Oui, je sais, c’est un peu facile de vous demander
d’ouvrir vos mirettes et de filer ainsi la métaphore après vous avoir jeté de
la poudre aux yeux dans mon précédent billet. Mais c’est beaucoup plus subtil
qu’il n’y paraît. Les mirettes, ce sont, bien sûr, les yeux, ces miroirs de l’âme dans lesquels
nous plongeons au gré de nos coups de foudre. Une mirette c’est aussi une
espèce de campanule que l’on appelle avec délicatesse le « miroir de Vénus ».
Enfin, c’est un outil dont se servent les modeleurs et les sculpteurs pour
enlever les excédents de matière au cours du modelage. Alors, ouvrez vos
mirettes et écoutez parler la sculpture…
« C'est en taillant la
pierre que l'on découvre l'esprit de la matière, sa propre mesure. La main
pense et unit la pensée à la matière. C'est l'acte même du sculpteur face à un
matériau dont la connaissance ne s'apprend que lentement, et réserve toujours
un inattendu qu'il faudra résoudre sans pouvoir jamais rien ajouter, par seul
retranchement. Il faut tailler et non blesser la pierre, trouver la solution
devant l'apparition d'une veine ou d'une tache non prévue : il faut savoir
lutter avec la pierre, la caresser, la polir, savoir avec angoisse comme avec
joie, faire surgir la forme que l'on porte en soi, mais qu'elle peut aussi nous
avoir inspiré selon sa texture, la forme même du bloc que l'on a choisi ou trouvé.
»
Constantin Brancusi
(1876-1957)
Photo JL+L
Il y a quelque temps, je
me suis rendu dans l’atelier de Myriam Franck. Je connaissais son travail pour
l’avoir admiré dans des galeries ou chez des amis. Mais se rendre dans un
atelier, c’est une expérience beaucoup plus intense. On se trouve là où tout
commence, à l’aube de la création, bien avant le verbe. Les sculptures de
Myriam, sagement alignées sur des étagères, semblent nous regarder, nous
inviter à dialoguer. C’est mystérieux, émouvant, troublant. On s’approche, on
touche des yeux, on esquisse un geste, l’ombre furtive d’une caresse. On
voyage, on fait une halte au détour d’une courbe, on laisse son imagination
vagabonder. Des matières lisses, raffinées et colorées côtoient des formes plus
rugueuses, plus mates, plus brutes. L’artiste m’observe tandis que je regarde
et me propose de placer certaines œuvres sur une sellette. On accède alors
pleinement à la troisième dimension. La sculpture s’offre sur son plateau, on
la voit sous toutes les coutures. La lumière la met en scène, accentue des
reliefs, sculpte des ombres et souligne les blessures et les tourments de
l’argile. C’est un double ballet – celui de l’œuvre sur son plateau et celui de
l’admirateur qui lui tourne autour. C’est une ronde amoureuse. Un langage
silencieux et singulier s’instaure. Certaines formes sont évidentes, d’autres
sont plus secrètes – il faut savoir les apprivoiser. Et puis il y a le travail
en cours, l’inachevé qui palpite de promesses à venir.
La sculpture en
ronde-bosse
Dans le
langage courant, une ronde-bosse est souvent définie comme une sculpture
« dont on peut faire le tour ». L'expression
« ronde-bosse » associe d'ailleurs au mot « bosse »,
équivalent ancien de sculpture, un adjectif qui implique que l'œuvre ainsi
qualifiée est un volume fermé autour duquel un circuit est possible.
Possibilité plus théorique que réelle d'ailleurs puisque l'emplacement de
nombreuses sculptures en ronde bosse interdit une telle démarche (statue placée
dans une niche par exemple).
Encyclopédie Universalis
Myriam s’est livrée au
petit jeu
des questions et des réponses
des questions et des réponses
Comment vient-on à la
sculpture ? Peux-tu décrire ton parcours artistique ?
Je suis venue à la
sculpture, je l’avoue, sans être particulièrement motivée. Une amie, inscrite
dans un atelier de la ville de Paris, m’a encouragée à venir voir. Je ne savais
pas que j’y resterais. À l’époque, j’étais entre deux boulots et j’avais du
temps. Je faisais quantité de choses… alors pourquoi pas cela ?
J’ai tout de suite eu
envie de créer des lettres hébraïques en 3D. J’étais graphiste publicitaire de
formation. Les lettres, c’était mon domaine et comme je me passionnais pour les
études bibliques, j’ai eu envie de transmettre ce que je croyais savoir. Très
vite, je me suis fait une place dans le milieu juif et j’ai pu exposer mon
travail.
