Ce billet de blog explore, une fois de plus, l'infiniment petit et ma passion pour le détail. Vous allez penser que je suis un obsessionnel et vous aurez entièrement raison. Je suis irrésistiblement attiré par ce qui relève de la miniature. J'aime me lancer dans des projets fous qui requièrent une patience infinie. Et de la patience, j'en ai à revendre, même si je suis un impulsif - c'est vraisemblablement ma longue pratique du judo qui a nourri ma propension a réagir au quart de tour. À y regarder de plus près, le judo est un sport éminemment obsessionnel où la maîtrise des techniques impose de répéter sans cesse le même mouvement, le même déplacement. Enfin, c'est un art qui repose sur le détail, un mauvais placement de main peut vous envoyer au tapis.
Bon, c'est bien beau tout ça, mais, en l'occurrence, ce qui m'intéresse au plus haut point, c'est de vous présenter un artiste rare dont l'œuvre est absolument fascinante.
Andreas Luethi est un expérimentateur autodidacte au parcours inhabituel. Il a pratiqué la médecine pendant de longues années. L'art faisait partie de sa vie, mais c'était une sorte de toile de fond. Il aimait se rendre à des expositions, lire des livres d'art, regarder tant et plus. Il dit volontiers qu'il ne s'est pas investi dans l'art, mais que l'art a pris possession de lui. C'est ce qui explique le choix drastique qu'il a entrepris en abandonnant la médecine. C'est un jeune peintre de 61 ans qui, depuis qu'il a son propre atelier, à produit plus de 1000 œuvres. Cette boulimie est certainement liée à cette éclosion tardive.
Sur les traces de Roman Opalka
Andreas Luethi s'est donné pour tâche d'emboîter le pas de Roman Opalka. Ce n'est pas du plagiat, il le fait à sa manière en jouant sur les formes, les couleurs et les rythmes. Il y a un aspect ludique qui se démarque de l'entreprise d'Opalka, dont le vertige obsédant provoque une anxiété qui frôle l'insupportable, tant il est intimement lié à la fuite inexorable du temps.
Image empruntée ici
Andreas Luethi a très vite compris qu'il était inutile de recommencer le travail d'Opalka à partir du nombre 1. Il a donc décidé de continuer là où Opalka s'était arrêté. Il se démarque d'Opalka dans la mesure où il s'intéresse à une réalité physique constituée de couleurs et de formes. Il commence toujours en bas, à gauche de la toile pour remonter jusqu'à la droite dans un mouvement qui décrit l'évolution de l'homme et une forme de transcendance.
L'infini
Ce concept, largement analysé en philosophie, est rarement abordé par le biais de la peinture. "Infini" est ce qui n'a pas de limite, pas de frontière, pas de délimitation. C'est ce qui ne comporte ni commencement ni fin. En s'arrimant au projet d'Opalka, Andreas Luethi, lance un défi à la notion de finitude car l'infini ne peut se concevoir en dehors du fini. Chaque toile, intitulée "Infini" porte en elle sa finitude, son terme. Le propos d'Opalka est d'explorer le temps, tandis que celui de Luethi est d'examiner l'espace et la matière. Le voyage vertical de la réalisation est une forme de transcendance qui mène vers un monde empreint de spiritualité. Tel Dieu, l'univers est infini. En définitive, le travail d'Andreas Luethi est une quête d'absolu.
Le détail
Souvent, lorsqu'il publie ses œuvres sur Instagram, Luethi propose des détails, des morceaux de son œuvre. Ces détails sont des parcelles d'infini dans lesquelles le regardeur est invité à se plonger. Le détail et l'œuvre dans son ensemble font partie d'un tout où toute narration est absente. Andreas Luethi ne cherche pas à nous raconter une histoire, mais cela n'interdit pas le jaillissement de l'émotion. Regarder un tableau de Luethi, c'est percevoir la vibration des couleurs, des formes, des traces et de la lumière. C'est une plongée dans la beauté d'un monde qui n'appartient qu'à lui.
