UTILE À SAVOIR


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lundi 4 janvier 2016

ALAIN KLEINMANN, LES COULEURS DE LA MÉMOIRE





Alain Kleinmann, 
Somogy, Éditions d'Art, 2014.

Un lourd volume m'accompagne depuis quelque temps, gentiment prêté à moi par une amie. C'est une somme, le travail d'une vie, le parcours d'un artiste généreux et chaleureux. Toujours en chemin, il continue à modeler la matière , à pétrir les images de la mémoire à demi effacée. L'ouvrage, qui compte plus de 580 pages, ne comporte pas de titre. Le titre, c'est le nom de l'artiste, Alain Kleinmann. Il a exposé dans des galeries prestigieuses partout de par le monde ; son travail a été salué par des écrivains et des artistes de renom tels que Louis Aragon, Elie Wiesel, Marcel Marceau, Georges Moustaki, Vladimir Jankélévitch, entre autres...
Cet ouvrage a des allures de catalogue raisonné pas tout à fait raisonnable en raison de sa taille, du foisonnement des images et de la somptueuse richesse des émotions qu'il suscite. 



Hanna, Alain Kleinmann, 
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p. 116.

Alain Kleinmann est de ces peintres qui savent écrire à propos de leur travail ; il sait regarder, prendre du recul, fouiller au cœur des choses et sonder les mystères de sa démarche artistique comme s’il s’agissait d’évidences.
Il est tout entier dans son œuvre et sa biographie tient en une seule phrase :  Alain Kleinmann est né en 1953 à Paris où il vit et travaille.

Au fil des textes qui ouvrent les chapitres, des détails émergent. Alain Kleinmann a commencé à peindre à l’huile dès l’âge de 7 ans ; une toute première exposition lui est consacrée alors qu’il n’a que 18 ans ; ses parents étaient fourreurs. Ailleurs, sur la Toile, on découvre qu’il est co-fondateur avec Hastaire du Groupe Mémoires en 1999. Au détour du chemin, on apprend également qu’il a une maîtrise de mathématiques et un DEA de sémiologie.

En 2012, une pièce intitulée, La peinture et autres lieux,  inspirée des recherches d’Alain Kleinmann, mise en scène et en images par la troupe Aldaba, rencontre un succès retentissant à Cuba. De son séjour à La Havane, Alain Kleinmann a rapporté de magnifiques images d’escaliers imprégnées d’une lumière diffuse dans une atmosphère baroque et mystérieuse.

Enfin, un musée Alain Kleinmann devrait voir le jour bientôt à Haifa, en Israël. Détail amusant, insignifiant et signifiant, je me suis aperçu que nous sommes nés le même jour, mais pas la même année. S’agit-il d’une coïncidence fatale ?

Inventaire non exhaustif

Des toiles dorées
Des toiles blanches
Des feuilles de papier
Du carton ondulé
Des Bronzes massifs
Des clefs
Des cartes géographiques
Des valises entassées
Des escaliers entre ombre et lumière
Des visages en filigrane
Des corps devinés
Des livres et encore des livres
N.P.A.I. (N’habite plus à l’adresse indiquée)
Des pinceaux fixés dans le bronze
Des carrioles
Un rabbin en écriture
Un rabbin en lecture
Des papiers froissés
Une machine à coudre
Des papiers gaufrés
Des feuilles d’or
Des hachures
Des biffures
Les balafres du temps
Des cicatrices
Des photos marouflées
Des jouets d’enfant
La mémoire d’un violon
Des cartons à desseins
Une grande gare
Et j’en oublie…

La couleur



L'architecture des souvenirs, Alain Kleinmann, 
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p. 123.

Les couleurs chaudes dominent. Une symphonie de bruns, de sépias, de jaunes dorés investit toiles et feuilles de dessin. La couleur se fait lumière et évoque ainsi l’art de Rembrandt. Ce sont les couleurs du temps ; celui qui passe, celui qui n’est plus, un autre temps, figé dans un présent indéfinissable. Parfois, une trace rouge, un éclat vert, viennent faire vibrer ces bruns denses et profonds. Depuis quelque temps, l’artiste recouvre ses toiles d’un blanc cotonneux d’où surgissent des images sépia. La couleur se marie à la lumière, la lumière n’est plus que couleur…

La transparence



Mémoire blanche (détail), Alain Kleinmann, 
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p. 279.

Peintre de la matière et de l'épaisseur, Alain Kleinmann est aussi celui de la transparence. Les photographies affleurent à la surface de la toile, recouvertes d'un voile. Parfois on les devine à travers la texture d'un morceau de gaze. Il s'agit d'une présence-absence ainsi déclinée de toile en toile. C'est un art de l'effacement, la peinture murmure au creux de notre regard. Toutefois, l'effacement est en perpétuel devenir, il laisse des traces sur son passage. 

L’escalier


L'escalier, Alain Kleinmann, 
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p. 297.

Image récurrente, obsédante, chargée de mystère. L’escalier est une invitation à gravir des marches, c’est une figure de l’élévation. C’est une déclinaison subtile de la thématique de la présence-absence. Les marches s’offrent à nos yeux, de même que la cage d’escalier, les voutes et les pierres, mais on ne sait pas où mène cet escalier. Le regard se perd dans la spirale et se grise de ce vertige de l’inconnu.

Le dessin


Étude de chaise, Alain Kleinmann, 
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p. 104.

Le geste est sûr, le trait est sensible ; jeu subtil entre ce qui est dessiné et ce qui ne l’est pas. Au cinéma, on parlerait de champ et de hors-champ. La précision du dessin est dissimulée par des hachures. En fait, les hachures révèlent plus qu’elles ne dissimulent. C’est une technique qui suscite une émotion et qui va bien au-delà de la restitution d’une réalité. Une chaise dessinée par Alain Kleinmann s’inscrit dans le temps et dans l’espace ; il suggère une présence tout en soulignant une absence – thématique sans cesse renouvelée au gré des techniques choisies par l’artiste.

