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mardi 6 décembre 2016

TURNER, THE SLAVE SHIP, UN TABLEAU DONT ON NE SORT PAS INDEMNE...


The Slave Ship, Joseph Mallord William Turner, 1840
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C’est une image énigmatique, fascinante, obsédante. C’est un tableau dont on ne perçoit pas le sujet d’emblée. Tout y est couleur et mouvement, fracas et tempête. On cherche en vain la ligne d’horizon ; l’œil se perd dans cette vision disloquée. Un éclair scinde le tableau en deux parties égales, cette fissure de lumière n’a rien d’apaisant. L’eau et le ciel se confondent. Sur la gauche, un navire est menacé par une vague déferlante qui s’apprête à fondre sur l’espace entier du tableau. Le premier plan est une image d’apocalypse. Des créatures mythologiques surgissent au creux des vagues, des corps mutilés jaillissent avant de sombrer dans les profondeurs. Une main se dresse, une jambe noire encore enchaînée est emportée dans ce tourbillon de couleurs.








Ce tableau s’intitule Slavers throwing overboard the Dead and Dying (Négriers jetant par-dessus bord les mourants et les morts). Exposé en 1840 à la Royal Academy de Londres, il était accompagné de quelques vers d’un poème écrit par Turner lui-même, The Fallacies of Hope (Les illusions de l’espoir). Le titre est en fait une fausse piste car on ne voit pas l’équipage du navire jeter les esclaves par-dessus bord. C’est le résultat de cette ignominie qui éclabousse le premier plan.

Le contexte


Médaillon officiel conçu en 1787 par Josiah Wedgwood (1730-1795)
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Dès la fin du 18e siècle, l’abolition de l’esclavage est un sujet brûlant en Grande-Bretagne. Les Quakers initient le combat et sont bientôt suivis par de nombreux mouvements abolitionnistes. Cela aboutit au Slave Trade Act de 1807, interdisant la traite des esclaves. Ce combat fut mené par le parlementaire, William Wilberforce (1759-1833). Peu avant la mort de Wilberforce en 1833, le Parlement vota The Slavery Abolition Act, loi qui mettait un terme définitif à l’esclavage.


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En 1839 fut publiée la deuxième édition de l’ouvrage de Thomas Clarkson (1760-1846), The History of the Abolition of The African Slave Trade (L’Histoire de l’Abolition du commerce des esclaves). Ce texte fondateur raconte l’histoire du bateau négrier, le Zong, dont la cargaison d’esclaves, décimée par une épidémie, fut jetée à la mer afin que les propriétaires puissent toucher une prime d’assurance, ce qui était impossible en cas de maladie. Lors de cette fatidique traversée en 1781, le Zong transportait 440 esclaves alors que sa capacité n’était que de 220. 133 hommes, femmes et enfants furent massacrés. Cet épisode marqua les esprits et fut à l’origine de la création de The Society for the Abolition of the Slave Trade (La Société pour l’abolition de la traite négrière) en 1787.
En 1838, fut également publiée The Life of William Wilberforce (La Vie de William Wilberforce) par ses enfants Robert et Samuel ainsi qu’un recueil de lettres.



"Une cargaison"
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Une erreur de jeunesse

En 1805, un an après avoir ouvert sa propre galerie, Turner se décida à investir dans une plantation sucrière en Jamaïque, The Dry Sugar Work. Ce genre d’investissement, appelé « tontine » (association collective d’épargne) était fréquent à l’aube de la révolution industrielle. Turner ne pouvait ignorer que cette plantation comptait employer une main d’œuvre d’esclaves. Comme nombre de ses contemporains, il choisit de ne pas se poser de questions. C’est à la faveur de rencontres diverses que Turner fut sensibilisé à la cause anti abolitionniste. C’est son mécène et ami, Walter Ramsden Fawkes (1769-1825) qui lui inculqua des valeurs humanistes. Clarkson Stanfield (1793-1867), membre de la Royal Academy et ami intime de Turner, eut également une influence déterminante.