Quelle est ta technique
favorite ?
Je travaille surtout la
terre avant de faire couler un bronze ou de mouler en résine. J’aime aussi la
taille directe, beaucoup plus difficile sur plâtre, béton cellulaire,
polystyrène, etc.
Quels sont tes thèmes de
prédilection ?
Mes thèmes favoris sont
bien entendus les lettres hébraïques, mais aussi la femme dans toutes ses
rondeurs. J’ai un faible pour le non figuratif. Malheureusement, à mon grand
regret, cela déroute ma clientèle. Mon travail sur les lettres hébraïques
m’oblige à donner un sens et une énergie à ce qui, par définition, est plat.
C’est un défi, sans cesse renouvelé car chaque lettre à son histoire, sa
symbolique, sa spiritualité.
Photo JL+L
Quel rapport entretiens-tu
avec la matière ?
La taille ou le façonnage
d’une pièce est toujours magique. Le matériau à son mot à dire. C’est un
échange que l’on vit à deux. Je me suis souvent entendue parler à la terre,
surtout lorsqu’elle ne m’obéit pas. Je décide que je gagnerai sur
matière !
Qui sont tes sculpteurs
préférés?
Brancusi, Moore, bien sûr
et d’autres artistes moins connus, mais ce ne sont pas à proprement parler des
modèles pour moi, ce sont des artistes que j’admire.
Peux-tu décrire ton atelier ?
Mon atelier est un lieu
magique dans lequel on trouve plein de choses « qui peuvent servir »…
À visiter, mais je fais rarement le ménage !
Mes coups de cœur…
Les valises
Les valises de Myriam sont
des souvenirs, elles ont la patine du cuir d’antan. Elles évoquent des
amoncellements de valises de triste mémoire. Elles sont à la fois voyage et
funeste destination. Elles recèlent des souvenirs de vies arrachées et à jamais
silencieuses. On retient son souffle à la vue de ces vestiges intacts. Les serrures
sont clairement visibles, comme pour indiquer que ces valises ne sont pas
destinées à être ouvertes. Ce sont des sépultures à jamais scellées.
Myriam les appelle les
gardiens du livre. La matière des livres évoque celle des valises. Ce sont des
livres de cuir, des livres anciens aux pages épaisses. Au sommet de cet entassement, un livre entrouvert est une invitation à la lecture. Mais, à
l’instar des valises, on ne peut accéder au contenu de ces livres. De petits
personnages donnent une dimension monumentale à cette structure aérienne et
massive. Certains sont assis, d’autres sont recroquevillés ; certains sont
statiques, d’autres sont dynamiques. Un personnage tente de se hisser jusqu’au
sommet tandis qu’un autre lui tend une main secourable. On ne peut s’empêcher
de penser à Sisyphe. Une fois le sommet atteint, il faudra redescendre et
gravir à nouveau l’escalier… C’est à la fois ludique et tragique.
Photo JL+L
Ces gratte-ciel sont la
matière de nos rêves, ils se situent dans un ailleurs à la fois étrange et
familier. Ils sont arrimés à la terre et s’élancent vers les cieux. On peut les
assembler à sa guise, créer des rencontres fortuites, isoler certains, en
regrouper d’autres, dessiner de nouvelles découpes, sculpter la lumière. Les
fenêtres sont aveugles, les bâtiments recèlent des secrets que jamais nous ne
pourrons percer… Et c’est bien ainsi.
Photo JL+L
Le visage est torturé,
figé en une grimace proche de l’insupportable. Le souffle d’un cri rauque
semble s’échapper de cette bouche déchirée, fossilisée. Elle mange
l’intégralité du visage. Le nez n’est qu’une arête sinueuse. Les yeux enfoncés du
supplicié sont pétrifiés dans une interrogation sans réponse. On touche à
l’intime de la douleur dans une représentation fantasmée. C’est l’intensité du
regard de l’artiste qui nous fait toucher du doigt le tragique de notre
existence. Et pourtant ce visage est beau car sa beauté est dans la vérité de
l’émotion qu’il suscite.
« La
sculpture qui me touche le plus intensément est gonflée de sang, autonome, en
ronde-bosse […] elle est statique, forte, vitale, et il émane d’elle quelque
chose de l’énergie et de la puissance des grandes montagnes. Elle vit d’une vie
propre, indépendamment de l’objet qu’elle représente. »
Henry Moore,
cité in Henry Moore, sculptures et dessins, 6 mai–29 août 1977,
Orangerie des Tuileries, p. 16.
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