Comme toutes les choses très
importantes, plus elles jouent un grand rôle dans notre vie, plus elles sont
impalpables, invisibles et manipulables. Ce n’est pas un nouveau concept que
j’aurais inventé et qui s’ajouterait à la liste déjà longue des concepts qui
meublent l’histoire de la philosophie. Je prétends à autre chose : ce
n’est pas un concept, ce n’est pas un joujou avec lequel on puisse jouer ce
« je-ne-sais-quoi ». Il faut bien donner un nom à ce qui est
impalpable, après tout c’est le métier des philosophes et de la
philosophie !
Vladimir
Jankélévitch, à propos du Je-ne-sais-quoi.
Blue, green and brown, Mark Rothko, 1952
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Mark
Rothko est un peintre de l’évidence et du mystère. Il exerce une fascination
proche de l’envoûtement. On pense parfois s’approcher de l’énigme, mais il n’en
est rien, c’est une quête impossible ; la toile ne cesse de se dérober
sous notre regard. Même au sein d’une foule, on est absolument seul devant un
tableau de Rothko. On s’approche, on prend de la distance, on perçoit les
couleurs par intermittence au gré du passage des
« regardeurs » ; on touche des yeux la matière fluide de la
peinture passée en couches translucides ; on absorbe, on est absorbé,
imprégné. Les toiles se répondent en une symphonie silencieuse. Des vibrations
profondes se font écho et s’amplifient sans jamais livrer leur secret. Puis, au
terme d’une déambulation ouatée, il reste le souvenir, la trace, l’empreinte
d’une expérience unique inscrite dans un espace-temps hors limites.
Sans titre, Mark Rothko,1956
Image empruntée ici
En
fait, il est illusoire de vouloir percer le mystère des peintures de Rothko. Il
y a certes une révélation que magnifie une lumière intérieure, mais elle est de
l’ordre de l’intime, du ressenti. Rothko
repousse sans cesse les frontières du visible. Il compose des espaces
structurés en rectangles le plus souvent horizontaux, plus rarement verticaux.
Il crée des tensions où couleurs et matières s’interpénètrent en une multitude
d’échos à la fois évidents et discrets. Ses tableaux respirent une énergie
indéfinissable. Ainsi Rothko échappe à toute tentative d’explication
rationnelle et définitive. Tout jugement péremptoire est voué à l’échec, au
non-sens. Il faut donc chercher ailleurs, du côté du flou, de l’imprécis, de
l’indécis…
Dans
la vie courante, le flou n’a pas bonne cote. L’imprécision n’est pas
professionnelle, elle cause de la confusion, elle brouille l’intention. Le
projet d’un architecte, par exemple, ne peut pas être flou, il doit être net et
précis. On accepte toutefois que le flou puisse être artistique et ce, avec
condescendance, comme s’il s’agissait d’exonérer l’artiste de toute rigueur en
raison d’une fantaisie inhérente à l’acte artistique. Et pourtant le flou a ses
raisons que la raison connaît bien.
Saint Jean-Baptiste, Léonard de Vinci, 1513, 1516.
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C’est
à la Renaissance qu’apparaît le flou dans toute sa subtilité. Léonard de Vinci
invente le lointain vaporeux que l’on peut discerner à l’arrière-plan de la Joconde. Et plus délicate encore est
l’innovation que représente le sfumato
ou l’art de dissimuler les contours du personnage dans une enveloppe
atmosphérique diffuse. L’effet recherché est celui d’un envoûtement.
Le Philosophe en méditation, Rembrandt, 1632.
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De
même, Rembrandt s’engage au-delà du visible. À propos du Philosophe en méditation, Michel Makarius décrit avec clairvoyance
la démarche du peintre :
« (…)
Tel est le principe de l’art de Rembrandt : dépasser le visible en l’ouvrant sur la région plus vaste de l’esprit. Formellement, cela veut dire
que la peinture renonce à enfermer le réel dans les limites de la
représentation ; un réel qui trouve sa vérité en se prolongeant dans
l’intériorité du sujet. »
Michel Makarius, Une histoire du flou, Aux frontières du visible, Éditions du Félin, 2016, p. 39.
Michel Makarius, Une histoire du flou, Aux frontières du visible, Éditions du Félin, 2016, p. 39.