Mount St Michael, Cornwall, Clarkson Stanfield, 1830
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Il est vraisemblable que Turner éprouva un fort sentiment de culpabilité en raison de cette erreur de jeunesse. The Slave Ship est à la fois un cri de protestation et un hommage à ceux qui lui ont permis de prendre la mesure d’une cause généreuse et essentielle.

Influences picturales


Watson and the Shark (Watson et le requin), John Singleton Copley, 1778
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Ce tableau monumental (183 x 229 cm) fut exposé à la Royal Academy en 1778. Il avait été commandé par Brook Watson, riche armateur et maire de Londres en 1796. Il relate l’attaque par un requin dont fut victime Watson dans le port de La Havane en 1749. Watson fut sauvé par ses camarades, mais fut amputé de la jambe droite. L’accident est peint à la manière d’un reportage pris sur le vif, et le motif de la main tendue sera repris par de nombreux peintres dont, bien sûr, Turner.



Execrable Human Traffick, or The Affectionate Slaves (Un trafic humain exécrable ou Les esclaves affectueux),  George Morland, 1788
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Le tableau est une scène de séparation sur une plage située en Afrique occidentale. Il fut présenté à la Royal Academy en 1788. Il s’agit vraisemblablement de la première œuvre condamnant l’esclavage. L’original a disparu, seule subsiste une copie (85,1 x 121,9 cm) faisant partie de la De Menil Collection à Houston, au Texas.
En 1791, John Raphaël Smith (1752-1812) en fit une gravure à la pointe sèche qui favorisa la diffusion du tableau et sensibilisa l’opinion.




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Le radeau de la Méduse, Théodore Géricault, 1818-1819.
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Le radeau de la Méduse s’inspire également d’un fait divers. En 1816, la frégate La Méduse, avec à son bord plus de 150 soldats, fit naufrage près des côtes du Sénégal. Le nombre de chaloupes à disposition était insuffisant, 150 hommes échouèrent sur un radeau de fortune. Seulement 10 hommes survécurent après un périple qui dura 13 jours. Les horreurs du naufrage firent l’objet d’un récit en novembre 1817. Géricault réalisa un projet gigantesque (491 x 716 cm) qui fut présenté au Salon en août 1819. 
Le tableau divisa la critique. Certains saluèrent la modernité du sujet et son exécution ; d’autres affichèrent leur dégoût pour cet « amas de cadavres ».

Le radeau de la Méduse fut ensuite exposé à Londres en 1820. Salué par la critique, il rencontra également un énorme succès populaire – environ 40 000 personnes se déplacèrent pour l’admirer.



The Shipwreck (Le naufrage), Turner, 1805
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On peut donc supposer que ces œuvres étaient bien connues de Turner et qu’elles ont nourri un imaginaire où la tempête et les naufrages avaient une place de choix. D’un point de vue moral et esthétique elles reflétaient les valeurs qui lui étaient chères. Enfin, elles étaient conformes au sublime tel qu’il avait été défini par William Burke (1729-1797) :

« La passion causée par le grand et le sublime dans la nature, lorsque ces causes agissent le plus puissamment, est l’étonnement. Et l’étonnement est cet état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont suspendus par quelque degré́ d’horreur. Alors l’esprit est si rempli de son objet, qu’il ne peut en admettre un autre, ni par conséquent raisonner sur celui qui l’occupe. De là vient le grand pouvoir du sublime, qui, bien loin de résulter de nos raisonnements, les anticipe et nous enlève par une force irrésistible. L’étonnement, comme je l’ai dit, est l’effet du sublime dans son plus haut degré, les effets inférieurs sont l’admiration, la vénération et le respect.» pp. 101-102.
Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757.



