Il y a quelques années, il m’a été donné de voir des tableaux d’Edward Hopper pour de « vrai ». C’était à la Tate Modern à Londres. C’est un édifice imposant, une ancienne usine électrique, une sorte de loft titanesque, un dédale de murs de briques et de poutres métalliques, un enchevêtrement savant de coursives et d’escaliers. Je me souviens avoir retenu mon souffle avant même de contempler ces tableaux si familiers.
J’étais dans l’attente, figé dans l’expectative, comme pour retarder le moment de la découverte. De Hopper, je n’avais vu que des reproductions dans des livres d’art. Comme tout le monde, je collectionnais des cartes postales de ses œuvres les plus populaires et elles me servaient de marque-pages. J’ai donc marqué le pas avant d’ouvrir les yeux, totalement absorbé par le pouvoir hypnotique de ces images d’une luminosité vibrante et mystérieuse.
Ce fut une expérience rare, une émotion souterraine
et persistante suscitée par la densité du regard du peintre. La peinture de
Hopper laisse une trace, elle vous accompagne et s’installe dans le
temps ; elle se love au creux de
l’âme, elle frémit, elle palpite à la surface de la toile.
L’Amérique d’Edward Hopper n’est pas celle des
gratte-ciel ou des grands espaces. Ce qui l’intéresse, ce sont les moments
« entre parenthèses » où le silence investit la toile et semble
capter la méditation silencieuse des personnages. Souvent, le hors champ,
l’espace au-delà du cadre, pèse sur la scène comme pour donner encore plus de
densité au silence que l’on caresse des yeux. C’est à juste titre que l’on a
dit de Hopper qu’il était un observateur silencieux. Il convoque le silence et
invite le spectateur à se mettre également « entre parenthèses ». Le
mystère de la peinture de Hopper tient tout entier dans cette alchimie où
l’insignifiant devient énigme.
Une peinture littéraire ?
Étrange paradoxe, Hopper est souvent qualifié de
peintre « littéraire » alors que sa peinture ne dit mot. Il s’agit sûrement
d’atmosphère, de mood. Ses
tableaux fonctionnent sur le mode tendu de la nouvelle et transcrivent
visuellement ce qu’Edgar Allan Poe appelait « l’unité d’effet » dans
son essai, La philosophie de la composition,
publié en 1846. Ainsi, l’éphémère se pare d’éternité sans jamais offrir de
réponses à nos interrogations. Immanquablement, le spectateur va au-delà de la
scène représentée et laisse son imaginaire le transporter dans des territoires
inconnus ou familiers selon sa fantaisie. Des souvenirs affleurent la surface
de la toile, des impressions se superposent à l’effleurement des couleurs,
d’anciennes lectures et des phrases murmurées accompagnent sa rêverie.
Nighthawks, 1942
Image empruntée ici
Le tableau le plus « iconique » de Hopper est vraisemblablement, Nighthawks, 1942. Il s’agit d’une scène nocturne, à la fois banale et magnétique. Hopper distingue ce qui relève de l’intention de l’effet finalement obtenu :
« Nighthawks
montre comment je m’imagine une rue pendant la nuit, pas nécessairement quelque
chose de particulièrement solitaire. J’ai fort simplifié la scène et agrandi le
restaurant. Inconsciemment sans doute, j’ai peint la solitude dans une grande
ville. »
La scène se situe à New York, 70, Greenwich Avenue à l’intersection de West
11th Street. Ce n’est pas vraiment un restaurant, mais plutôt un diner.
Le titre
Le choix d’un titre n’est jamais innocent, il apporte
toujours une dimension qui va au-delà du pictural. C’est Hopper qui a choisi ce
titre, comme il le faisait le plus souvent. Nighthawks
est habituellement traduit par « Les noctambules » ou encore,
« Les rôdeurs de la nuit ». On pourrait préférer, « Les oiseaux
de nuit » pour décrire ces personnages qui s’attardent dans un bar au cœur
de la nuit. Mais ces « nighthawks » sont aussi des rapaces, lointains
cousins des oiseaux qu’affectionnait Edgar Allan Poe…
La scène est admirablement composée en deux espaces
distincts : à droite, l’intérieur
du bar que l’on voit en transparence et, à gauche, l’espace de la rue avec, en
arrière-plan, des immeubles dont les rez-de-chaussée sont occupés par des
vitrines de magasins. À l’intérieur de ce diner, quatre personnages. Le premier de
dos, semble à l’écart. Face au spectateur, un couple est accoudé au bar ;
le serveur, habillé de blanc, s’affaire. Le bar suit la courbe de la vitrine.
Le regard semble hésiter entre ces deux espaces,
attiré par le vide de la rue et par la scène saisie au vol en un instant
d’éternité. C’est une scène à la fois vivante et figée, un instantané de vie
situé dans un présent indéfini qui porte en lui le poids du passé et la
promesse d’un futur dont on ne connaît pas la couleur. S’agit-il d’un
« vrai » couple ? S’agit-il d’une première rencontre ? Les
clients sont-ils des habitués ? Le serveur les connaît-il ? Le
personnage de dos ajoute au mystère car son « absence de visage » est
une énigme qui ne sera jamais résolue.