L'art des rayures
Des bandes plus larges apparaissent en filigrane. Elles animent la toile et lui donnent une profondeur magnétique. Elles s'apparentent à des rayures horizontales dans une tonalité plus soutenue.
Elles peuvent surgir sur la toile en une sorte de tapis posé sur la surface d'un ensemble de rayures plus petites dont la géographie des nombres hésite entre le visible et l'invisible.
Parfois, elles se croisent sur la toile et se superposent sans pourtant effacer les alignements de nombres. La superposition est à la fois effacement et révélation. Ces alignements sont parfois irréguliers, comme si le peintre avait été interrompu dans sa tâche. La matière rencontre ainsi la transparence dans un jeu subtil.
D'autres fois, ces bandes de couleur inscrivent des courbes qui rompent l'ordonnancement de l'horizontalité. Ce sont des formes plus douces, plus enveloppantes ; elles respectent toutefois la transparence et le relief des inscriptions.
Je suis né le 23 mars 1961 à Frauenfeld (Suisse allemande), j'ai terminé mes études de médecine à Zürich et j'ai exercé en cabinet jusqu'en 2020. Je suis autodidacte et je fais de la peinture depuis environ 25 ans, de manière très intense ces sept dernières années. Je n'ai commencé à exposer mes créations qu'il y a 2 ou 3 ans seulement.
J'ai essayé toutes les techniques, à commencer par la peinture expressive; j'ai même essayé de peindre avec mes pieds à la manière de Kazuo Shiraga. J'ai aussi fait du figuratif. Enfin, je me suis consacré à l'art abstrait et également à l'art conceptuel.
Je voulais effectivement commencer une série de chiffres à partir du chiffre 1. J'en avais déjà prévu la conception lorsque j'ai découvert le travail de Roman Opalka, un peu par hasard. Son concept radical m'a tout de suite fasciné et j'ai finalement pris la décision de ne pas reprendre là où il avait commencé, mais de continuer ses rangées de chiffres. Contrairement à Opalka, ma motivation n'est pas la représentation du temps, mais plutôt de l'espace. En contemplant cette rangée de chiffres, cela me rappelait ce que j'éprouvais lorsque, enfant, j'observais le ciel étoilé. Je voudrais provoquer cette sensation grandiose chez le spectateur devant mes tableaux.
© Andreas Luethi
Pour pouvoir perpétuer ce concept, il faut sûrement une disposition psychique spéciale. J'ai la capacité de pouvoir me concentrer longtemps, sans pause, je parviens à alors à me laisser porter par mon travail. C'est une belle sensation que d'avoir une grande tâche à accomplir et de pouvoir s'y consacrer totalement.
Ma technique s'est modifiée. J'aimais beaucoup la peinture à l'huile et j'ai peint de nombreux tableaux en utilisant cette technique. J'ai aussi réalisé des tableaux à l'acrylique dans le cadre d'un projet intitulé "Infinity". Mes tableaux récents sont construits autrement. Contrairement à autrefois, je peins d'abord les chiffres en commençant par le bas, à gauche; puis je remonte vers le haut à droite. Ensuite, j'installe des rayures de couleur avec du pastel. Enfin, je recouvre le tout d'une couche d'acrylique. Cela donne des tableaux lumineux à partir d'un concept rigoureux et minimaliste.
© Andreas Luthi
Les rayures de couleur sont toujours justifiées à droite et à gauche du tableau, ce qui permet de les positionner aussi bien horizontalement que verticalement. Les différents détails peuvent être ainsi assemblés afin de composer un espace plus vaste de l'infini que je cherche à représenter. J'ai aussi dans l'idée de me lancer dans des formats plus petits de 30 par 40 cm, par exemple.
J'ai été particulièrement influencé par Gerhart Richter, Jackson Pollock, Kazuo Shiraga, Georg Baselitz, Mark Rothko et On Kawara.
Traduit de l'allemand par Erika Gallon
La biennale de Venise a été une belle expérience. J'ai appris qu'une progression dans l'art n'est possible que par des contacts personnels. Cela ne m'est pas très facile, mais je fais des efforts pour rendre mon art aussi accessible que possible à tous types de publics."