Les livres



Pirkei Avot, Bronze, Alain Kleinmann,  
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p. 217.

Des bibliothèques abondent, des étagères structurent l’espace, des volumes s’entassent et pèsent sur la matière de la toile. Les tranches des livres rythment l’arrière-plan. On se prend à rêver du contenu de ces livres accumulés. Parfois le tableau n’est qu’un livre, une couverture au cuir usé.
Un rabbin, plongé dans sa lecture, nous rappelle que le peuple juif est le peuple du livre, le peuple de l’interrogation du livre.
Les livres sont souvent des Bronzes lourds et pesants – le poids des livres accompagne le peuple juif dans ses pérégrinations et le Bronze est une sorte d’affirmation de cette permanence.

Les valises



Errance I, Bronze, Alain Kleinmann, 
Somogy, Éditions d'Art, 2014, p.165.

Elles ont la lourdeur des épais volumes ; leur cuir est également usé et elles recèlent des vies qu’il nous est impossible de connaître, des vies disparues. Ces entassements de bronze évoquent d’autres funestes accumulations. La pesanteur de l’absence est ainsi rendue palpable et renvoie à l’indicible. L’émotion surgit, la matière  s’impose à notre regard, on serait presque tenté de toucher du doigt ces sculptures, d’en effleurer la solide fragilité.

Des sonorités murmurées

"Des sonorités murmurées", c’est ainsi qu’Alain Kleinmann aime décrire sa palette et c’est ainsi qu’il parle à mon imaginaire. Regarder une toile de cet artiste rare et précieux, c’est chuchoter en sa compagnie. Il travaille au creux de l’intime, il fait remonter des émotions à la surface des toiles, il s’inscrit dans notre mémoire, il nous invite au rêve et à la méditation.


Alain Kleinmann à propos de son travail
source: Alain Kleinmann,  Somogy, Éditions d'Art, 2014.



Image empruntée ici

Les fruits de la mémoire

Travailler sur la mémoire est un acte de projection vers le futur et non une nostalgie passéiste. Pour qu’un arbre ait un tronc, des branches et puisse porter des fruits, il faut d’abord qu’il établisse ses racines. C’est dans un rapport construit à la mémoire que se définit l’identité avec laquelle on peut fonder son présent et son avenir. La mémoire et l’identité sont peut-être d’ailleurs profondément des synonymes. L’une explique constamment l’autre et chacune est cette galaxie de petits morceaux de réalité séparés qui deviennent une unité et en peinture, une unité plastique.

La peinture et le temps

Le temps est naturellement inscrit dans de nombreux aspects de la peinture : le temps de fabrication d’un tableau, le temps dans lequel la toile est plongée et vieillit, le temps représenté dans la toile, le temps que met un spectateur à regarder la toile. Or, curieusement, on oblitère souvent cette dimension en ne considérant une toile que dans son rapport à l’espace.

La trace

La trace m’a toujours semblé être plus parlante que l’écrit, le murmure plus dense que le cri, l’érosion plus émouvante que la pierre, la cicatrice plus violente que la plaie. Il manque simplement aux seconds le temps… J’aime qu’un texte soit une trace illisible plutôt qu’un slogan. J’aime qu’une lettre soit une intention plutôt qu’une narration, qu’une carte géographique soit une sensation de parcours plutôt qu’un relevé topographique. C’est avec cette sensibilité que je fabrique la matière de mes toiles.

La mémoire des objets

Tout a une mémoire. Il y a quelques années, je travaillais surtout sur des représentations humaines. Je me suis rendu compte que des objets ou des lieux  pouvaient porter autant d’histoire, d’intensité émotionnelle, d’humanité que des regards. Ils ont leurs propres souvenirs. Une façade d’immeubles devient le témoin de toutes les histoires qui se sont déroulées devant elle, un fauteuil vide garde la trace de celui qui avait l’habitude de l’occuper, les valises gardent la mémoire de leurs contenus et de leurs errances. Les choses abandonnées conservent la persistance des présences antérieures comme un silence musical conserve la présence des dernières notes jouées.

Les bonnes toiles

Les « bonnes toiles » sont toujours des toiles dans lesquelles il s’est produit un accident inattendu, qu’on reconnaît puis qu’on laisse s’exprimer, et qui les mène en un lieu un peu plus haut que ce qu’on savait faire jusque-là. Après seulement, on peut analyser ce qui s’est passé pour tenter de le maîtriser pour les toiles suivantes. J’ai parfois l’impression que chaque toile a une vie propre et qu’il faut savoir la laisser un peu respirer seule.

Peindre comme respirer

J’ai commencé à peindre à l’huile sur toile quand j’avais 7 ans et j’ai fait ma première exposition à 18 ans. La peinture m’a donc toujours semblé un langage proche et naturel et je n’ai jamais ressenti le besoin d’en faire une mythologie ou une sacralisation. C’était simplement le langage avec lequel je pouvais parler « le plus loin et le plus profond », et cela depuis mon enfance. Pendant les rares périodes durant lesquelles je n’ai pas peint, j’ai eu l’impression d’étouffer, comme cela arriverait à quelqu’un qu’on empêcherait de parler pendant plusieurs semaines.

Cliquez ici et écoutez Alain Kleinmann.


Je tiens à remercier Alain Kleinmann de m'avoir autorisé à prélever ces images et ces textes de l'ouvrage qui lui est consacré. 

Alain Kleinmann, Somogy Éditions d'Art, 2014. 







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