UTILE À SAVOIR


Ce blog est alimenté par Jacques Lefebvre-Linetzky. Commentaires et retours bienvenus.


mercredi 19 décembre 2018

NUSHKA, À LA LISIÈRE DU VISIBLE



Connaissez-vous le travail de Nushka? C'est une invitation à la rêverie, aux confins du visible... 

Chaque mois, je reçois Connaissance des Arts et chaque mois, c’est le même rituel. Je commence par la fin et je feuillette à rebours en faisant des pauses ici et là, au gré de mes intérêts. Lors de ce premier passage, je sélectionne les articles que je lirai plus tard. J’aime retarder le plaisir de la découverte.
Des images, des titres, des noms défilent ainsi et se superposent en une sorte de flip book. C’est à cette occasion que je repère les éléments qui me seront utiles par la suite. J’engrange mentalement, je mets de côté, j’imagine des mises en scènes et des confrontations inédites de sujets et de matières.


Vestales



Affiche Vestales, Image empruntée ici

C’est lors de l’un de ces premiers repérages que j’ai découvert le travail de Nushka dans le numéro de septembre 2017 de Connaissance des arts consacré aux expos de la rentrée. Une pleine page annonçait une exposition intitulée Vestales à la Galerie Schwab Beaubourg. 

mardi 6 novembre 2018

CARTON PLEIN






© Jacques Lefebvre-Linetzky

Je suis un ramasseur de vieux cartons, un recycleur impénitent. Lorsque je me promène en ville, mon œil vagabonde à la recherche de plaques ondulées défraîchies. J’aime ces piles déposées à même le trottoir par les magasins ; j’aime ces cartons, repliés les uns contre les autres, attendant d’être ramassés par les services de la voirie. Malmenés, empilés, déchirés, maculés, ils portent sur eux les stigmates du temps qui passe et les griffures des jours. D’autres sont propres et nets, entassés sagement, alignés comme à la parade, disposés par des mains expertes et respectueuses de l’environnement.



© Jacques Lefebvre-Linetzky

J’ai toutefois une préférence pour ceux que la vie n’a pas épargnés. Ces amoncellements, rebuts de notre société de consommation, s’apparentent à des ruines, à des vestiges qui ne s’offrent pas d’emblée au regard du passant. Pour en apprécier le secret murmure, il faut savoir ralentir le pas, il faut savoir s’attarder, il faut apprendre à se mettre entre parenthèses. D’un naturel volontiers impatient et quelque peu impulsif, j’aime prendre la pause en contemplant ces décombres de carton.

mercredi 12 septembre 2018

NICOLAS DE STAËL, L'EMBRASEMENT DES COULEURS

 « La peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c’est-à-dire à l’impossible addition de l’instant présent, du passé et de l’avenir. »


Nicolas de Staël, lettre à Douglas Cooper



Nicolas de Staël en Provence, du 27 avril au 23 septembre 2018





L’exposition, Nicolas de Staël en Provence, à l’hôtel de Caumont en plein cœur d’Aix-en-Provence, est un éblouissement total. Elle rassemble 71 peintures et 21 dessins réalisés par le peintre lors de son séjour en Provence, entre juillet 1953 et juin 1954. Une année d’intense travail en quête de lumière et de matière où Nicolas de Staël s’imprègne des paysages éclatants de cette région, située entre le Vaucluse et la Drôme, dont il perçoit la séduisante âpreté. C’est René Char, le poète et l’ami rencontré en 1951, qui l’a initié aux secrets de cette nature minérale et boisée.



Il s’installe tout d’abord à Lagnes avec son épouse, Françoise et leurs enfants, puis il se rend en Italie et, à son retour, en octobre 1953, il fait l’acquisition d’une bâtisse fortifiée, Le Castelet, à Ménerbes. C’est là qu’il peint sans relâche dans une solitude absolue, c’est là qu’il transcrit sur la toile les vibrations et les effervescences des paysages qu’il a engrangés aussi bien en Provence qu’en Sicile.

