The Slave Ship, Joseph Mallord William Turner, 1840
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C’est une image énigmatique, fascinante, obsédante.
C’est un tableau dont on ne perçoit pas le sujet d’emblée. Tout y est couleur
et mouvement, fracas et tempête. On cherche en vain la ligne d’horizon ;
l’œil se perd dans cette vision disloquée. Un éclair scinde le tableau en deux
parties égales, cette fissure de lumière n’a rien d’apaisant. L’eau et le ciel
se confondent. Sur la gauche, un navire est menacé par une vague déferlante qui
s’apprête à fondre sur l’espace entier du tableau. Le premier plan est une
image d’apocalypse. Des créatures mythologiques surgissent au creux des vagues,
des corps mutilés jaillissent avant de sombrer dans les profondeurs. Une main
se dresse, une jambe noire encore enchaînée est emportée dans ce tourbillon de
couleurs.
Ce tableau s’intitule Slavers throwing overboard the Dead and Dying (Négriers jetant par-dessus bord les mourants et les morts). Exposé
en 1840 à la Royal Academy de
Londres, il était accompagné de quelques vers d’un poème écrit par Turner
lui-même, The Fallacies of Hope (Les illusions de l’espoir). Le titre est
en fait une fausse piste car on ne voit pas l’équipage du navire jeter les
esclaves par-dessus bord. C’est le résultat de cette ignominie qui éclabousse
le premier plan.
Le contexte
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Dès la fin du 18e siècle, l’abolition de
l’esclavage est un sujet brûlant en Grande-Bretagne. Les Quakers initient le
combat et sont bientôt suivis par de nombreux mouvements abolitionnistes. Cela
aboutit au Slave Trade Act de 1807,
interdisant la traite des esclaves. Ce combat fut mené par le parlementaire, William
Wilberforce (1759-1833). Peu avant la mort de Wilberforce en 1833, le Parlement
vota The Slavery Abolition Act, loi
qui mettait un terme définitif à l’esclavage.
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En 1839 fut publiée la deuxième édition de l’ouvrage
de Thomas Clarkson (1760-1846), The
History of the Abolition of The African Slave Trade (L’Histoire de l’Abolition du commerce des esclaves). Ce texte
fondateur raconte l’histoire du bateau négrier, le Zong, dont la cargaison d’esclaves, décimée par une épidémie, fut
jetée à la mer afin que les propriétaires puissent toucher une prime
d’assurance, ce qui était impossible en cas de maladie. Lors de cette fatidique
traversée en 1781, le Zong
transportait 440 esclaves alors que sa capacité n’était que de 220. 133 hommes,
femmes et enfants furent massacrés. Cet épisode marqua les esprits et fut à
l’origine de la création de The Society
for the Abolition of the Slave Trade (La
Société pour l’abolition de la traite négrière) en 1787.
En 1838, fut également publiée The Life of William Wilberforce (La Vie de William Wilberforce) par ses enfants Robert et Samuel ainsi qu’un recueil de lettres.
En 1838, fut également publiée The Life of William Wilberforce (La Vie de William Wilberforce) par ses enfants Robert et Samuel ainsi qu’un recueil de lettres.
"Une cargaison"
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Une erreur de jeunesse
En 1805, un an après avoir ouvert sa propre galerie,
Turner se décida à investir dans une plantation sucrière en Jamaïque, The Dry Sugar Work. Ce genre
d’investissement, appelé « tontine » (association collective
d’épargne) était fréquent à l’aube de la révolution industrielle. Turner ne
pouvait ignorer que cette plantation comptait employer une main d’œuvre
d’esclaves. Comme nombre de ses contemporains, il choisit de ne pas se poser de
questions. C’est à la faveur de rencontres diverses que Turner fut sensibilisé
à la cause anti abolitionniste. C’est son mécène et ami, Walter Ramsden Fawkes (1769-1825)
qui lui inculqua des valeurs humanistes. Clarkson Stanfield (1793-1867), membre
de la Royal Academy et ami intime de
Turner, eut également une influence déterminante.
