La photographie ne reproduit pas le visible, elle
rend visible, Richard Avedon (1923-2004)
Depuis le 24 mars dernier et jusqu’au 3 mai 2015, Luli Barzman
expose ses images « tapisseries » et nous invite à découvrir de
mystérieux agencements de couleurs et de textures glanés lors de trois voyages
à Marrakech. La thématique retenue est celle de l’emballage – tissus, bâches,
cartons, plastiques sont autant de drapés qui habillent un quotidien transfiguré
par la magie du regard de l’artiste. Ses photographies hybrides, qu’elle
préfère appeler des images, nous plongent dans un monde intensément poétique.
Photo JL+L
Cette invitation au voyage est d’autant plus « emballante »
qu’on la découvre dans un lieu inhabituel, une ancienne chapelle construite au
XVIIe siècle et désormais désaffectée au culte. Pour y accéder, il faut suivre
un dédale de rues, gravir un escalier, passer de l’ombre à la lumière et
s’imprégner des charmes du Vieux Nice.
Depuis 2001, l’Association La Semeuse y mène des actions
culturelles et artistiques accessibles au plus grand monde. Le Centre culturel
de la Providence, c’est ainsi qu’il se nomme, propose des cours de musique,
d’arts plastiques et organise régulièrement des spectacles, des concerts, des
expositions et des rencontres. C’est aussi un lieu de résidence artistique qui
accueille l’Ensemble de la Société de Musique Ancienne de Nice et la compagnie
de théâtre BAL.
Centre culturel de la Providence, 8 bis, rue Saint-Augustin, 06300
Nice.
Les mots de l’artiste
Photo JL+L
J’ai aimé peindre depuis ma plus
tendre enfance, peindre des projets imaginaires. Tout le monde autour de moi
pensait que je deviendrais peintre et puis, j’en ai décidé autrement. Pour mes
19 ans, mon père m’a offert son Leica… Ensuite, j’ai fait de longues études, je
me suis intéressée au cinéma, à l’écriture du scénario et à force d’analyser,
de décortiquer, j’ai eu l’impression de perdre toute spontanéité. Je suis
revenue à la photographie pour laisser libre cours à ma fantaisie. J’avais
besoin de liberté pour m’exprimer.
L’arrivée du numérique m’a ouvert
tous les champs du possible. J’ai réalisé des films de danse contemporaine en
2000 et, à partir de 2006, je me suis mise sérieusement à la photographie. J’ai
creusé, réfléchi afin de m’approprier une technique qui relève à la fois de la
photographie, de la peinture et de l’infographie. J’aime ce mélange de techniques et ce mélange
des genres. Cela correspond à un rêve que je faisais lorsque j’étais petite
fille. J’imaginais une grande maison avec de nombreuses chambres. Chaque
chambre avait un style défini, un monde qui lui était propre.
Je me suis prise de passion pour le
travail épuré et monumental d’Edward Weston (1886-1958). C’est son regard qui
habite mon travail dans la série que j’ai intitulée Frutopie où le corps humain part à la rencontre des fruits. C’est
un travail très minutieux, très pur. Par la suite, j’ai eu envie de m’écarter
de cette pureté, de prendre des chemins de traverse, d’ajouter un grain de
folie et d’adopter une approche moins intellectuelle.
Ce projet sur les emballages
correspond à ce besoin de liberté. Au cours de ces voyages au Maroc, j’ai été
attirée par les empaquetages spontanés du quotidien. Je me suis intéressée à ce
qui est modeste. Emballer, c’est protéger du vent, du sable, de la poussière et
du soleil.
Je n’ai pas cherché à faire un
reportage. Je me suis efforcée de restituer ce que j’avais ressenti –
transcrire une lumière, des couleurs, des saveurs, des odeurs et suggérer la
chaleureuse hospitalité des habitants. Je me suis promenée avec humilité pour
saisir ces moments de pure émotion.
Le retour devant l’écran de
l’ordinateur, phase ultime du processus de création, a impliqué de longues
heures de recherches et de questionnements. J’ai travaillé les textures à partir
d’éléments divers – fragments architecturaux, arabesques, écritures
ornementales et graffitis. Parfois, je me suis laissée guider par des
accidents, des détails surgis de quelque arrière-plan. La superposition et
l’imbrication ont présidé à cette entreprise à la fois hasardeuse et longuement
réfléchie. J’ai travaillé de nouvelles couleurs telles que l’oranger pour en
faire une fête du soleil.
Ces images sont des témoignages de
partage qui nous transportent au cœur de l’humain. Exposées ainsi, elles sont
un cadeau que j’ai reçu et que je m’efforce de transmettre.
Au hasard des images
Les reflets sont des
accidents fortuits et inévitables lors de la prise de vue le jour de ma visite. Ils
ne relèvent pas d’un geste artistique de l’artiste.
Lorsque je contemple des images lors
d’une exposition, je vais, je viens; je fais des pauses et je reviens, attiré
par un « je-ne-sais-quoi », du « presque rien ». C’est ce
« je ne sais quoi » qui me fascine dans cette photographie de Luli. C’est
un petit snack, dont la structure est légère, presque frêle. Tout est
impeccablement rangé. Un homme dont on ne voit que la silhouette, s’affaire.