« J’ai choisi une solitude minable au retour de mon voyage chez les fantômes de la mer des Grecs, mais cela me va bien parce que j’ai maintes facilités à devenir moi-même un fantôme avec ou sans obsessions »

Lettre à Guy Dumur, octobre 1953




C’est une véritable révélation, une illumination comparable à celle qu’avait vécue Vincent Van Gogh en son temps. Durant cette année particulièrement fertile, il peint 250 toiles, passant du tout petit format à des toiles plus imposantes sans jamais se laisser abuser par une technique trop maîtrisée.

Sa peinture est enfin appréciée, sa réputation est universellement reconnue. Il s’est rendu à New-York l’année précédente pour une exposition de ses œuvres, mais il est déçu par l’Amérique, il préfère la vieille Europe. Son galeriste américain, Paul Rosenberg, prévoit une nouvelle exposition qui doit se tenir à New-York en 1954. Il lui faut donc produire pour satisfaire la demande.




Au bouleversement esthétique suscité par ces paysages éclatant de lumière, s’ajoute une lutte sans merci avec les outils de son art. Il triture la matière, il brosse, il ajoute, il soustrait, il gratte, il pétrit, il façonne, il efface, il reprend, il dispose des aplats de couleur, il brise les éléments du tableau, il construit, déconstruit, compose et décompose, il souligne, il laisse deviner... Il est en recherche perpétuelle, il s’approche de la lumière.

Durant l’été 1953, son cœur chavire et il s’éprend de Jeanne Polge, une jeune femme que lui a présenté René Char. C’est une passion dévorante ; elle emporte Nicolas de Staël dans une quête d’absolu comparable à celle qu’il vit au jour le jour dans son travail de peintre. Elle hante ses tableaux, elle surgit dans des nus énigmatiques, elle est le rêve impossible car elle n’est pas libre, pas plus qu’il ne l’est. 

« J’ai besoin de cette fille pour m’abîmer, je n’en ai pas besoin pour peindre et c’est grâce à elle que je travaille malgré tout. Que comprendre là-dedans ? » 

Lettre à René Char, 1953

Au terme de cette année d’une extraordinaire créativité, il abandonne les empâtements et choisit une technique plus fluide, plus transparente, plus épurée. À l’automne 1954, il s’installe à Antibes pour être plus proche de Jeanne. Il est consumé par le besoin de créer et par la passion qu’il éprouve pour la jeune femme ; il est constamment tiraillé entre l’exaltation et le découragement. Le 16 mars, il se suicide et laisse inachevée sa grande toile, Le concert, que l’on peut toujours admirer au musée Picasso d’Antibes.  


Paysage, 1953
Huile sur toile, 14 x 22 cm

Le format est petit, tout petit et pourtant la toile semble contenir toute la beauté du monde. La peinture pèse sur la toile, les lignes s’affrontent, la matière est lumière, la lumière est matière. L’espace du ciel s’appuie sur un paysage fait de strates, de rochers enchâssés d’un gris teinté d’un vert léger et d’accidents qui révèlent des traces de couleurs. Le peintre se laisse porter par les accidents qu’il sollicite en grattant la toile. Quelques taches noires accrochent le regard tandis qu’au tout premier plan, une forme ronde d’un bleu tourmenté de blanc jaillit à même le tube. Soleil bleu, monstre antique, sa rondeur est une trouée.


Fleurs grises, 1953
Huile sur toile, 81 X 65 cm

Un bouquet de fleurs dans un vase posé sur une table — le regard du peintre transfigure la banalité du sujet en une symphonie de gris et de bleus. Les fleurs ressemblent à des lutteurs ; quelques taches rouges renforcent les gris. Fleurs disloquées qui débordent sur l’espace du vase. La dislocation affronte la rigueur des lignes. Le relief de la matière vibre au gré de la lumière. Le bord du tableau est imparfait ; c’est délibéré, c’est l’essence même de la vie. Le peintre peint dans l’urgence, il répond à une nécessité impérieuse.