Rothko
n’est pas en rupture avec l’histoire de l’art, il se situe dans la continuité
d’une recherche qui s’interroge sur la problématique de la représentation.
Son goût pour le diffus et l'indécis le rapproche également du courant romantique incarné par Caspar David Friedrich et Joseph Mallord WilliamTurner, entre autres. La quête du sublime, la dissolution des lignes, l'estompe de la matière, la fluidité des éléments, provoquent une sensation d'envoûtement. La peinture se vit alors comme un voyage intérieur.
Son goût pour le diffus et l'indécis le rapproche également du courant romantique incarné par Caspar David Friedrich et Joseph Mallord WilliamTurner, entre autres. La quête du sublime, la dissolution des lignes, l'estompe de la matière, la fluidité des éléments, provoquent une sensation d'envoûtement. La peinture se vit alors comme un voyage intérieur.
Lever de soleil avec monstres marins, Joseph Mallord William Turner, 1845
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Rothko est à la fois proche des Romantiques et des Impressionnistes à la nébulosité rayonnante. Claude Monet, dont le travail s’ouvre sur les champs de l’abstraction annonce l’entreprise audacieuse de Rothko, peintre américain imprégné de culture européenne.
Meules, milieu du jour, Claude Monet, 1890
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Green over blue, Mark Rothko, 1946
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L’abstraction selon Rothko est une non-représentation afin que l’image se suffise à elle-même et que, ce faisant, elle libère l’imaginaire du « regardeur ». L’absence de titre participe du même principe : nommer c’est imposer une interprétation, avoir recours à des numéros assure la neutralité du regard de l’artiste. Rothko reprend à son compte la déclaration de Mallarmé : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de sa jouissance. (…) Le suggérer, voilà le rêve ! ».
Nuage léger, nuage sombre, Mark Rothko, 1957
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Le
flou chez Rothko se situe souvent à la marge, à la lisière. Les rectangles flottent,
les couleurs s’interpénètrent. Une lumière diffuse irradie les contours et
structure le champ du tableau. Parfois, ce sont des rectangles blancs qui surgissent des antres du tableau comme autant d'écrans cotonneux.
L’équilibre des masses ancre l’œuvre dans la terre tandis que sa nébulosité l’élève vers le ciel. Il en résulte une tension interne à laquelle le spectateur ne peut se soustraire. À la tension verticale répond une tension de type horizontal entre l’intérieur du champ de l’image et le hors champ. L’absence de cadre permet au tableau de vibrer au-delà des limites habituelles de l’œuvre. C’est là que la lumière joue son va-tout – la lumière du tableau diffuse son halo, déborde du champ et se perd dans la surface du mur d’exposition.
L’équilibre des masses ancre l’œuvre dans la terre tandis que sa nébulosité l’élève vers le ciel. Il en résulte une tension interne à laquelle le spectateur ne peut se soustraire. À la tension verticale répond une tension de type horizontal entre l’intérieur du champ de l’image et le hors champ. L’absence de cadre permet au tableau de vibrer au-delà des limites habituelles de l’œuvre. C’est là que la lumière joue son va-tout – la lumière du tableau diffuse son halo, déborde du champ et se perd dans la surface du mur d’exposition.
Rothko
tenait à ce que la luminosité du lieu fût tamisée afin que regard puisse passer
d’un tableau à l’autre sans occasionner une quelconque rupture. Regroupés dans
une seule salle afin que l’unité et l’unicité de l’œuvre soient glorifiées, les
tableaux captent et diffusent une lumière enveloppante et dynamique, à la
manière d’un fondu enchaîné dénué de toute temporalité.
L’impalpable
et le flou varient en valeur selon le support et la technique choisie par le
peintre. L’acrylique pâteuse requiert un traitement différent de l’huile dont
la fluidité peut se rapprocher de l’aquarelle selon le liant utilisé. La toile recueille
les pigments avec plus de finesse que ne le fait le papier et pourtant le
papier, selon les grains, peut réfléchir la lumière et l’absorber de mille
façons. Rothko a privilégié la toile, support léger qui autorise les grands
formats, mais il a travaillé régulièrement sur papier. Il ne s’agissait pas là
de brouillons, mais d’exercices de style, de défis à l’acte créatif. Ses
dernières œuvres sur papier rayonnent d’une lumière intérieure presque éthérée
en couleurs douces.
