UTILE À SAVOIR


Ce blog est alimenté par Jacques Lefebvre-Linetzky. Commentaires et retours bienvenus.


mercredi 19 décembre 2018

NUSHKA, À LA LISIÈRE DU VISIBLE



Connaissez-vous le travail de Nushka? C'est une invitation à la rêverie, aux confins du visible... 

Chaque mois, je reçois Connaissance des Arts et chaque mois, c’est le même rituel. Je commence par la fin et je feuillette à rebours en faisant des pauses ici et là, au gré de mes intérêts. Lors de ce premier passage, je sélectionne les articles que je lirai plus tard. J’aime retarder le plaisir de la découverte.
Des images, des titres, des noms défilent ainsi et se superposent en une sorte de flip book. C’est à cette occasion que je repère les éléments qui me seront utiles par la suite. J’engrange mentalement, je mets de côté, j’imagine des mises en scènes et des confrontations inédites de sujets et de matières.


Vestales



Affiche Vestales, Image empruntée ici

C’est lors de l’un de ces premiers repérages que j’ai découvert le travail de Nushka dans le numéro de septembre 2017 de Connaissance des arts consacré aux expos de la rentrée. Une pleine page annonçait une exposition intitulée Vestales à la Galerie Schwab Beaubourg. 


On y voit une jeune femme allongée, nue et pulpeuse à souhait, tandis que virevoltent deux colombes au premier plan. La jeune femme semble protéger l’une des deux colombes – s’agit-il d’une parade amoureuse ? La toile est d'une sensualité à fleur de peau. Vestale frémissante, elle s'offre à quelque amant ou amante situé(e) au-delà du tableau, dans ses rêves probablement car elle a fait vœu de chasteté ainsi que l'exige l'engagement des vestales.

La technique nourrit le mystère. Nushka choisit un mode d’expression qui se situe à la lisière du visible, où les couleurs se fondent et se répondent. La matière du visage suggère la douceur du pastel alors qu’il s’agit de peinture à l’huile ; le regard, perdu dans le hors champ, est toutefois habité d’une fascinante intensité ; le corps, appuyé contre une structure à peine visible, semble être en lévitation. La lumière est savamment travaillée en une orchestration dynamique et équilibrée. Par petites touches elle irradie le corps de cette jeune femme alanguie et elle accompagne le ballet amoureux des deux colombes. Le trait est affirmé, délicat ; des traces suggèrent le mouvement et la transparence. Quelques coulures de peinture donnent une vigueur inattendue à un détail qui fait vibrer le tableau. On est ainsi séduit par l’ensemble et envoûté par de subtiles interventions sur la toile : la lumière sur la pointe du sein, le bras dans le prolongement du regard, la rondeur du ventre, le poids d’une main, l’étoffe d’une étole.

Un nom d'artiste

Nushka est son nom d’artiste et c’est une belle trouvaille car il secrète un mystère qui sied à sa peinture. Est-ce un diminutif d’Anushka, venu du monde slave ou bien est-ce un prénom d’origine Hindi ? Que ce choix reste une énigme est conforme à l’art de cette artiste précieuse, ne cherchons pas plus avant.

Si l'on se rend sur son site, on apprend que Nushka a fait de brillantes études dans de prestigieuses écoles (Sciences Po et HEC) et qu’elle peint depuis plus de dix ans. On apprend également que trois artistes ont largement contribué à son épanouissement : le peintre américain Zawacki qui lui a enseigné l’art du trait, Maggie Siner, peintre et professeur de peinture, qui l’a sensibilisée à l’intensité du jeu des couleurs et l’a épaulée au fil des années et enfin, le peintre et dessinateur d’origine tchèque, Hashpa avec qui elle a travaillé la composition et la mise en scène du modèle.

Peindre les femmes de dos




Affiche Vestales, © Nushka, DR. 