Le soleil, 1953
Huile sur toile, 16 x 24 cm

Petit tableau peint sur le motif, ce n’est pas la manière habituelle du peintre qui préfère travailler dans son atelier après s’être imprégné du paysage. Souvent, il dessine des esquisses au fusain ou au feutre au gré de ses promenades. Il regarde le soleil en face à la manière de Turner pour qui le soleil était Dieu. On songe également aux jaunes de Van Gogh. La lumière irradie la toile, le peintre peint les yeux écarquillés. La plaine, au premier plan, où chantent les verts et les roses, se nourrit de cette lumière vorace.


Agrigente, 1954
Huile sur toile, 65 x 85 cm

À son retour de Sicile, Nicolas de Staël peint 19 toiles inspirées des paysages qui l’ont impressionné. Le réel se fond dans une sorte d’abstraction diffuse en un équilibre fragile et fascinant. Quelques traces de couteau subsistent au premier plan, mais sa peinture se fluidifie. La couleur est travaillée avec des brosses et des tampons de gaze. Le peintre exalte la lumière, disloque les éléments du paysage, célèbre l’inachevé tout en maintenant la rigueur tranchante d’une composition harmonieuse. Le ciel est rouge, d’un rouge dense et éblouissant — embrasement des sens, vision incandescente dont on ne peut se détacher.



Figure accoudée, 1953-1954
Huile sur toile, 89 x 130 cm

Les nus de Nicolas de Staël s’offrent et se dérobent au regard. La figure est bien là, reconnaissable dans une posture à la fois aérienne et solide. Cette femme, inondée d’une lumière aveuglante fait corps avec une falaise d’un gris sombre agrémenté de traces bleues et roses. L’oblique du corps rencontre la pente abrupte de la falaise. L’effacement et le grattage de la peinture donnent au tableau une qualité énigmatique, accentuée par la présence d’un paysage marin en contrebas. La mer est d’un bleu indigo soutenu par un gris anthracite ; le ciel est menaçant, imprégné d’un gris encore plus sombre. Des vestiges de lumière apparaissent au gré du passage de la brosse ou du couteau, l’horizon est souligné par la présence d’une forme blanche, un port dans le lointain, une présence lumineuse qui donne au tableau une profondeur hypnotique. Qui est cette nymphe barrée de bandeaux noirs ? Elle est un rêve éveillé, le rêve du peintre en quête d’absolu.



Paysage en Provence, 1953
Huile sur toile, 81 x 65 cm

Ménerbes
Pour découvrir le village de Ménerbes, cliquez ici

« Dans cette vie qui cheminait vers sa fin, il avait choisi Ménerbes. « Je suis ici mais au fond je ne suis nulle part », écrivait-il avant d’y passer l’hiver. Le nom de Ménerbes dérivait probablement de Minerve, déesse romaine en qui s’alliaient la guerre et la sagesse. Lui se sentait le fantôme d’une existence laissée derrière lui. Il avançait « en absent » tout en se nourrissant plus que quiconque de ce qu’il éprouvait. Étrange combinaison qu’imposait la création. Être là sans y être. Devoir se battre avec soi et le monde pour rejoindre l’essence de soi et du monde. Dans ce Sud qu’il avait convoité, il avait guerroyé contre la solitude et le soleil pour se rapprocher au plus près de sa vision. Vaincre l’adversité, c’était accepter sa loi. Peindre sans autre réconfort que le gain de la peinture. La Provence apprenait cela : la vie se confondrait à la quête, la violence et la dureté s’amalgameraient à la tranquille splendeur du résultat. »

Stéphane Lambert, La sagesse et la guerre, Nicolas de Staël en Provence, culturespaces, Hazan, Paris, 2018, pp 76 & 77. 





