"Le paradoxe de la répétition n'est-il pas qu'on ne puisse parler de répétition que par la différence ou le changement qu'elle introduit dans l'esprit qui la contemple ?"
Gilles Deleuze
Etait-ce hier ou bien était-ce avant-hier ? La ville était sous l'emprise d'une chaleur débilitante, le bitume chauffait, les façades des immeubles crépitaient sous les assauts d'un soleil ardent, le bleu du ciel était paré d'un gris de loupe et les arbres desséchés piquaient du nez. C'était hier, c'était l'été.
Je me suis tenu à l'écart des bruits de la ville, assigné à résidence, en fait. Je me suis contenté de "voyages immobiles". Je tourne en rond dans ma tête, mes yeux font les cent pas, je suis à l'écoute du silence, je vais et je viens entre rien et moins que rien. Tout un programme.
J'avoue passer trop de temps les yeux rivés sur l'écran de mon téléphone "intelligent". Adieu la réduction de mon empreinte carbone, mais c'est quand même mieux que de prendre l'avion ou de faire une croisière...
Ma découverte de l'été
C'est à la faveur de ces errances numériques que j'ai découvert l'art de Naqsh Raj. Son nom est en soit une invitation au voyage. Irrésistiblement cela me renvoie à mes lectures d'adolescent et à des films célébrant Les Indes britanniques. Allez savoir pourquoi, je me souviens surtout de l'éclat des yeux bleus de Richard Burton dans La Mousson (The Rains of Ranchipur), Jean Negulesco, 1955. Mais, peut-être, est-ce la voix de l'acteur qui s'est inscrite dans ma mémoire? Dans les années 50, Hollywood, proposait de grosses machines historiques en cinémaScope et en technicolor. La Mousson est plutôt du genre exotique, d'aucuns diraient d'un exotisme de pacotille empreint d'un sentimentalisme un peu trop appuyé. Je m'égare...
Revenons à Naqsh Raj. Le travail de cette jeune femme me fascine et correspond à mes marottes et autres obsessions graphiques. Elle est née à Quetta, la capitale de la province du Baloutchistan au Pakistan. C'est une région montagneuse et désertique d'environ 500 000 km2, à cheval sur trois pays : l'Afghanistan, l'Iran et le Pakistan.
Je n'ai jamais vu le travail de Naqsh Raj "pour de vrai". Je ne l'ai vu que par le truchement d'un écran et c'est forcément inadéquat. Cette première approche nous encourage à plonger dans les détails de l'œuvre pour tenter d'en saisir la matérialité. Nous nous laissons submerger, emporter par des formes, des lignes et des couleurs.
© Naqsh Raj
D'un clic, nous enregistrons l'image; nous la faisons glisser dans un dossier – les fichiers sont sagement rangés et facilement accessibles. C'est un geste rapide, presque anodin qui, pourtant, indique un désir d'appropriation.
Ce que j'aime particulièrement dans le travail de Naqsh Raj, c'est un primitivisme assumé empreint d'une modernité sophistiquée. J'y vois un hommage aux arts des aborigènes d'Australie et un écho aux recherches entreprises par Paul Klee à la suite de son voyage en Tunisie. C'est ce que cela me suggère, mais ce n'est pas forcément l'intention de l'artiste. Comment chacun sait, "la beauté est dans l'œil du regardeur".
Par ailleurs, et c'est un aspect essentiel, les tableaux de Naqsh Raj sont des partitions musicales. Les bâtonnets sont autant de notes inscrites sur la surface des toiles. Là encore, elle rejoint, peut-être à son corps défendant, les symphonies colorées orchestrées par Paul Klee.
Questions/réponses
© Naqsh Raj
Naqsh s'est gentiment prêtée au jeu des questions-réponses dont je vous livre ci-dessous une synthèse. J'ai également emprunté des extraits d'un entretien qu'elle a accordé à Nan Collantine en marge de l'exposition, "Holding Up" en mars 2024.
Quelle formation avez-vous ?
Je suis diplômée de l'école des Beaux-Arts de l'université du Baloutchistan et l'on m'a décerné une médaille d'or. Ensuite, j'ai obtenu une maîtrise en arts visuels au National College of Arts à Lahore.
Qu'est-ce que cette formation vous a apporté ?
La formation classique vous apporte un arrière-plan artistique qui structure votre apprentissage. Je n'étais pas particulièrement attirée par l'art conceptuel. Je n'ai eu aucun mal à maîtriser de nouvelles techniques. Une fois mes études terminées, je me suis libérée de cette formation académique. Au début, mon travail était orienté vers un propos socio-politique très cérébral. Mes professeurs m'ont encouragée dans ce sens.
Quand avez-vous commencé à montrer votre travail ?