Mount St Michael, Cornwall, Clarkson Stanfield, 1830
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Il est vraisemblable que Turner éprouva un fort
sentiment de culpabilité en raison de cette erreur de jeunesse. The Slave Ship est à la fois un cri de
protestation et un hommage à ceux qui lui ont permis de prendre la mesure d’une
cause généreuse et essentielle.
Watson and
the Shark (Watson et le requin), John Singleton Copley, 1778
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Ce tableau monumental (183 x 229 cm) fut exposé à la
Royal Academy en 1778. Il avait été commandé par Brook Watson, riche armateur
et maire de Londres en 1796. Il relate l’attaque par un requin dont fut victime
Watson dans le port de La Havane en 1749. Watson fut sauvé par ses camarades,
mais fut amputé de la jambe droite. L’accident est peint à la manière d’un
reportage pris sur le vif, et le motif de la main tendue sera repris par de
nombreux peintres dont, bien sûr, Turner.
Execrable
Human Traffick, or The Affectionate Slaves (Un trafic humain exécrable ou Les esclaves affectueux), George Morland, 1788
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Le tableau est une scène de séparation sur une plage
située en Afrique occidentale. Il fut présenté à la Royal Academy en 1788. Il
s’agit vraisemblablement de la première œuvre condamnant l’esclavage. L’original
a disparu, seule subsiste une copie (85,1 x 121,9 cm) faisant partie de la De Menil Collection à Houston, au Texas.
En 1791, John Raphaël Smith (1752-1812) en fit une gravure à la
pointe sèche qui favorisa la diffusion du tableau et sensibilisa l’opinion.
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Le radeau de la Méduse, Théodore Géricault, 1818-1819.
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Le radeau de
la Méduse s’inspire également d’un
fait divers. En 1816, la frégate La
Méduse, avec à son bord plus de 150 soldats, fit naufrage près des côtes du Sénégal. Le nombre de chaloupes à
disposition était insuffisant, 150 hommes échouèrent sur un radeau de fortune. Seulement
10 hommes survécurent après un périple qui dura 13 jours. Les horreurs du
naufrage firent l’objet d’un récit en novembre 1817. Géricault réalisa un
projet gigantesque (491 x 716 cm) qui fut présenté au Salon en août 1819.
Le tableau divisa la critique. Certains saluèrent la modernité du sujet et son exécution ; d’autres affichèrent leur dégoût pour cet « amas de cadavres ».
Le tableau divisa la critique. Certains saluèrent la modernité du sujet et son exécution ; d’autres affichèrent leur dégoût pour cet « amas de cadavres ».
Le radeau de
la Méduse fut ensuite exposé à
Londres en 1820. Salué par la critique, il rencontra également un énorme succès
populaire – environ 40 000 personnes se déplacèrent pour l’admirer.
The Shipwreck (Le naufrage), Turner, 1805
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On peut donc supposer
que ces œuvres étaient bien connues de Turner et qu’elles ont nourri un
imaginaire où la tempête et les naufrages avaient une place de choix. D’un
point de vue moral et esthétique elles reflétaient les valeurs qui lui étaient
chères. Enfin, elles étaient conformes au sublime
tel qu’il avait été défini par William Burke (1729-1797) :
« La passion causée par
le grand et le sublime dans la nature, lorsque ces causes agissent le plus puissamment,
est l’étonnement. Et l’étonnement est cet état de l’âme dans lequel tous ses
mouvements sont suspendus par quelque degré́ d’horreur. Alors l’esprit est si
rempli de son objet, qu’il ne peut en admettre un autre, ni par conséquent
raisonner sur celui qui l’occupe. De là vient le grand pouvoir du sublime,
qui, bien loin de résulter de nos raisonnements, les anticipe et nous enlève
par une force irrésistible. L’étonnement, comme je l’ai dit, est l’effet du
sublime dans son plus haut degré, les effets inférieurs sont l’admiration, la
vénération et le respect.» pp. 101-102.