Des tissus colorés recouvrent les bancs. Au sommet de la structure, on découvre
une bâche destinée à protéger les clients des ardeurs du soleil. Double
emballage. Sur le comptoir, quelques ustensiles, des bols, une cocotte-minute…
Nous sommes à la fois dans le temps et hors du temps dans une sorte de
flottement. C’est le travail de la matière qui inscrit la scène dans un
espace-temps mystérieux et magique. Le motif répété des fleurs aux pétales
bleus, l’harmonie des jaunes et des orangers suggèrent la douce chaleur du
soleil et restituent l’apaisante atmosphère de la scène. Tout le talent de Luli
est de parvenir à réconcilier le naturel et l’artifice afin de sublimer l’ensemble
en une image « autre », sensible et frémissante. Je suis revenu maintes
fois vers cette image à la douceur magnétique. Je me suis approché, j’en ai observé
les détails et la composition, je me suis joué des reflets de la vitre
protectrice. J’ai pris du recul pour mieux la mémoriser et l’engranger quelque
part dans les strates de ma mémoire.
« Bicyclette sur
Porte Verte et Yaz Berbère : l'Homme libre »
Les images de Luli ne sont jamais recadrées. La scène vue et prise
souvent au vol constitue l’étape première, presque primitive d’un processus qui
associe matière et couleurs. Ce qui attire l’œil du « visiteur » dans
cette image, c’est tout d’abord la simplicité de la composition : une
porte verte et mordorée que l’on imagine solide et massive, deux bicyclettes,
un lourd tissu de couleur orange jeté sur une selle, un signe, clairement
visible à la droite du cadre. La porte inscrit l’image dans un double cadrage.
Une imposte protégée par des barreaux et des croisillons permet de filtrer la
lumière. L’image oscille entre solidité et fragilité, entre enfermement et
liberté. La porte n’est pas qu’un élément constitutif de la composition. Elle
est une interrogation, un obstacle. Cadenassée, elle interdit l’accès à
l’espace intérieur et permet ainsi au « visiteur » de laisser libre
cours à son imagination. Ce qui n’est pas offert à notre regard attise notre
curiosité.
Le signe qui figure à la droite de l’image est un yaz
berbère ; il signifie l’homme libre, celui qui refusa le joug romain en
des temps anciens. L’habillage de la matière joue sur une symphonie éclatante.
Le bleu et le fuchsia se fondent et s’imprègnent de teintes orangées où percent
quelques touches de jaune et de brun. Cet habillage confère à l’image une
qualité aérienne, presque immatérielle qui contraste avec l’aspect massif de la
porte. Le temps est suspendu, tout devient rêve et méditation…
Drapé crème
devant mur orangé et bleu
L’image est simple, pure et pourtant complexe. Elle tend vers
l’abstraction. Luli m’a confié avoir pensé à Rothko dans son approche de
l’espace et des couleurs. Le rouge-orangé vibre et s’oppose à la tache d’un
bleu électrique. Un drap crème s’adosse à cette même tache. Enfin, les effets
de textures rajoutés par l’artiste achèvent une scénographie rigoureuse et
théâtralisée. Les différents plans organisent la mise en scène des ombres, des
couleurs et des matières. Le mur se fait toile – les traces, les anfractuosités,
les cicatrices, les éclatements de la surface sont autant de marques du passage
du temps. Seule concession à la réalité du quotidien, l’espace est traversé par
une guirlande électrique sommaire. Tout est mis en œuvre pour souligner la
présence du drapé. Il s’impose à notre regard – étoffe souple, fluide et
étrangement rigide. C’est aussi une énigme. On ne saura jamais ce qu’il
recouvre, ce qu’il dissimule. C’est ce que Luli appelle un « Christo
sauvage ». Cette présence-absence donne à l’image toute sa force et sa
vitalité. Le mystère reste entier et il doit en être ainsi.
Trépied
inventif Com Plombier
Je terminerai par cette image légère et ensoleillée. Un
robot de bric et de broc surgit de la matière du mur. Il serait danseur s’il
n’était pas arrimé à l’ombre du premier plan. Un rectangle bleu dessine une
tête tandis qu’un plus petit rectangle de couleur gris-anthracite suggère un
œil unique. Le robot est-il cyclope ? Quelques tuyaux jaunes dessinent des
formes inattendues. Un tuyau rouge suggère une seconde tête. Une toile jaune,
elle aussi, est accrochée à la tuyauterie; elle sert d’écran sur lequel est
projeté un numéro de téléphone. On devine des bribes de langage, ce sont des vestiges
calligraphiques qui surgissent d’un passé indéfini. C’est une histoire de faux-semblants,
d’ombres projetées, un hommage au monde merveilleux de Joan Miro.
Le message, c’est l’écran. Il donne à voir et
pourtant, d’une certaine manière, il fait écran. La métaphore se décline
d’image en image, au gré de ces hasards recomposés. Le « visiteur »
passe et se glisse dans cette présence-absence pour accéder, l’espace d’un
instant, à l’essence même de cette parenthèse poétique. Entre le visible et
l’invisible le regard vacille.
Il ne vous reste plus qu’à vous rendre à la
Providence pour découvrir l’exposition de Luli dans son intégralité.
L’imagination
selon Gaston Bachelard
« Comme beaucoup de problèmes
psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées par la fausse
lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de
former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images
fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des
images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images,
union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action
imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si
une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes,
une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir
d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le
vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est
imaginaire. La valeur d'une image se mesure à l'étendue de son auréole
imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l'imagination est essentiellement ouverte,
évasive. Elle est dans le psychisme humain l'expérience même de l'ouverture,
l'expérience même de la nouveauté. »
Gaston BACHELARD, L'air et les songes : essai
sur l'imagination du mouvement, 1943.
J'adore!
RépondreSupprimer