J'ai plongé dans le bain à l'âge de 24 ans lorsque je suis arrivée à Lahore. On m'a proposé de participer à une exposition collective à l'Alhamra Art Council. Mon travail a figuré parmi les 10 meilleurs de cette exposition, vraisemblablement en raison de sa portée socio-politique. Je me suis vite rendu compte de l'intérêt très limité de cette orientation. Il m'a fallu quatre ou cinq ans, après mon mariage, pour trouver le langage artistique qui me convenait. J'ai commencé à me faire un nom pendant le confinement et c'est à ce moment que mes ventes ont décollé. En 2022, j'ai suivi mon époux en Grande-Bretagne dans le cadre de sa formation en LLM (Maîtrise en droit). Nous avons passé deux ans en Angleterre.
C'est durant ce séjour que mon travail a évolué de manière significative. On m'a proposé trois expositions personnelles et quatre expositions collectives. Sachant que je resterais pas longtemps en Angleterre, cela m'a obligée à travailler vite. J'ai vendu à peu près 35 toiles qui sont parties aux quatre coins du monde. Certaines de mes œuvres ont été par la suite achetées par des ambassades situées à Islamabad, la capitale de notre pays.
Que pouvez-vous nous dire à propos de la scène artistique au Pakistan ?
L'art est une profession qui est prise très au sérieux. La scène artistique est très vivante. Il y a un effort délibéré pour rester fidèle aux racines mêmes de notre art ancestral. Les miniatures, en particulier, sont très appréciées. L'art moderne commence à se faire une place de façon encore assez timide. Les moyens de communication modernes ont permis cette évolution.
Il ne m'a pas été facile de montrer mon travail dans des galeries. Il n'y en pas suffisamment pour accueillir toutes sortes d'artistes.
Je n'ai pas été particulièrement influencée par l'art traditionnel de mon pays. Cela se situe certainement à un niveau inconscient. Peut-être ai-je été influencée par les travaux de broderie habituellement réservés aux femmes.
À propos d'influences, quels sont les artistes qui ont eu une influence déterminante sur votre travail ?
J'ai été très influencée et ce, depuis longtemps, par le travail de Kandinsky. Il me faut également mentionner Cy Tombly. Agnes Martin et Paul Klee sont des références essentielles en raison de similitudes visuelles. J'absorbe tout ce que je vois. L'un de mes tableaux préféré est "La chasse au lion " de Pierre Paul Rubens en raison de la dynamique en oblique de sa composition. Enfin, je suis très admirative du travail de Claude Monet consacré aux nymphéas. Cela inaugure une peinture non-représentative.
Lorsque j'étais enfant, on m'a encouragée à gribouiller sur les murs. C'est ainsi que je me suis habituée à maîtriser des surfaces qui me paraissaient démesurées. Je ne travaille pas dans le détail, je préfère une approche laborieuse. Le grand format correspond à mon engagement artistique et je préfère les formats carrés. Les surfaces plus petites sont un véritable défi pour moi. (La plupart de tableaux de Nash mesurent plus de 2m par 3m).
En quoi le recours au pochoir a-t-il été déterminant ?
C'est l'artiste Nargis Khalid qui avait passé de nombreuses années aux États-Unis pour finalement s'installer au Pakistan, dont les conseils précieux m'ont amenée à me consacrer à cette technique. J'ai commencé par utiliser des couleurs dérivées du brun Van Dyke puis je me suis orientée vers des couleurs plus variées à partir de 2020. Je me suis procurée des pastels à l'huile que j'ai mélangé à des pastels secs. C'est une technique que j'ai découverte lors de mon séjour en Angleterre. Cela a totalement changé ma pratique dans la mesure où ces bâtonnets étaient d'un accès facile. Au Pakistan, les pastels à l'huile ne sont pas disponibles. Je suis donc obligée de les commander aux États-Unis. Cette technique m'a permis de maintenir des contacts avec des galeries situées au Royaume-Uni, en Allemagne et à Dubaï.
© Naqsh Raj |
L'art de la répétition
Au premier abord, la répétition suggère une démarche mécanique, quasiment automatique. On peut y voir une forme d'écriture détachée de tout propos poétique, un travail pictural non représentatif dont le sens échappe à l'analyse. Il n'en est rien, bien sûr.
Bibliothèques de couleurs agencées en bâtonnets, grilles vertigineuses, superpositions de matière abondent dans un foisonnement organisé et, malgré tout, mystérieux. La répétition est un art de la contiguïté. Chaque bâtonnet vibre de la couleur du précédent et projette sa propre couleur sur le suivant. Chaque bâtonnet est unique et pourtant il s'inscrit dans un ensemble harmonique. La musicalité des bâtonnets est une suite infinie qui se prolonge d'une toile à l'autre dans une sorte d'éternel retour faussement identique. Parfois l'artiste conçoit des encadrements enchâssés d'où émergent des scories, des éclaboussures accidentelles. Ces accidents donnent vie à l'ensemble; ils sont la trace de l'inachevé. Enfin, ce travail minutieux constitue une matière harmonieuse et séduisante, magique et vertigineuse. Le regardeur plonge dans cette matière dans un va-et-vient constant entre distance et proximité.
