UTILE À SAVOIR


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mercredi 27 avril 2016

LE GESTE DU PEINTRE


Le geste de la création est une énigme et un défi. Au commencement il n’y a rien et puis l’œuvre semble surgir d’elle-même. Qui, de la main ou de l’esprit, organise cette mise en scène de lignes, de matières et de masses lumineuses ? L’artiste est un alchimiste, un voyant qui transforme le monde et le rend compréhensible.


La main, le regard, la mémoire du regard


Mains positives, La grotte Chauvet
Image empruntée ici

À l’aube des temps, il y a la main, la trace déposée sur les parois des grottes. Geste simple, geste primitif de l’histoire des hommes que les enfants perpétuent au gré de leur fantaisie. Sur les parois des grottes fleurissent des mains positives – la main enduite de couleur est apposée directement sur la paroi, et des mains négatives - la couleur est déposée autour de la main. Plus rarement, des mains ont été gravées. La main est l’outil de nos origines.



Mains négatives, La grotte Chauvet
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L’invention de la peinture

En utilisant lui aussi la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme ; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne. 
Son père appliqua l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher. 

Pline l’ancien, Histoire naturelle, Livre XXXV, § 152. La peinture, Belles Lettres, Paris, 1997, p.133.



Dibutade faisant le portrait de son amant – L’invention de la peinture, Jean Raoux, 
(1677-1734) (1714-1717, huile sur toile, 114 x 86cm)
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La mythologie exprime l’insondable. La jeune fille fixe l’ombre du visage de l’homme dont elle est amoureuse. Elle laisse ainsi une trace de sa présence de même qu’une trace du désir qu’elle éprouve pour lui. Elle le met en mémoire par ce geste initial et inaugure le concept de peinture mentale – « la peinture est chose de l’esprit », nous dit Léonard de Vinci.



Dibutade ou l'origine du dessin, Joseph-Benoît Suvée, (1743-1807), 1791. 
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La maîtrise du geste


Étude pour La Source, Jean-Dominique Ingres, vers 1820
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L’outil prolonge la main, il précise le geste, il est adapté à une technique, à un support. Il requiert un apprentissage – ne dit-on pas que l’on maîtrise un outil ? Il faut domestiquer le geste, se l’approprier, le rendre naturel. Infinie variété des gestes selon les techniques et les supports. Le dessinateur joue sur la tendreté des mines et sur le grammage du papier, il fait surgir la lumière et met en scène une chorégraphie de gris et de noirs. L’aquarelliste marie l’humide et le sec, apprivoise l’inattendu et flirte avec le risque. Le peintre a mille façons de travailler l’huile – fluidité des glacis, relief de la matière apposée au couteau, superpositions de couches et de transparences. Chaque effet a son outil.



Le Pont-Levis (planche VII, les prisons – initialement publiées en 1761), 
Piranèse (1720-1778)
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L’artiste reste un artisan. Il lui faut apprendre sans cesse, revenir sur le métier, reprendre, se repentir. Toujours, il part à l’aventure – le geste de la création est par essence une prise de risque et un acte de transformation.

L’espace induit le geste. Un dessin au fusain requiert de l’ampleur, une miniature à la plume sollicite un rapport intense et minutieux avec la feuille de papier, une gravure   creuse et sculpte ses sillons, une large brosse imprègne la toile d’un réseau de traces… L’espace crée une tension de la main et du regard ; le corps tout entier livre bataille.

L’atelier


Claude Monet dans son atelier
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Le geste du peintre relève de l’intime. Il est au cœur du mystère de la création. Parfois, il lève le voile et se laisse photographier au travail dans son atelier. Il tient la pose, en représentation. Claude Monet est pratiquement statufié, Francis Bacon scrute le regard de l’appareil photographique dans le bric-à-brac de son studio. Ce sont des moments arrêtés. Parfois, le photographe saisit le geste au vol dans une chorégraphie figée et pourtant dynamique. Ainsi, Lucian Freud dans son atelier s’expose à nu au moment où il choisit quelques pinceaux. Corps exposé de celui qui a passé sa vie à explorer les chairs de ses modèles.