Snow Storm - Steam-Boat off a Harbour's Mouth (Tempête de neige en mer), Turner, 1842
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Un tableau voyageur…


John Ruskin, John Everett Millais (1829-1896), 1853-1854
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John Ruskin (1819-1900), écrivain, peintre, critique d’art et réformateur social, est encore un tout jeune homme lorsqu’il rencontre Turner en 1840. Pour lui, c’est un éblouissement. Il consacre d’ailleurs le premier volume de sa série Modern Painters (1843-1860) au travail de Turner dont il célèbre le génie à un moment où le peintre était incompris de ses contemporains.

The Slave Ship reçu un accueil mitigé et Turner le remisa dans sa galerie qui, à cette époque, était dans un triste état de délabrement.

En 1844, le père de John Ruskin offrit le tableau à son fils pour saluer ses succès littéraires. Ce cadeau exceptionnel s’avéra être lourd de conséquences. Ruskin eut une relation très étrange avec The Slave Ship au point d’en être possédé. Le tableau semblait doté d’une énergie maléfique à telle enseigne que Turner évitait de le regarder lorsqu’il se rendait chez les Ruskin. Ruskin déplaça The Slave Ship d’une pièce à l’autre, pris d’admiration et d’effroi. Il finit par le céder en 1872 à un riche collectionneur américain, John Taylor Johnston (1820-1893) qui le prêta régulièrement au Metropolitan Museum of Art de New York, récemment ouvert au public. En 1876, il fut vendu aux enchères à une riche héritière, Alice Sturgis Hooper (1841-1879) qui le mit à la disposition du Museum of Fine Arts de Boston. En 1899, il fut acheté par ce même musée et c’est là que l’on peut toujours l’admirer de nos jours.



The Boston Museum of Fine Arts
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L’analyse du tableau selon John Ruskin

« Mais, sans conteste, la mer la plus noble que Turner ait peinte, et, dans ce cas, la plus noble assurément peinte par l’homme, est celle du Navire Négrier (…) Pourpres et bleues, les ombres lugubres des brisants creux se projettent sur le brouillard de la nuit, qui se forme froid et bas, avançant telle l’ombre de la mort sur le navire coupable à la peine parmi les éclairs de la mer, ses mâts maigres inscrits sur le ciel en lignes de sang, ceint de condamnation avec cette teinte effrayante qui signe l’horreur dans le ciel et mêle ce déluge de feu avec la lumière du soleil, et qui, drossée au loin sur la houle désolée des vagues sépulcrales, empourpre la mer innombrable. »

Peintres modernes, 1843
Traduction : Jean-Pierre Naugrette, voir lien ici


Ruskin cite précisément Macbeth de Shakespeare et donne une tonalité morale au tableau. La noblesse de la mer ainsi célébrée infléchit le message de Turner.

Tout l’océan du grand Neptune arrivera-t-il à laver
Ce sang de ma main ?
Non,c'est plutôt ma main
Qui rendra les multitudes marines incarnat, 
Faisant de tout le vert - un rouge. 

II, 2 (60-64).
(Traduction : Pierre-Jean Jouve)


Pour conclure

Au terme de ce voyage, je me pose des questions. L’horreur peut-elle être source de plaisir artistique ? Quelles sont les limites de la représentation ? La peinture est-elle faite pour déranger ? Le message doit-il être explicite ? Pourquoi me serait-il impossible de vivre sans les images de Turner ?
Je dédie cette étude à la famille qui m’accueillit au temps de mon adolescence maladroite et qui me fit découvrir Turner à la National Gallery.


Ouvrages consultés


Turner, John Gage, Citadelles et Mazenod, 2010





Voyage of The Slave Ship, Stephen J. May, McFarland & Company, Jefferson, North Carolina, 2014.


Article en ligne



L'abolition de la peinture: lecture d'un tableau de J.M.W. Turner, Jean-Pierre Naugrette, Revue Française de Civilisation Britannique - Vol. XV, N°1. Lien ici















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