Un renouvellement continu

« Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile. Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour. Je crois, pour autant que je puisse me contrôler, je cherche toujours à faire plus ou moins une action décisive de mes possibilités de peintre et lorsque je me rue sur une grande toile de format, lorsqu’elle devient bonne, je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement. Je n’arrive pas à tenir, et même les toiles de trois mètres que j’entame et sur lesquelles je mets quelques touches par jour en y réfléchissant finissent toujours au vertige... »

Lettre à Jacques Dubourg, fin décembre 1954



Paysage, Agrigente, 1953-1954
Huile sur toile, 60 x 81 cm

Lettres à René Char
(de nombreuses lettres accompagnent le visiteur en regard des tableaux 
et affirment ainsi la pensée du peintre et ses interrogations.)

Cher René,

Merci de ta lettre. L’eau qui noyait ta plaine bout dans les nuages au ras des cyprès. Moi, je suis corps et âme devenu un fantôme qui peint des temples grecs et un nu si adorablement obsédant sans modèle, qu’il se répète et finit par se brouiller de larmes.

Ce n’est pas vraiment atroce, mais on touche souvent sa limite. Quand je pense à la Sicile, qui est elle-même un pays de vrais fantômes, où les conquérants seuls ont laissé quelques traces, je me dis que je suis dans un cercle d’étrangetés dont on ne sort jamais.
Quel ange, quelle folle de férocité, mais comment peut-on aimer les rêves.

Je t’embrasse de tout cœur et pense bien à toi.
Nicolas

Lagnes, novembre 1953


Merci pour ta bonne lettre René.
Je décolle souvent et voyage toujours pour voir si le lieu du leurre ne se confond pas avec celui de ma main.

Il faut pourtant y arriver, que ce soit sans hésitation là et pas ailleurs que cela se passe.
C’est si dur d’accepter l’abruti qui se trouve en soi, et comment faire sans lui ?
Je t’embrasse.

Nicolas

Lagnes, 12 novembre 1953






Nicolas de Staël par Pierre Lecuire, poète et éditeur


« Cette stature, ce caractère d’élément pur, de candélabre d’argent, cette assise, cette verticale majesté, cette ampleur, cette mainmise, cette trame maniable comme une rive basse, ce tonnerre intérieurement inusable, ces choses dans la confusion qui précède les corps, ce juste sans l’ordre, ce palpable dans l’épaisseur, ce maugréement, ces tableaux armés d’un visage désarmé, cette locution au mode direct d’un récit du monde pris de si haut qu’on jurerait qu’il ne peut être fait qu’au mode indirect, cet inconfortable, cette usure intacte, cette dispense des dimensions, et l’air orphelin perpétuel et la taille, voilà vingt équivalents possibles et impossibles de cette peinture effarante. »

Liens

Nicolas de Staël en Provence par Jérôme Cassou, cliquez ici

L'explosion de lumière de Nicolas de Staël, Arte, cliquez ici


Le catalogue



Texte et photographies: Jacques Lefebvre-Linetzky

dimanche 6 mai 2018

CEIJA STOJKA À LA MAISON ROUGE



lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons midi la mort est un maître venu d’Allemagne
nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons
la mort est un maître venu d’Allemagne son œil est bleu…

Paul Célan (1920-1970)




La maison rouge

C’est une maison rouge située dans le quartier de la Bastille à Paris, face au port de l’Arsenal. Ce n’est pas vraiment une maison, c’est une ancienne usine reconvertie en musée, une sorte d’immense loft qui accueille des expositions d’art contemporain atypiques depuis 2004. Ce musée a été créé par Antoine de Galbert, collectionneur avisé et passionné d’art. Malheureusement, l’aventure touche à sa fin puisque ce lieu va bientôt fermer ses portes. Il est donc urgent de s’y rendre afin de vivre une expérience hors du commun.




La maison rouge organise de 3 à 6 expositions chaque année. Chaque exposition de collection fait l’objet d’une publication en français et en anglais. Des événements sont également organisés en marge des expositions.