Quelques pistes
La philosophie a emprunté la notion de l'infini – corrélative de la notion du fini – à la réflexion sur l'exercice de la connaissance, d'une part ; à l'expérience ou à la tradition religieuse, de l'autre. Ces deux sources déterminent la variété des significations qui s'attachent à cette notion, les problèmes qu'elle pose et l'évolution qu'elle subit au cours de l'histoire de la philosophie. Le terme même est un adjectif substantifié. Il désigne le propriété de certains contenus offerts à la pensée de s'étendre au-delà de toute limite. Il s'emploie donc d'abord là où la limite a un sens apparemment originel, il convient aux grandeurs extensives : à l'espace s'étendant à perte de vue au-delà du lieu habité ou contemplé ; au temps auquel l'heure toujours s'arrache ; à la série des nombres dont aucun n'est plus grand - quanta formant séries.
Emmanuel Lévinas in Encyclopédie Universalis
Quanta : quantités discontinues
L'homme est infiniment grand par rapport à l'infiniment petit et infiniment petit par rapport à l'infiniment grand ; ce qui le réduit presque à zéro.
Vladimir Jankélévitch
L'infini dans les cieux
C'est une nuit d'été : nuit dont les vastes ailes
Font jaillir dans l'azur des milliers d'étincelles ;
Qui, ravivant le ciel comme un miroir terni,
Permet à l'œil charmé d'en sonder l'infini ;
Nuit où le firmament, dépouillé de nuages,
De ce livre de feu rouvre toutes les pages !
Sur les derniers sommets des monts, d'où le regard
Dans un trouble horizon se répand au hasard,
Je m'assied en silence, et laisse ma pensée
Flotter comme une mer où la lune est bercée.
Alphonse de Lamartine
La question du tout et du détail est une problématique récurrente dans l'histoire de l'art et la théorie des arts. Les différents domaines de l'art interrogent dans leur essence – même le cas et le rôle du détail au sein d'une œuvre d'art, et de connaître le rapport qu'entretient le détail au tout, à la totalité d'une peinture par exemple. Une œuvre d'art doit-elle nécessairement soustraire ses parties, ses détails pour créer un tout unifié ? Ou, est-ce qu'au contraire, le détail n'aurait-il pas une place aussi fondatrice pour l'observation, l'interprétation et le jugement d'une œuvre d'art que la totalité de l'œuvre en question ?
Enfin, ne pourrait-on pas penser une œuvre d'art qui serait absolument faite de détails, de fragments ou de parties, sans que pour autant le tout ait une quelconque importance pour cette œuvre et pour le spectateur ?
Première esquisse pour une esthétique du détail, Jonathan Daudey in Un philosophe
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Je pense que cette histoire du regard est aussi une dimension que devrait se donner l'histoire de l'art : faire une histoire du regard, avec toutes les pratiques qu'il implique, parce que le regard touche. Le regard touche les œuvres, et la preuve en est qu'on les a découpées, on les a repeintes, brûlées, etc., parce que le regard peut toucher et être touché.
Daniel Arasse
Un grand merci à Andreas Luethi de m'avoir autorisé à faire figurer les visuels qui illustrent ce billet de blog. Sa disponibilité et sa chaleureuse collaboration m'ont été précieuses.
Je tiens également à remercier Erika Gallon pour la traduction du texte que m'a communiqué Andreas Luethi.
Merci Jacques, encore une découverte pour moi. Je suis toujours épatée par ce blog, merci, merci
RépondreSupprimerEncore une belle découverte cher Jacque grâce toi. J'ai adoré tes commentaires si précieux pour comprendre et connaitre l'oeuvre de Andreas Luethi. C'est vraiment un Plus! Encore merci
RépondreSupprimerSuperbe ! Encore une magnifique découverte. Merci beaucoup, cher Jacques.
RépondreSupprimerfascinant comme toujours Merci cher Jacques
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