La nuque est le lieu de la sensualité, c’est un appel au rêve, c’est un mystère qu’il faut se garder de dévoiler. Caspar David Friedrich, Jean-Auguste-Dominique Ingres, Wilhelm Hammershoi, Salvador Dali ont été fascinés par ces silhouettes vue de dos ou de trois-quarts. Nushka aborde le sujet avec allégresse en jouant sur l’inachevé. Les traces sont visibles, évidentes. Elles constituent la matière de la peau. La couleur est posée à même la toile dont on perçoit le grain. Les ratures et les griffures assurent le mouvement de cette prise en instantané. Le dos s’affirme en une symphonie de roses et d’ocre jaunes ; la tête est appuyée sur une main enfouie dans la chevelure, mais c’est vers la nuque que notre regard se dirige. On songe à Alfred Hitchcock filmant Kim Novak alors qu’elle contemple le portrait de Carlotta Valdès dans Vertigo – vertige du regard, vertige des cheveux, éternel fantasme…

La mise en scène du modèle au musée



Musée des Beaux Arts I, © Nushka, DR. 


Nushka affectionne ces mises en scène sophistiquées où le modèle prend la pose dans un musée. La mise en abyme savante valorise tout à la fois la femme et l’espace muséal. L’inachevé crée une toile de fond qui souligne la présence du modèle au premier plan. La pose est délibérément artificielle ; le corps de la jeune femme suit la ligne du bord inférieur du cadre en arrière-plan. Elle déborde du cadre en surimpression, insufflant ainsi à la toile une belle énergie. Les tableaux du musée, dont on devine à peine ce qu’ils représentent, sont autant de regards dirigés vers nous – formes énigmatiques, cadres dorés qui viennent éclabousser les murs d’un gris bleuté sur un fond ocre.
C’est en fait un jeu de miroirs auquel le spectateur est convié par le peintre, personnage absent, mais en totale maîtrise de l’organisation de la toile.


Diptyque



Diptyque, © Nushka, DR. 

L’artiste a parfois recours au dispositif du diptyque afin d’enrichir ses mises en scène. Ainsi, les toiles accrochées côte à côte, dialoguent en un double effet de miroir.
À gauche, une jeune femme nue est en arrêt devant le portrait d’un notable du 19e siècle. La confrontation, l’échange de regards et l’emboîtement des plans plongent le spectateur dans une insondable rêverie. C’est une immersion dans l’illusion, la peinture se fait leurre, le spectateur hésite entre deux mondes.
À droite, le point de vue est frontal, la composition est triangulaire. Le même modèle est face à deux portraits représentant, l’un, un homme et l’autre, une femme – un couple du 19e siècle traité de la même façon que précédemment où les traces et les passages lumineux de la brosse sculptent un univers hypnotique. Le couple regarde le modèle situé dans un entre-deux que l’on imagine méditatif. Et c’est bien là que réside la force de cette peinture qui sollicite sans cesse notre imaginaire.  De même, le corps de la jeune femme, effacé par endroits, impose une présence-absence où l’illusion n’en finit plus de défier la réalité.


Le miroir




Puffy Lavender Sleeve© Nushka, DR.

Une jeune femme se mire. Le miroir redouble le cadre du tableau. Quel est l’objet du tableau ?  Le modèle présent au premier plan ou son reflet dans le miroir ? Le « réel » se dérobe à notre regard – nous voyons une silhouette, l’ombre d’un visage, la cascade d’une chevelure. Les avant-bras appuyés sur le manteau d’une cheminée, la jeune femme prend une pose que seul le reflet nous permet d’interpréter et encore, sans être certain du bien-fondé de notre interprétation. L’illusion serait donc plus crédible que le monde réel, mais la peinture est illusion, « recréation » du réel. Le miroir de l’illusion n’est que réflexion d’un monde également illusoire. Le personnage reflété semble être aux prises avec un accès d’angoisse – les traits du visage, brossés et triturés, façon Francis Bacon, concentrent toute l’énergie du tableau. Mais peut-être ne s’agit-il que d’une sublime exaltation. Tableau habité d’une « inquiétante étrangeté » ou image orgasmique, tout est dans le regard du spectateur ou de la spectatrice…

L’escalier



Musée des Beaux Arts III, © Nushka, DR. 

L’escalier est une construction spatiale qu’affectionnent particulièrement les peintres, les photographes, les dessinateurs, les cinéastes et, bien sûr, les architectes. Un escalier repose sur le sol, il est donc ancré dans l’horizontalité, mais il a pour fonction de s’arrimer à la verticalité. Il est donc à la fois fixe et dynamique. Par ailleurs, c’est une figure éminemment théâtrale qui dessine et structure l’espace.

