© Jacques Lefebvre-Linetzky
Je suis un ramasseur de vieux cartons, un recycleur impénitent. Lorsque je me promène en ville, mon œil vagabonde à la recherche de plaques ondulées défraîchies. J’aime ces piles déposées à même le trottoir par les magasins ; j’aime ces cartons, repliés les uns contre les autres, attendant d’être ramassés par les services de la voirie. Malmenés, empilés, déchirés, maculés, ils portent sur eux les stigmates du temps qui passe et les griffures des jours. D’autres sont propres et nets, entassés sagement, alignés comme à la parade, disposés par des mains expertes et respectueuses de l’environnement.
© Jacques Lefebvre-Linetzky
J’ai toutefois une préférence pour ceux que la vie n’a pas
épargnés. Ces amoncellements, rebuts de notre société de consommation, s’apparentent
à des ruines, à des vestiges qui ne s’offrent pas d’emblée au regard du
passant. Pour en apprécier le secret murmure, il faut savoir ralentir le pas,
il faut savoir s’attarder, il faut apprendre à se mettre entre parenthèses.
D’un naturel volontiers impatient et quelque peu impulsif, j’aime prendre la
pause en contemplant ces décombres de carton.
Étiquettes et autocollants nous envoient des messages
souvent incomplets au gré des déchirures et du hasard des pliures. Ce sont des
écritures inachevées en lettres noires ou rouges collées à même la surface de
ces plaques, ce sont des messages cryptiques où s’entremêlent des chiffres et
des lettres, des zébrures de codes-barres et des adresses cornées.
ATTENTION FRAGILE revient inlassablement. Cela renvoie à un passé récent, à la vie d’avant de ces cartons mis à plat sur le bord du chemin. Ils étaient des nids douillets pour quantité d’articles impeccablement rangés afin de les protéger des aléas du transport. Mais cette mise à plat est également un retour à l’enfance de ces cartons qui sont, à l’origine, vendus à plat afin de mieux les stocker dans les établissements spécialisés dans la vente d’emballages. C’est le cycle de la vie en quelque sorte. Ils ont désormais la fragilité des vestiges érodés par la furie des éléments.
Le hasard des intempéries nous offre parfois des surprises pour qui sait les saisir. Je suis, un jour, tombé en arrêt devant un morceau de carton calciné trempé par une averse ; le soleil avait ensuite fait une brève apparition qui avait illuminé cette matière ramollie collée au sol. Les nervures et les ondulations prenaient un relief particulier, révélé par cette lumière dorée qui transformait ces humbles plaques en des objets sacrés.
ATTENTION FRAGILE revient inlassablement. Cela renvoie à un passé récent, à la vie d’avant de ces cartons mis à plat sur le bord du chemin. Ils étaient des nids douillets pour quantité d’articles impeccablement rangés afin de les protéger des aléas du transport. Mais cette mise à plat est également un retour à l’enfance de ces cartons qui sont, à l’origine, vendus à plat afin de mieux les stocker dans les établissements spécialisés dans la vente d’emballages. C’est le cycle de la vie en quelque sorte. Ils ont désormais la fragilité des vestiges érodés par la furie des éléments.
Le hasard des intempéries nous offre parfois des surprises pour qui sait les saisir. Je suis, un jour, tombé en arrêt devant un morceau de carton calciné trempé par une averse ; le soleil avait ensuite fait une brève apparition qui avait illuminé cette matière ramollie collée au sol. Les nervures et les ondulations prenaient un relief particulier, révélé par cette lumière dorée qui transformait ces humbles plaques en des objets sacrés.
Je choisis soigneusement les cartons qui vont me servir à
composer de nouveaux vestiges – l’expression est audacieuse et antinomique. Je
prélève des plaques épaisses ainsi que d’autres plus fines, avec une préférence
marquée pour les cartons à chaussures que je désosse soigneusement. Il me
faudra ensuite les assembler, les superposer, les coller sur un support
suffisamment rigide. Je joue sur les brisures ; je croise les verticales et les horizontales. J’évite d’avoir recours aux ciseaux qui laissent une
marque trop nette, trop franche. Je préfère déchirer afin de mettre au jour les
entrailles du carton. Je me suis souvent interrogé sur la signification symbolique
de ce geste qui signe la plupart de mes peintures. La déchirure est à la fois
blessure et cicatrisation, je n’en dirai pas davantage. "On ne peut laver l'âme de ses inquiétudes" comme l'affirmait Leibniz.
Mon intention est de transformer le carton en fragments de
fresque. La surface n’est pas entièrement peinte de sorte que la matière brute
joue avec la couleur – couleur des zones peintes et des collages prélevés ici
et là. J’emprunte, je détourne, je dissimule, j'efface les visages ; je crée des transparences
et des rencontres improbables ; je fais en sorte que le collage épouse la
matière. Je gratte, je ponce, je déchire et je recompose.