Trois expositions

Du 23 février au 20 mai 2018, la maison rouge présente trois expositions très différentes et complémentaires au plan esthétique, thématique et poétique.

Black Dolls




C'est un ensemble de 200 poupées créées aux États-Unis par des noirs américains entre 1840 et 1940. L’exposition s’intitule Black Dolls et propose une scénographie d’une beauté mystérieuse et saisissante.
Pour lire l'article de Cathie Fidler à ce sujet, cliquez ici.

Demeure




Une fois par an, l’association des amis de la maison rouge élit un artiste qui crée une œuvre installée dans le patio du musée.
Au tout début du parcours, on laisse son imaginaire vagabonder devant une demeure éphémère faite de ciment et de tiges de fer, conçue par le plasticien Lionel Sabatté.

Et puis il y a l'exposition Ceija Stojka (1993-2013), Une artiste rom dans le siècle. Préparez-vous à vivre une expérience unique faite de cris muets et de déchirures fracassantes, de couleurs brutes et de douleurs enfouies dans la matière. 

Une artiste rom dans le siècle




Ceijka Stojka (1993-2013)

L’exposition regroupe une sélection de 150 œuvres peintes ou dessinées par cette artiste rom autrichienne qui a survécu à l’enfer des camps. Déportée à l’âge de dix ans avec sa mère et ses frères et sœurs, elle a vu la mort en face à Auschwitz, à Ravensbrück et à Bergen-Belsen. À l’instar de nombreux rescapés, elle ne dira rien de ce qu’elle a vu ou vécu pendant une quarantaine d’années. Soudain, à l’âge de 55 ans, elle fait le chemin à rebours par le biais de l’écriture tout d’abord et surtout, par la suite, par celui du dessin et de la peinture.



Z 6399, 1994, acrylique sur papier cartonné, 70 x 100 cm


On ne connaît pas exactement le nombre de Tsiganes tués au cours de la Shoah. Bien que des chiffres exacts ou des pourcentages ne puissent être vérifiés, les historiens estiment que les Allemands et leurs alliés auraient exterminé de 25 à 50 % de tous les Tsiganes européens. Sur environ un million de Tsiganes vivant en Europe avant la guerre, au moins 220 000 auraient ainsi été tués.

Source : Akadem, cliquez ici.



Ceija Stojka écrit sans relâche, accumule des carnets qu’elle cache dans les placards de son appartement. Elle écrit l’horreur, elle fouille le passé pour en faire surgir la vérité d’une insondable souffrance peinte aux couleurs de l’enfance. Elle travaille debout dans sa cuisine – elle n’a pas appris à peindre. Elle malaxe la peinture, elle pétrit des amas de couleur, elle applique, elle racle, elle griffe la matière. C’est un acte à la fois fébrile et apaisant – un hurlement de peinture et un hymne à la vie en un formidable défi aux forces des ténèbres.



Vie à la campagne, 1993, acrylique sur carton, 50 x 64,5 cm

La première salle de l’exposition est consacrée à la vie « avant », du temps où les Tziganes roulaient. C’est une vision presque idyllique, une sorte de paradis perdu. Pourtant, la menace est bien là, toute proche, et les corbeaux qui volent dans le ciel annoncent l’arrivée des hommes en noir.



Arrestation et déportation, 1995, acrylique sur carton, 70 x 100 cm

La salle suivante raconte la cache, la traque et la déportation. Sur les toiles, des mains levées, de frêles silhouettes colorées et la présence des hommes en noir venus les arrêter. C’est à la fois naïf et d’une puissance incomparable. La couleur éclate dans ce monde dont on sait qu’il est en perdition. Des visages apeurés surgissent d’entre les branches – les yeux disent l’effroi, le mal est hors-champ.



Sans titre, 15.3.2003, acrylique sur papier, 100 x 70 cm

Ceija Stojka a également recours au dessin. On y retrouve le même mélange de puissance et de naïveté avec, peut-être, une férocité dans le trait qui rend la représentation plus acérée.