La vitrine est un élément essentiel. Elle sépare et
relie les deux scènes en raison de sa transparence. Elle constitue de surcroît
la délimitation d’un cadre qui enferme et isole les personnages. Par ailleurs,
la vitrine est un écran sur lequel est projeté la scène. Le format du tableau
et son horizontalité suggèrent une dimension cinématographique. Hopper propose
une vision en cinémascope avant l’heure. Le cadre est « redoublé »,
les trois clients du bar se détachent sur un fond sombre qui constitue un
second écran. Les vitrines des magasins, de l’autre côté de la rue, sont des miroirs vides – mise en abyme
savante du thème de la solitude ainsi représenté picturalement.
La composition, le rendu des couleurs, les jeux
d’ombres et de lumière, contribuent à susciter une impression de raréfaction
picturale, propice elle aussi, à évoquer le vide de la solitude et une forme
d’anxiété. En 1942, l’Amérique était en guerre et ce diner est un refuge où l’on peut déposer ses angoisses.
Les personnages masculins portant un chapeau
appartiennent au monde du film noir. Mauvais garçons ou détectives privés, ils
ont l’allure désabusée d’un Humphrey Bogart cherchant quelque réconfort après
une journée harassante. La femme est rousse, sa robe rouge attire le regard,
son maquillage, un rien vulgaire, contraste avec son teint blafard. Elle est The Scarlet woman , la femme
écarlate qui nourrit les fantasmes de l’Amérique puritaine. Seul le serveur est
en pleine lumière, occupé vraisemblablement à laver quelques verres.
Phillies n’est pas le nom de la propriétaire, c’est
une marque de cigares à cinq cents.
Les regards
L’homme de dos est hors-champ en quelque sorte. Son
attitude ne suggère en aucune manière qu’il observe la scène. Le couple et le
serveur sont au centre de l’intensité dramatique et pourtant, il est évident
qu’ils ne communiquent pas. Il n’y a pas d’échanges de regards. L’homme est
perdu dans ses pensées, le visage crispé, une cigarette à la main; la femme a les
yeux baissés tandis qu’elle observe une boîte d’allumettes. Elle est à la fois
concentrée et perdue dans ses pensées ; elle est « ailleurs » et
formidablement présente. Le serveur tente, en vain, d’accrocher leurs regards.
C’est le seul personnage dynamique et de ce fait, il souligne la raideur du
couple qui lui fait face. Est-il fasciné par la présence de cette
créature ? Nous pouvons le supposer, mais nous n’en serons jamais
absolument certains.
À n’en point douter, Nighthawks, exerce une fascination sans pareille. Il
« s’attache à notre âme et la force d’aimer ». L’Art Institute de
Chicago l’a acheté dès qu’il a été exposé, soulignant ainsi la rencontre
magique d’un peintre avec l’âme de son pays. Mais la qualité du tableau va bien
au-delà des frontières des Etats-Unis. Chacun le fait sien, se l’approprie tant
il vibre d’une mélancolie à fleur de toile.
Du texte à l’image, de l'image au texte
D’aucuns ont affirmé que Hopper s’était inspiré de la
nouvelle de Hemingway, The Killers, adaptée à l’écran par Richard Siodmak en 1946. Il n’y a pas de lien véritable entre ce
texte d’Ernest Hemingway et Nighthawks.
Il faut plutôt voir une parenté avec la nouvelle d’Hemingway, Un endroit propre et bien éclairé, A Clean, Well-Lighted Place.
Pour lire la nouvelle en anglais, cliquez ici
Hopper était sensible à l’écriture d’Hemingway dont
il appréciait l’apparente simplicité, le sens de la construction dramatique et
l’art de l’ellipse.
Joyce Carol Oates a écrit un poème dédié à ce
tableau. Claude Esteban, dans un ouvrage intitulé, Soleil dans une pièce vide, a mis en mots 47 tableaux d’Edward
Hopper. Philippe Besson s’approprie Nighthawks
et en fait tout un roman qu’il nomme, L’arrière-saison.
L’arrière-saison, extrait :
Donc, au début, elle sourit.
C’est un sourire discret, presque imperceptible, de
ceux qui se forment sur le visage parfois, sans qu’on le décide, qui surgissent
sans qu’on les commande, qui ne semblent reliés à rien en particulier, qu’on ne
saurait pas forcément expliquer.
Voilà : c’est un sourire de presque rien, qui
pourrait être le signal du bonheur.
Ce contentement qui lui échappe, c’est peut-être
juste parce qu’elle porte la robe rouge, à manches courtes, qu’elle affectionne,
qui lui affine la taille, qui lui donne la silhouette qu’arboraient les femmes
américaines des réclames, dans les années cinquante. Elle se sent bien dans
cette robe, encore belle, encore désirable. Elle a le sentiment d’être légère,
et qu’un homme, de préférence Norman, pourrait la prendre par les hanches et la
soulever sans effort dans les airs.
Philippe Besson, L’arrière-saison,
Pocket, 2002, p. 11.
Connaissez-vous Artsy.net.?
I have always loved Hopper's work. I was glad to be reminded of his most popular painting and have it analyzed from a new perspective.
RépondreSupprimerBrilliant
RépondreSupprimerRight on the nose.