C’est un travail minutieux qui doit laisser la place à l’imprévisible, à l’accident, au risque. L’accident dynamise le processus de création, mais il peut le dynamiter – combien de tentatives ont terminé leur carrière à la corbeille ! Il m’arrive toutefois de récupérer des morceaux, des lambeaux, des vestiges de vestiges et de leur redonner vie.
© Jacques Lefebvre-Linetzky
C’est un travail minutieux qui doit laisser la place à l’imprévisible, à l’accident, au risque. L’accident dynamise le processus de création, mais il peut le dynamiter – combien de tentatives ont terminé leur carrière à la corbeille ! Il m’arrive toutefois de récupérer des morceaux, des lambeaux, des vestiges de vestiges et de leur redonner vie.
Les fresques de Pompéi m’attirent et me font rêver – le
rouge pompéien est loin de m’avoir livré tous ses secrets et que dire de ces
jaunes et de ces bleus qui claquent sur la surface granuleuse des murs des
anciennes villas. Le carton me permet de mettre en scène des créatures
aériennes que le temps a figé. Le temps est suspendu et pourtant elles sont en
mouvement – c’est vraisemblablement cette double tension qui sollicite notre
imaginaire.
On songe, bien sûr, à La
Gradiva, une novella écrite par le
romancier danois, Wilhelm Jensen en 1903. Ce texte, quelque peu décadent,
raconte comment un archéologue allemand se prend de passion pour un bas-relief
qu’il a découvert au musée Chiaramonti, à Rome. Il se procure un moulage de la
statue et cherche à percer le mystère de la marche de la belle dame qu’il
surnomme Gradiva, « celle qui marche en avant ».
Il rêve ensuite qu’il se trouve à Pompéi lors de l’éruption du Vésuve et qu’il
croise Gradiva sans pouvoir la prévenir de l’imminence du danger. Très perturbé
par cette rencontre, il se rend à Pompéi où il croise une jeune femme qui
ressemble trait pour trait à Gradiva...
À bien des égards, le jeune archéologue, héros de la
nouvelle, annonce la quête de Scottie (James Stewart) dans Vertigo d’Alfred Hitchcock.
Image empruntée ici
Sigmund Freud, fasciné par La Gradiva, souligne la parenté entre le travail de l’archéologue
et celui du psychanalyste :
« Admettons qu’un chercheur arrive dans une région peu
connue, où son intérêt est éveillé par un vaste amas de ruines avec des restes
de murs, des fragments de colonnes et de tablettes portant des caractères
effacés et illisibles. Il peut se contenter d’examiner ce qui se trouve à
découvert, puis de questionner les habitants, peut-être à demi barbares,
demeurant dans les environs, sur ce que la tradition leur a transmis de
l’histoire et de la signification de ces restes monumentaux ; il peut
consigner leurs informations et continuer son voyage. Mais il peut procéder
autrement : il peut avoir apporté avec lui pioches, pelles et
bêches ; il peut engager les habitants à travailler avec ses outils,
s’attaquer avec eux à l’amas de ruines, ôter les gravats et, à partir des
restes visibles, découvrir ce qui est enfoui. »
Sigmund Freud, Le délire
et les rêves dans la « Gradiva » de Wilhelm Jensen, 1907
Ces histoires touchent à l’intime et c’est ce que je cherche
à sonder de manière inconsciente à partir de mes morceaux de carton déchirés.
Je n’en ai jamais terminé avec mes rêves pompéiens. C’est
une exploration fantasmatique que je revisite chaque fois avec délice.
Dans le prolongement de ce travail, j’accorde une place
privilégiée à des silhouettes qui ressemblent à des statues primitives. Ce sont
des silhouettes dans la mesure où elles ne sont pas tridimensionnelles.
L’opération consiste à recomposer des corps à partir de morceaux de carton triturés
et maltraités afin de leur donner l’aspect de statues mutilées qui auraient
longtemps séjourné dans les entrailles de la terre. Parfois, je leur donne un
aspect vernissé qui s’apparente à l’éclat d’un métal précieux. Il m’arrive
également de les habiller partiellement de toile de jute ou de leur donner l’aspect
de la rouille, sublime matière marquée par l'érosion du temps. Je n’ose imaginer ce qu’un
psychiatre dirait de ces Vénus mutilées…
Si le cœur vous en dit, vous pouvez découvrir mes derniers
rêves de cartons à L’Espace Wilson, 2, place Wilson à Nice. L’exposition
s’achèvera le 7 décembre 2018. Vous pourrez également y admirer en parallèle
les lumineuses élévations de Paul Conte.
Bravo à votre imagination, votre création, à votre extraordinaire talent artistique ! Grace à vous, ces vieux cartons bénéficient d'une magnifique seconde vie !!
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