Taisez-vous! Maman, où es-tu?, 2009, encre et acrylique sur papier, 30 x 42 cm

L’exposition nous transporte ensuite dans les camps. Un train déchire la toile, c’est une sorte de monstre à croix gammée dont on ne sait s’il vient vers nous ou s’il s’éloigne pour rejoindre une destination qui ne figure pas dans le champ. Les wagons noirs s’étirent au loin à la manière des chemins que peignait Van Gogh. Il n’y a pas d’horizon, il n’y a pas d’espoir. La nature sera bientôt grise de cendres. Le ciel appliqué au doigt et à la main est un tourment de couleurs improbables. Le souffle de la mort emporte le tout, de minuscules silhouettes s’agitent derrière des barreaux. Le monstre va-t-il nous engloutir ?




Vienne-Auschwitz, s.d. acrylique sur carton, 50 x 70 cm

La couleur triomphe pour dire l’horreur des cheminées qui crachent leur lot quotidien de fumée âcre. La peinture devient pâte, le mouvement emporte la couleur et les corbeaux montent la garde. On songe à Van Gogh à nouveau. Nous ne sommes pas habitués à voir les camps en couleur. Les films et les photographies qui constituent notre mémoire collective sont en noir et blanc. Pourtant, la petite Ceija qui se hissait sur la pointe des pieds pour distinguer les cheminées, voyait bien le monde en couleur.




Birkenau KZ, 1944, 7.2.2009 (?), acrylique sur toile, 60 x 60 cm

Ceija se souvient de Ravensbrück, des femmes de Ravensbrück serrées les unes contre les autres. Elles sont enfermées dans le cadre et pressées contre les fils barbelés tandis qu’un molosse s’apprête à se jeter sur elles. Quelques bras sont levés et semblent épouser le mouvement des corbeaux.




Les femmes de Ravensbrück, 1944, 18.12. 2008, acrylique sur toile, 

60 x 59,5 cm


L’ultime camp représenté par Ceija Stojka est celui de Bergen-Belsen, libéré par les troupes britanniques le 15 avril 1945. Ceija a onze ans, elle a passé environ quatre mois dans ce camp. 



1945, Bergen-Belsen, 1994, acrylique et peinture argentée 
sur papier cartonné, 70 x 100 cm

Le ciel est plombé, les soldats découvrent l’horreur des monceaux de corps qu’il faut brûler au plus vite pour éviter que ne se propage une épidémie. Les corbeaux et le molosse sont clairement visibles, ils nous accompagnent au fil de l’exposition. Un SS vient d’abandonner son uniforme et porte les habits d’un prisonnier pour sauver sa peau. Il n’est pas parvenu à camoufler la cruauté qui se lit sur son visage. Derrière lui, une silhouette hallucinée représente son maître, Adolf Hitler.




Le parcours se termine par le retour à la vie. Les couleurs chantent à nouveau, mais il ne s’agit pas d’un retour à la paix et à la sérénité. Les tourments du passé habitent le présent, les corbeaux veillent, messagers de la mort et passeurs de vie.



Sans titre, 16.11.2001, acrylique sur carton, 70 x 100 cm

Au terme de ce voyage, ces images de l'indicible laissent leur empreinte et nous invitent au silence. C'est un silence habité de couleurs, lacéré de traces sanglantes, un silence bas et lourd où, malgré tout, la vie palpite. 


Ouvrages publiés par Ceija Stojka

Nous vivons cachés. Souvenirs d’une Romni, 1988.
Voyageurs sur ce monde. De la vie d’une Rom, 1992.
Mon choix d’écrire. Je ne peux pas le faire, 2003.
Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen, 2005
Auschwitz est mon manteau, 2008.


Extraits

Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen, éditions Isabelle Sauvage, 2016.