Cette douceur contraste avec les dernières huiles où le je-ne-sais-quoi a presque disparu, remplacé par des œuvres sombres où le flottement et l’improbable ne sont plus que lointains souvenirs. Le peintre a terminé son voyage, il s’est débarrassé du presque-rien pour ne montrer que l’essentiel - le travail d'une vie.
JL+L
"Je me rends compte qu'historiquement la finalité des grands tableaux répond à l'idée de faire quelque chose de tout à fait grandiose et majestueux. La raison qui me pousse à en faire, cependant - je crois qu'elle s'applique à d'autres peintres que je connais - est justement que je veux rester très intime, et humain. Faire un petit tableau, c'est se placer en dehors de sa propre expérience comme dans un appareil à effet stéréoscopique ou avec un verre qui réduit. (...) Quelle que soit la façon de peindre un grand tableau, on est à l'intérieur. Ce n'est pas quelque chose qui se commande."
Mark Rothko, 1951
Mark Rothko, les œuvres sur papier, Bonnie Clearwater, Éditions Adam Biro, 1993, p. 59.
"Sublimation du visuel par le visuel même, la couleur, pour Rothko, est puissance spirituelle. Elle exprime – avec « la justesse et l’acuité du silence » - la richesse immense de la vie et du drame de l’esprit. Par son traitement des couleurs, le visible comme tel se trouvé libéré en devenant l’expression visible du spirituel."
Rothko, une absence d’image : lumière de la couleur, Youssef Ishaghpour, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 19.
"À ceux qui le complimentaient pour la beauté de ses couleurs, Rothko répétait que ses tableaux provenaient de, et contenaient, « une obscurité primitive ». Il lui arrivait aussi d’évoquer « le néant », sans en dire plus. « Je n’ai rien à dire avec les mots. Dès que vous l’écrivez, dès que vous le formulez, cela meurt, … « « Le silence est si juste »."
Rothko, une absence d’image : lumière de la couleur, Youssef Ishaghpour, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 107.
Texte et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky
Sans titre, Mark Rothko, 1969
Image empruntée ici
Cette douceur contraste avec les dernières huiles où le je-ne-sais-quoi a presque disparu, remplacé par des œuvres sombres où le flottement et l’improbable ne sont plus que lointains souvenirs. Le peintre a terminé son voyage, il s’est débarrassé du presque-rien pour ne montrer que l’essentiel - le travail d'une vie.
JL+L
Sans titre, Noir sur gris, Mark Rothko, 1970
Image empruntée ici
Citations
"Je me rends compte qu'historiquement la finalité des grands tableaux répond à l'idée de faire quelque chose de tout à fait grandiose et majestueux. La raison qui me pousse à en faire, cependant - je crois qu'elle s'applique à d'autres peintres que je connais - est justement que je veux rester très intime, et humain. Faire un petit tableau, c'est se placer en dehors de sa propre expérience comme dans un appareil à effet stéréoscopique ou avec un verre qui réduit. (...) Quelle que soit la façon de peindre un grand tableau, on est à l'intérieur. Ce n'est pas quelque chose qui se commande."
Mark Rothko, 1951
"Pour Rothko, la compréhension de ses peintures par le
spectateur était le critère souverain. Il affirmait que « la progression
de l’œuvre du peintre (…) se fera vers la clarté : vers l’élimination de
tous les obstacles entre le peintre et l’idée, et entre l’idée et le
spectateur. » Il avait toujours insisté sur le fait que le contenu de ses
peintures était plus important que leurs éléments formels et souligné qu’il ne
s’intéressait pas à la couleur et à la forme, pas plus qu’il ne se considérait
comme un peintre abstrait. Selon les paroles rapportées par Selden Rodman, la
couleur était pour lui le véhicule d’une expression des « émotions
humaines fondamentales – la tragédie, l’extase, le destin."
Mark Rothko, les œuvres sur papier, Bonnie Clearwater, Adam
Biro, 1993, p. 39.