La jeune femme, dépourvue de tout vêtement, gravit les marches, tout en tenant à la main une longue traîne indigo. Qui est le personnage principal de cette toile ? La jeune femme, la traîne ou l’escalier ? En fait, ils forment un triptyque indissociable où s’affrontent des couples d’opposition : solidité de la pierre et mouvement souple de l’étoffe, parcours défini dont l’issue nous est dissimulée, flou et netteté, arrêt sur image et image-mouvement. Cet escalier mène vers un lointain inaccessible dont on ne sait pas ce dont il est fait. Dans le cas présent, une belle lumière irradie le mur, c’est de bon augure. On peut imaginer que le personnage se dirige vers un lieu où « tout est calme et volupté ». C’est une image en majesté où l’inachevé fait silence – il invite à la méditation et par là-même, il s’installe dans notre inconscient, il nous murmure des choses à nous seuls audibles. J’aime ces traces, ces traits, ces biffures du temps suspendu.

Nushka affectionne ces images d’ascension ; elle a d’ailleurs consacré une exposition aux « ailes » qu’elle a intitulée, « Wings » - hommage aux anges, à l' Ariel de Shakespeare, aux mondes éthérés…  



Affiche "Wings", Image empruntée ici


Textes en marge



Intérieur collectionneur IV, © Nushka, DR. 

« Le silence ne se voit pas, et cependant il est manifestement là : il s’étend tout au loin et cependant il est près de vous, si près que vous le sentez comme votre propre corps. »

Max Picard, Le Monde du silence, Paris, PUF, 1954, p.4.

« Une aile d’oiseau, cela ne pèse guère. Un souffle du printemps, cela ne fait pas de bruit. Ce silence que l’homme à la fois aménage et recherche est un silence déjà habité… Plus le silence s’approfondit, plus nous découvrons de nouveaux secrets dans cette infime profondeur ; au fin fond du silence nous percevons un « murmure immense » plus silencieux encore que le silence lui-même. Dans le silence humain reconquis sur la parole de l’homme ou sur les bruits de l’homme, on perçoit encore un écho lointain de cette parole et de ces bruits ; toute la différence entre le silence humain et le silence éternel tient à ce souvenir… »

Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, 1978, p.188.

« Toute confrontation avec un miroir fait vivre une expérience simultanée d’illusion et de déception. C’est sans doute la spécificité de cet objet que de combiner le leurre d’un espace dédoublé et sa négation rationnelle. La raison finit donc par l’emporter sur l’illusion puisque le reflet de l’espace que j’occupe réellement est impénétrable. Je ne verrai jamais, depuis l’espace reflété, ma propre nuque. C’est cette utopie que figura René Magritte dans le tableau bien nommé La Reproduction interdite (1937). Le reflet du monde dans un miroir est absolument exact mais il exclut la multitude infinie des points de vue sauf à … y entrer. Tous les dangers guettent celui qui oublie ou ignore cette aberration. »

Dominique Païni, L’attrait des miroirs, Yellow Now, 2017, pp. 9 & 10.

« Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d’une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l’imaginaire, l’image est essentiellement ouverte, évasive.

Gaston Bachelard, L’air et les songes, Librairie José Corti, 1943, p.7.



Musée des Beaux Arts III, © Nushka, DR. 

Le site de Nushka, c'est ici

Je tiens à remercier Nushka d'avoir mis à ma disposition les images figurant sur ce blog. 

3 commentaires:

  1. Merci pour cette invitation à la rêverie. Ta présentation m'aurait donné envie de voir l'expo. et découvrir cette artiste que je ne connaissais pas.
    Liliane

    RépondreSupprimer
  2. En ce monde de barbares, il est rassurant de voir que tendresse et douceur n'ont pas disparu.
    Merci à Jacques et à Nushka.

    RépondreSupprimer
  3. C'est superbe pour l'une, et formidablement bien dit pour l'autre...
    Un régal complet Merci à vous deux.
    P.C

    RépondreSupprimer