Francis Bacon dans son atelier
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Lucian Freud à l'œuvre
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Le peintre traque ce geste en se représentant lui-même dans son atelier. C’est une démarche qui s’apparente à celle qui préside à l’autoportrait. Il s’agit de se mettre en scène afin de s’emparer du mystère du geste. Le spectateur/regardeur est invité à partager cet instant qui, malgré tout, lui échappe. Le chevalet, la toile, gardent leur mystère. 



Le peintre dans son atelier, Rembrandt, 1628
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Chez Picasso, c'est une mise en abyme ludique de la représentation. L’image comporte trois espaces, celui du peintre, celui du modèle et celui de la toile qui est en fait une cloison de séparation. On ne voit pas ce que l’artiste peint sur la toile, on imagine qu’il s’agit d’une interprétation de ce qu’il voit. Mais le modèle appartient déjà à l'imaginaire de l'artiste. La scène est à la fois dans le temps et hors du temps de la création.





Le peintre et son modèle, Picasso, 1970
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L’accident

Le peintre ne se représente pas ce qu’il fait, il est dans l’action. À ce titre, il se situe à la croisée des chemins entre l’intention et le hasard, entre le nécessaire et l’accident. Francis Bacon s’exprime ainsi à propos du hasard :

… Par exemple, quand on fait de la peinture à l’huile, il peut se produire des événements que l’on ne maîtrise pas, on peut faire une tache, tourner le pinceau d’une façon ou d’une autre, et cela va produire des effets chaque fois différents, cela va changer toute l’implication de l’image. Tandis que l’on travaille dans une certaine direction, on essaye d’aller plus loin dans cette direction, et c’est alors qu’on détruit l’image que l’on avait faite et que l’on ne retrouvera plus jamais. C’est alors aussi que surgit quelque chose qu’on n’attendait pas et qui arrive inopinément. On sait, on voit quelque chose que l’on va faire, mais la peinture est tellement fluide que l’on ne peut rien noter. Le plus étonnant, c’est que ce quelque chose qui est apparu comme malgré soi est parfois meilleur que ce que l’on était en train de faire. Mais ce n’est pas toujours le cas malheureusement ! J’ai souvent détruit en les reprenant, en les poursuivant, des tableaux qui étaient au départ bien meilleurs que ce à quoi j’aboutissais. 

Francis Bacon, Entretiens avec Michel Archimbaud, Folio essais, 1996, pp. 66 & 67.



Autoportrait, Francis Bacon,  1973
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Le geste ultime

On songe d’abord à la signature. C’est elle qui inscrit l’œuvre dans le temps. Elle met un terme à l’aventure créatrice, elle scelle l’instant et livre la toile au regard du spectateur dans un échange qui lui aussi relève de l’alchimie. Elle fixe également l’œuvre dans une chronologie. Présence effective de l’artiste, la signature s’exhibe ou se dissimule. Elle est parfois absente et se trouve reléguée au dos du tableau. Signer n’est jamais un geste neutre même lorsque l’artiste se refuse à signer.

La signature se répète au fil des œuvres d’année en année. Et puis vient le moment de la signature ultime, celle qui n’aura pas de suite. Elle impressionne le regardeur parce qu’elle porte en elle le sceau de la mort. C’est Van Gogh qui peint Champ de blé aux corbeaux en 1890. Le chemin qui s’ouvre devant nos yeux n’a pas d’issue, c’est une impasse  tandis que volent les noirs corbeaux de la folie et de la mort. 



Champ de blé aux corbeaux, Vincent Van Gogh, 1890
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C’est Mark Rothko qui abandonne la couleur et peint des symphonies de gris et de noirs.




Black on grey, Mark Rothko, 1970
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C'est Francis Bacon dont le tout dernier geste est à jamais inachevé…



L'ultime tableau inachevé de Francis Bacon, 1992
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Le Chef d’œuvre inconnu

« La mission de l’art n’est pas de copier la nature, 
mais de l’exprimer ! ».