Textes en regard
© Naqsh Raj
Y-a-t-il une activité humaine qui ne soit pas prise dans la répétition ? Répéter: revenir, redire, recommencer, reprendre. Dire ce que je fais, rapporter, parler, faire ce que je dis. Ressasser, réitérer, ratiociner, ruminer. Essayer, citer, réciter, réclamer. Recréer, raconter, réécrire, réinscrire, rayer. Restituer, refaire, jouer. Rabâcher, répépier, représenter, compter. Renouveler, dire de nouveau, dire à nouveau. comment dire nouveau ? Retirer, retourner, mastiquer, remâcher, retomber. Défaire, rechuter, conter, se souvenir, rappeler. Mâcher, marcher, visser, comprendre. Expliquer, enseigner, répercuter, développer. S'évertuer, tressauter, s'identifier, reproduire. La première fois est toujours déjà perdue. Bégayer, radoter, copier, recopier, décrire. S'entraîner, insister, repasser, réviser. Rebattre, corriger, mimer, imiter. Retrouver, s'habituer, rechercher, demander. S'entêter !
S'entêter, alors que tous les matins du monde sont sans retour. Celui qui doit être au langage, de sa naissance et de sa mort, il ne peut rien rapporter. Retrouver le même est impossible, c'est cet impossible qui cause la répétition. C'est un impossible à répéter qui se répète. C'est parce qu'il est impossible de répéter qu'il est impossible de ne pas répéter.
Marie-Josée Latour (2010). 1, 2, 3 : la répétition. L'en-je lacanien, 2010/2 n° 15. pp. 21-40. https://doi.org/10.3917/enje.015.0021.
Ce qui me procure le plus de joie dans la musique, c'est toujours le retour – la petite phrase qui revient, le leitmotiv qui signale, la cadence qui rythme, la reprise du thème. Ce plaisir pas fier, je l'ai dit, s'étend aux chansons les plus mièvres, dont j'espère le refrain, fût-il futile, bijou de pacotille qui miroite, s'efface et revient. Mais ce que la ritournelle donne avec des mots, comme le poème, la musique l'offre sans partage, avec le seul matériau de sons affranchis du sens.
Quelle est cette joie ? pourquoi est-elle si pleine, si entière ? Par quel pouvoir le rythme, c'est-à-dire l'alternance régulière de séquences répétitives, apporte-t-il un pareil plaisir ? Au plus profond de l'être, une satisfaction grandissante épouse la répétition. Le corps parfois se balance en cadence, tape du pied, claque des doigts; ou bien l'esprit écoute et jouit en silence, immobile, suspendu au retour.
La régularité musicale, la répétition qui la fonde, qui en est le principe, a quelque chose de rassurant, c'est comme une assise pour une âme en lieu sûr.
Camille Laurens, Encore et jamais, Gallimard, pp 84 & 85, 2013.
Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : " Cette vie, telle que tu la vis et l'a vécue, il te faudra le vivre encore une fois et encore d'innombrables fois; elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières!
Friedrich Nietzche, Le Gai Savoir, 1882.
L'idée d'un éternel retour est contre-intuitive. Car nous expérimentons le temps comme quelque chose qui commence, qui passe – ou trop vite ou trop lentement –, mais qui n'est jamais ne "retourne". Le temps est irréversible et son écoulement différencie les moments, les âges, les époques. Or, le thème de l'éternel retour oppose à la différenciation infinie la répétition infinie; contre l'irréversibilité différentielle du temps subi, il convoque la réversibilité répétitive d'une identité affirmée.
Étienne Tassin, Du mythe originel au concept philosophique, TDC, L'Éternel retour, n°995.
La répétition fait pleinement partie de l'acte de création. Pour certains artistes, c'est l'acte de création même. La vie d'un artiste est faite de répétitions: se lever, aller à l'atelier... Ce sont là des tâches répétitives, et c'est d'elles que naissent en fait souvent les œuvres. La répétition est une méthode de concentration tant pour celle ou celui qui crée que pour celle ou celui qui regarde, très loin de l'image du génie isolé et soudain à laquelle nous continuons à croire. Nombre d'artistes se placent au plus près de l'art comme travail. La question du processus au quotidien me semble l'une des plus intéressantes qui soient : elle place l'art au plus près de notre expérience ordinaire, au lieu de le penser comme une chose extravagante et anormale. Sa "petite différence" est peut-être qu'il est particulièrement insistant, alors que nous passons la plupart du temps d'une chose ou d'une tâche à l'autre, sans nous y arrêter. Pendant que je travaillais à la préparation de cette exposition, une découverte est venue conforter mon intuition de l'importance négligée de la répétition comme principe majeur de création. Dans des dépôts d'outils préhistoriques de la grotte Mandrin, dans le sud-est de la France, datant d'il y a plus ou moins 54 000 ans, des chercheurs ont montré que ce qui distinguait ceux élaborés par homo sapiens, c'était moins leur inventivité que leur soumission à un processus de répétition systématique.
Éric de Chassey, commissaire de l'exposition , La répétition, Centre Pompidou-Metz.
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