle bordé par la mer et où Babylone, au centre de ce monde, est indiquée par un orifice, d'une part et, d'autre part, avec les photos récentes de Thomas Pesquet, où la rotondité du monde éclairée par une lumière diffuse, et malgré tout intense, prend la forme d'une célébration poétique.
© Thomas Pesquet
The New Hampshire Topo Series
Il y a quelques années, l'un de ses amis lui a offert un ensemble de cartes topographiques du New Hampshire datant des années 50. Ayant toujours recours à des plaques de plexiglas, il en a décalqué les lignes et les sinuosités au crayon graphite. Il s'est ensuite servi du programme Procreate sur son Ipad pour finalement créer une œuvre originale mêlant le dessin, la peinture traditionnelle (gouache ou aquarelle) et la peinture digitale.
New Hampshire Topo Series # 18
© Peter Anderson
New Hampshire Topo Series
Holderness Quadrangle Abstraction # 4
© Peter Anderson
New Hampshire Topo Series Hanover Quadrangle abstraction
© Peter Anderson
New Hampshire Topo Series Holderness 2
© Peter Anderson
C'est une vision morcelée qui nous invite à scruter le monde les yeux mi-clos afin d'en percevoir le relief et l'harmonie des couleurs. Ces fragments sont cernés de lignes – routes et rivières forment un labyrinthe où le regard se perd dans un monde qui reste, malgré tout, familier. On imagine même que des habitants de ces lieux n'auront aucun mal à les reconnaitre. C'est un monde plat, mis à distance comme il convient pour les photographies aériennes.En outre, ce travail fait écho à une nouvelle appréhension du monde qui nous entoure grâce à Google Maps et aux photographies transmises par les drones. Notez au passage combien les drones ont transformé notre perception des vues en plongée au cinéma.
Peter Anderson invente une grammaire poétique de notre appréhension du monde.
La guerre vue du ciel
Landscape of War #13
Mariupol. 1
© Peter Anderson
Il s'agit d'une série réalisée en 2022 dans le cadre d'une recherche graphique sur le siège de Marioupol par les troupes russes. Cette bataille s'est déroulée du 24 février au 22 mai 2022 et s'est soldée par la reddition des troupes ukrainiennes aux troupes russes.
Ce paysage aérien retravaillé par Peter Anderson relève d'une abstraction réaliste. On reconnait le quadrillage des différents quartiers de la ville et probablement la ligne de front qui délimite deux zones aux couleurs contrastées. Les aplats et les lignes donnent une impression de relief. La guerre est présente, le bombardement est suggéré, mais la destruction est mise à distance, elle est une représentation abstraite.
De nombreuses images satellite ont été publiées dans la presse soulignant l'intensité des bombardements. Remarquons au passage que Peter Anderson a choisi de ne pas faire figurer l'embrasement de la cité portuaire afin de maintenir une abstraction qui permette au regardeur d'appréhender le caractère universel des horreurs de la guerre.
Le siège de Marioupol
TV5 Monde
© Planet Labs PBC via AP
Pour conclure
Vous l'aurez compris, Peter Anderson n'est pas qu'un observateur, son investissement en tant qu'artiste est, pour lui, une valeur essentielle. Ses peintures hybrides sont aussi bien une sublimation des paysages qu'il garde en mémoire qu'un amplificateur du tumulte du monde. Enfin, il nous invite et nous force en quelque sorte à nous plonger dans l'univers de ses séries où chaque représentation est unique. C'est une œuvre magnifique et grandiose dont on ne se lasse pas.
Textes en regard
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© Peter Anderson |
"La cartographie a pour but la conception, la préparation et la réalisation de cartes. Sa vocation est la représentation du monde sous une forme graphique et géométrique. En cela, elle répond à un besoin très ancien de l'humanité qui est de conserver la mémoire des lieux et des voies de communication ainsi que de leurs caractères utiles ou hostiles à l'activité des hommes. D'abord stricte description de la Terre connue et des itinéraires maritimes ou terrestres parcourus par les militaires et les marchands, la cartographie s'est diversifiée avec le temps. Grâce à son efficacité, elle est devenue à partir du XVIIe siècle un instrument de connaissance et de puissance au service des États et un moyen de prévoir et de planifier l'action de l'homme sur le milieu.
Science exacte, d'essence mathématique, la cartographie est aussi un art dans la mesure où elle impose de nuancer et de compléter l'objectivité des mesures de la Terre par des interprétations subjectives. Comme science, elle est tributaire des progrès des connaissances ainsi que du progrès des instruments et des méthodes d'observation et d'évaluation des phénomènes qu'elle a pour mission de représenter."
Guy Bonnerot, Estelle Ducom, Fernand Joly, Cartographie, Encyclopædia Universalis.
Map # 122, 2023
© Peter Anderson
... " En cet empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec – lui, point par point. Moins passionnées pour l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte; des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines Géographiques ".
Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudente, Lib.IV, Cap.XIV, Lérida, 1658.
Cité par Jorge Luis Borgès en final de son Histoire universelle de l'infamie - Histoire de l'infamie, Histoire de l'éternité, traduit par Roger Caillois et Laure Guille -, 10/18, 1994.
Carte du Tendre, F. Chauveau,
extraite de Clélie, Histoire romaine, Madeleine de Scudéry, 1654.
" Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu'Herminius avait prié Clélie de lui enseigner par où on pouvait aller de Nouvelle-Amitié à Tendre, de sorte qu'il faut commencer par cette première ville qui est au bas de cette carte pour aller aux autres; car, afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu'elle a imaginé qu'on pouvait avoir de la tendresse pour trois causes différentes : ou pour une grande estime, ou par reconnaissance, ou par inclination; et c'est ce qui l'a obligée à établir ces trois villes de Tendre sur trois rivières qui portent ces trois noms et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que, comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie et Cumes sur la mer de Tyrrhène, elle fait qu'on dit Tendre-sur-Inclination? Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naît par inclination n'a besoin de rien autre chose pour être ce qu'elle est, Clélie, comme vous le voyez, madame, n'a mis nul village le long de ses rives pour aller de Nouvelle-Amitié à Tendre".
Clélie, histoire romaine, Madeleine de Scudéry, 1654-1660.
Et maintenant, partez à la recherche du trésor...
Vous pourriez également être tenté(e) de suivre Lemuel Gulliver ...
Illustration, Willy Pogány, 1917
Et pour terminer, trouvez le titre du roman qui se cache derrière cette carte...
C'est tellement facile que je n'ose vous faire l'affront de vous donner la réponse.
Je tiens à remercier Peter Anderson pour son aide et son entière disponibilité. Ce fut un bonheur de travailler avec lui et de découvrir son travail si novateur.
Le site de Peter Anderson, c'est ici
Bel été à toutes et à tous. Merci de me lire avec patience et obstination et ce, depuis 2015.