Edmund Burke, Recherche
philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757.
Snow Storm - Steam-Boat off a Harbour's Mouth (Tempête de neige en mer), Turner, 1842
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John Ruskin (1819-1900),
écrivain, peintre, critique d’art et réformateur social, est encore un tout jeune
homme lorsqu’il rencontre Turner en 1840. Pour lui, c’est un éblouissement. Il
consacre d’ailleurs le premier volume de sa série Modern Painters (1843-1860) au travail de Turner dont il célèbre le
génie à un moment où le peintre était incompris de ses contemporains.
The Slave
Ship reçu un accueil mitigé et
Turner le remisa dans sa galerie qui, à cette époque, était dans un triste état
de délabrement.
En 1844, le père de John Ruskin offrit le tableau à
son fils pour saluer ses succès littéraires. Ce cadeau exceptionnel s’avéra
être lourd de conséquences. Ruskin eut une relation très étrange avec The Slave Ship au point d’en être
possédé. Le tableau semblait doté d’une énergie maléfique à telle enseigne que
Turner évitait de le regarder lorsqu’il se rendait chez les Ruskin. Ruskin
déplaça The Slave Ship d’une pièce à
l’autre, pris d’admiration et d’effroi. Il finit par le céder en 1872 à un
riche collectionneur américain, John Taylor Johnston (1820-1893) qui le prêta
régulièrement au Metropolitan Museum of
Art de New York, récemment ouvert au public. En 1876, il fut vendu aux
enchères à une riche héritière, Alice Sturgis Hooper (1841-1879) qui le mit à
la disposition du Museum of Fine Arts
de Boston. En 1899, il fut acheté par ce même musée et c’est là que l’on peut
toujours l’admirer de nos jours.
The Boston Museum of Fine Arts
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L’analyse du tableau selon John Ruskin
« Mais, sans conteste, la mer la plus noble que
Turner ait peinte, et, dans ce cas, la plus noble assurément peinte par
l’homme, est celle du Navire Négrier (…) Pourpres et bleues, les ombres
lugubres des brisants creux se projettent sur le brouillard de la nuit, qui se
forme froid et bas, avançant telle l’ombre de la mort sur le navire coupable à
la peine parmi les éclairs de la mer, ses mâts maigres inscrits sur le ciel en
lignes de sang, ceint de condamnation avec cette teinte effrayante qui signe
l’horreur dans le ciel et mêle ce déluge de feu avec la lumière du soleil, et
qui, drossée au loin sur la houle désolée des vagues sépulcrales, empourpre la
mer innombrable. »
Peintres modernes, 1843
Peintres modernes, 1843
Traduction : Jean-Pierre Naugrette, voir lien ici
Ruskin cite précisément Macbeth de Shakespeare et donne une tonalité morale au tableau. La
noblesse de la mer ainsi célébrée infléchit le message de Turner.
Tout l’océan du grand Neptune arrivera-t-il à laver
Ce sang de ma main ?
Non,c'est plutôt ma main
Qui rendra les multitudes marines incarnat,
Non,c'est plutôt ma main
Qui rendra les multitudes marines incarnat,
Faisant de tout le vert - un rouge.
II, 2 (60-64).
(Traduction : Pierre-Jean Jouve)
Pour conclure
Au terme de ce voyage, je me pose des questions. L’horreur peut-elle
être source de plaisir artistique ? Quelles sont les limites de la
représentation ? La peinture est-elle faite pour déranger ? Le
message doit-il être explicite ? Pourquoi me serait-il impossible de vivre
sans les images de Turner ?
Je dédie cette étude à la famille qui m’accueillit au temps de mon
adolescence maladroite et qui me fit découvrir Turner à la National Gallery.
Turner, John Gage, Citadelles et Mazenod, 2010
Article en ligne
L'abolition de la peinture: lecture d'un tableau de J.M.W. Turner, Jean-Pierre Naugrette, Revue Française de Civilisation Britannique - Vol. XV, N°1. Lien ici
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