J’étais toujours assise entre les morts, c’était le seul endroit toujours calme. On était à l’abri du vent. La maman savait très bien où j’étais. Quand elle était fatiguée, elle venait et me prenait par la main. Pour dormir elle rassemblait toujours la poussière fine en un petit tas qu’elle posait sur ma hanche. Ou alors on se couchait en croissant de lune, moi sur ses pieds et elle sur les miens. Et quand il faisait très froid, on se tournait, comme ça on était très serrées, couchées sur la terre. Dans la barque, on ne pouvait pas dormir, elle était inutilisable. Il n’y avait pas de toit là-haut, tout était cassé, des longs clous sortaient du sol. Mais ce qui était bien – c’était déjà le printemps et la nature était en plein travail – c’est que sous les barques, au bord des planches, l’herbe poussait. Vert clair ! Si haut ! Comme du lait, avec des pieds blancs. pp. 30 & 31.

Il faut imaginer le cri des soldats alliés en voyant le camp au moment de la libération ! Tant de cadavres ! Les soldats qui nous touchaient pour savoir si on était vrais, si on était vivants ! Qui nous ouvraient la bouche et il fallait qu’on dis quelque chose. Ils ne pouvaient pas comprendre qu’on vivait là entre les cadavres, qu’il restait des vivants entre les morts. Et comme ils pleuraient et criaient ! Et c’était à nous de les consoler ! p. 65.

Toujours, quand je vais à Bergen-belsen, c’est comme une fête ! Les morts volent dans un bruissement d’ailes. Ils sortent, ils remuent, je les sens, ils chantent, et le ciel est rempli d’oiseaux. C’est seulement leur corps qui gît là. Ils sont sortis de leur corps parce qu’on leur a pris la vie violemment. Et nous, nous sommes les porteurs, nous les portons avec notre vie. pp. 76 & 77.




Auschwitz est mon manteau et autres chants tsiganes, éditions Bruno Doucey, Paris, 2018.

Auschwitz est mon manteau
Tu as peur de l’obscurité ?
Je te dis que là où le chemin est dépeulpé,
Tu n’as pas besoin de t’effrayer.
Je n’ai pas peur.
Ma peur s’est arrêtée à Auschwitz
Et dans les camps.
Auschwitz est mon manteau,
Bergen-Belsen ma robe
Et Ravensbrück mon tricot de peau.
De quoi faut-il que j’aie peur ?


Ceija Stojka, Une artiste dans le siècle,
catalogue, Éditions Fage, 2018.


Ceija Stojka a avancé à bras aveugles dans la peinture, portée par les nécessités que les visions de son histoire lui imposaient. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne retrouvait pas dans cette aventure picturale si singulière un ton porteur d’une puissance émotionnelle et visuelle saisissante. Son trait, ses couleurs et sa matière, dans l’intuition de sa peinture, firent d’elle l’enfant naturelle d’une grande tradition expressionniste. Elle croise des figures comme celles d’un Munch ou d’un Ensor, mais à travers une œuvre qui a puisé sa force dans les affres de l’abîme ou la lumière n’existe que par les ténèbres qui l’accompagnent. (…)
La peinture de Ceija Stojka nous place dans un entre-deux, entre histoire et mémoire, entre écho et présent. Elle va et vient entre l’apaisement d’un lieu baigné de couleurs et la fureur des paysages de l’innommable.

Philippe Cyroulnik, L’enfer transfiguré, pp : 39 & 40


Liens


Visite vidéo en compagnie de Paula Aisemberg, directrice de la maison rouge. (BeauxArts.com)
Cliquez ici

Entretien: Xavier Marchand et Antoine de Galbert,
Cliquer ici 

Le génocide des Tsiganes européens, 1939-1945.
Cliquez ici.


Le destin des Tsiganes (Roms et Sinti) pendant la Seconde Guerre mondiale. Cliquez ici.


Une catastrophe invisible, la Shoah des Tziganes, Michael Stewart. Cliquez ici.

Texte et photographies: Jacques Lefebvre-Linetzky