Œuvre de jeunesse de Balzac, cette nouvelle publiée en 1831, explore magnifiquement  le geste du peintre. L’action se déroule en 1612. Un jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile d’un célèbre peintre de cour, Maître Porbus, dont il souhaite devenir l'élève. Arrivé au palier, Nicolas croise un étrange personnage, le peintre Frenhofer, célèbre pour son habileté à faire surgir la vie en quelques coups de pinceaux.
C’est ainsi qu’il transforme un tableau de Porbus intitulé, Marie l’Égyptienne :

Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillard retroussa ses manches avec un mouvement de brusquerie convulsive, passa son pouce dans la palette diaprée et chargée de tons que Porbus lui tendait ; il lui arracha des mains plutôt qu’il ne les prit une poignée de brosses de toutes dimensions, et sa barbe taillée en pointe se remua soudain par des efforts menaçants qui exprimaient le prurit d’une amoureuse fantaisie. Tout en chargeant son pinceau de couleur, il grommelait entre ses dents : Voici des tons bons à jeter par la fenêtre avec celui qui les a composés, ils sont d’une crudité et d’une fausseté révoltantes, comment peindre avec cela ? Puis il trempait avec une vivacité fébrile la pointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont il parcourait quelque fois la gamme entière plus rapidement qu’un organiste de cathédrale… . 

Le Chef d’œuvre inconnu, Honoré de Balzac.

Picasso revisite Balzac



Le chef d'œuvre inconnu, Picasso, 1931
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En 1931, Amboise Vollard publia une nouvelle édition de l’œuvre de Balzac, illustrée par Picasso. Cette édition comporte des dessins, des gravures sur bois et des eaux fortes où Picasso s’attache à l’essence même de la nouvelle : la relation de l’artiste à son modèle, thème qu'il ne cessera d’explorer comme pour tenter d’en percer le mystère.

La philosophie du geste selon Michel Guérin, 
écrivain et philosophe.



La danse, Henri Matisse, 1909
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Dans tout art, il y a un geste de danser, pas seulement dans la danse, dans la chorégraphie, pas seulement dans la musique, éventuellement la mélodie ou la musique qui fait danser, mais je pense que dans les arts visuels mêmes – et pas seulement dans la sculpture, dans le drapé, dans des figures qui pourraient directement évoquer, de manière figurative, en quelque sorte, la danse –, je pense qu'il y a plus radicalement encore un danser de tout art, et ce danser de tout art, c'est tout simplement le commencement, c'est le geste lui-même, mais je dirais que le geste de l'art, ce n'est pas le geste technique habituel. Alors, évidemment, n'allons pas trop loin dans le paradoxe, il n'y a pas d'art sans technè, sans technique, sans ars, au sens latin du terme. L'art est une transformation, pas seulement une transformation d'objets, une transformation de choses en objets, il ne consiste pas simplement à construire des artefacts, il peut y avoir une construction, une transformation, mentale ou symbolique, mais quoi qu'il en soit, l'art, en effet, suppose une technique, et cependant, il rompt, à un moment donné, avec la logique habituelle de la technique, c'est-à-dire que l'art est un faire libre, c'est-à-dire un faire qui a envie d'explorer son propre commencement, qui n'est plus assujetti à un but. Lorsqu'on construit un objet, un outil, c'est pour s'en servir. L'art, comme la philosophie peut-être, ne sert à rien, c'est-à-dire qu'il explore quelque chose à partir de la conscience profonde de cette liberté. Comment se manifeste-t-elle ? Je dirais : comme mouvement, comme mouvement du corps – et le mouvement du corps le plus libre, le plus spontané, le plus gratuit, le plus gracieux, ça s'appelle encore la danse.

Entretien avec Adèle van Reeth, Les Chemins de la connaissance, Comment fonctionne une œuvre d’art : l’art du geste, France Culture, 28/10/2013.

Pour écouter l’émission cliquez ici



1 commentaire:

  1. Très intéressant et instructif ! Merci pour ce partage artistique et littéraire ! Amitiés

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