"Dans une certaine mesure, tout art naît chez un
artiste de l’expérience qu’il fait de son époque, et il est difficile de ne pas
confondre les œuvres de Rothko avec le tragique de sa vie. Néanmoins,
l’approche psychologique fait tomber les dernières œuvres dans le prosaïsme et
est en porte à faux avec les intentions de l’artiste. Aussi l’attitude
dominante qui veut que les peintures noires de Rothko reflètent son état
affectif ne peut rendre compte de la production, qui leur est contemporaine,
des peintures colorées sur papier et sur toile, pas plus qu’elle n’est
confirmée par ses déclarations esthétiques des années 60. Avec ses dernières
œuvres, Rothko ne se rendit pas à une pure et simple confession. Il voulut
plutôt invoquer le tragique, comme il prétendait l’avoir fait dans ses œuvres
antérieures. (…) Le noir domina une grande partie de son œuvre, y compris à des
époques plus heureuses, et les gris de certaines œuvres tardives sur papier et
sur toile ont sûrement leurs racines dans l’univers aquatique et ténébreux des
aquarelles surréalistes de 1946. Les marron et gris et les noirs et gris, avec
leurs formes minimales et leur palette restreinte, s’inscrivent dans la quête
de toute sa vie d’un langage premier."
"L’évidence de ses tableaux vient de leur simplicité. Une
apparence de simplicité.
Le moyen d’expression de Rothko – la couleur uniquement –
est des plus délicats et impondérables, le moins codifié et maîtrisable qui
soit. Chaque couleur possède son effet physique, affectif et
« moral » propre, et ces effets changent avec sa luminosité qui peut
l’approcher ou l’éloigner du spectateur. Son application même transforme son
caractère et sa valeur expressive : saturée, douce, légère, brillante,
moelleuse, sèche, moirée, veloutée, atténuée, voilée, éclatante, vaporeuse,
dense, transparente, opaque… L’éclat, la magnitude, la résonnance, sont ce par
quoi la couleur a accès directement à l’âme en la faisant vibrer."
Rothko, une absence d’image : lumière de la couleur, Youssef Ishaghpour, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 17.
"Sublimation du visuel par le visuel même, la couleur, pour Rothko, est puissance spirituelle. Elle exprime – avec « la justesse et l’acuité du silence » - la richesse immense de la vie et du drame de l’esprit. Par son traitement des couleurs, le visible comme tel se trouvé libéré en devenant l’expression visible du spirituel."
Rothko, une absence d’image : lumière de la couleur, Youssef Ishaghpour, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 19.
"À ceux qui le complimentaient pour la beauté de ses couleurs, Rothko répétait que ses tableaux provenaient de, et contenaient, « une obscurité primitive ». Il lui arrivait aussi d’évoquer « le néant », sans en dire plus. « Je n’ai rien à dire avec les mots. Dès que vous l’écrivez, dès que vous le formulez, cela meurt, … « « Le silence est si juste »."
Rothko, une absence d’image : lumière de la couleur, Youssef Ishaghpour, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 107.
Bibliographie
sélective
Écrits sur l’art, Mark Rothko, Champs, Flammarion, 2005.
La réalité de l’artiste, Mark Rothko, Champs, Flammarion, 2007.
Rothko, une absence d’image :
lumière de la couleur,
Youssef Ishaghpour, Éditions Léo Scheer, 2003.
Mark Rothko, Annie Cohen-Solal, Actes Sud, 2013.
Mark Rothko, les œuvres
sur papier, Bonnie
Clearwater, Adam Biro, 1993.
Mark Rothko, From the Inside Out, Christopher
Rothko, Yale University Press, 2015.
Une histoire du flou, aux frontières du visible, Michel Makarius, Éditions le félin, 2016.
Films
Rothko, un humanisme abstrait, Isy Morgenzstern, www.editionsmontparnasse.fr
Rothko, The Power of Art, BBC, Simon Schama. Pour voir le film, cliquez ici
Radio
Rothko, Radio Palettes, pour écouter l'émission, cliquez ici
Mark Rothko, une vie une œuvre, France Culture, pour écouter l'émission, cliquez ici
La création à la recherche du bien, le cas Rothko avec Annie Cohen-Solal, France Culture, pour écouter l'émission, cliquez ici
Texte et mise en page: Jacques Lefebvre-Linetzky
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