UTILE À SAVOIR


Ce blog est alimenté par Jacques Lefebvre-Linetzky. Commentaires et retours bienvenus.


jeudi 16 mai 2019

VILHELM HAMMERSHØI, PEINTRE DE L'ÉPURE ET DU SILENCE



 

Le musée Jacquemart-André à Paris consacre une magnifique exposition d’une cinquantaine d’œuvres au peintre danois, Vilhelm Hammershøi, du 14 mars au 22 juillet 2019. Ce n’est pas la première fois qu’il est exposé à Paris. L’exposition au Petit Palais en 1987 fut une révélation. Celle qui fut organisée au Musée d’Orsay en 1997 confirma l’importance de ce peintre rare, en marge des courants esthétiques de son époque.


Image empruntée ici




© Jacques Lefebvre-Linetzky


© JL+L

Un bel écrin

Le musée Jacquemart-André est un bel écrin au charme un rien suranné. La décoration de cet hôtel particulier respire l’époque Napoléon III. C’est un espace à la fois théâtral et intime, conçu par Édouard André et Nélie Jacquemart pour y abriter une splendide collection de tableaux italiens des XIVe et XVe siècles, parmi d’autres chefs-d’œuvre. Les vastes fenêtres, les salles d’apparat, les longs couloirs, les escaliers majestueux, les miroirs, les bustes, les dorures alambiquées offrent un surprenant spectacle pour qui s’apprête à gravir les marches jusqu’aux salles d’exposition. Elles sont au nombre de huit et elles couvrent les thèmes suivants :

Salle 1 : Hammershøi et les siens
Salle 2 : Premiers intérieurs, une empreinte personnelle
Salle 3 : Entre rêve et réalité, le paysage
Salle 4 : Paysages citadins, le temps suspendu
Salle 5: Un nouveau regard sur le nu
Salle 6: L'art de l'épure
Salle 7: Silhouettes du quotidien, atmosphères étranges
Salle 8: Poésie du vide et de la lumière


Il s’agit d’une exposition tout à fait exceptionnelle ainsi que le souligne la brochure éditée par le musée :
« Cette exposition éclaire l’art de Hammershøi d’un jour nouveau, en illustrant ses liens avec les artistes de son entourage. Pour la première fois, ses œuvres sont confrontées à des tableaux de son frère Svend Hammershøi, de son beau-frère Peter Ilsted et de son ami Carl Holsøe. Cette mise en regard présente leurs affinités, leurs différences, tout en soulignant le génie singulier de Vilhelm Hammershøi. »





Autoportrait, pierre noire sur papier ocre, 1895
photo: JL+L

Un peintre de l'intime et de l'épure

Vilhelm Hammershøi est un peintre de l’intime et de l’épure. Ses tableaux sont habités d’une inquiétante étrangeté qui s’insinue au plus profond de l’âme du spectateur. Déambuler devant ces œuvres où les gris affrontent les blancs et les noirs, c’est se retrouver seul en dépit de la foule qui se presse. Le peintre semble s’adresser à notre propre solitude. Mais cette inquiétante étrangeté ne suscite pas véritablement l’angoisse tant elle est nourrie d’une lumière douce et apaisante. Elle ne nous transporte pas dans un rêve, encore moins dans un cauchemar, elle nous engage dans une réflexion d’ordre métaphysique.



Intérieur avec un jeune homme lisant (Svend Hammershøi), 1898
Photo: JL +L

Un peintre exigeant et rare

Vilhelm Hammershøi a mené une vie sage, sans heurts et il est mort jeune en 1916 à 52 ans. Sa production a été limitée – moins de quatre cents tableaux. Sa mère a beaucoup compté pour lui et l’a encouragé dès son plus jeune âge. Il a surtout vécu à Copenhague, mais il a également voyagé, notamment à Paris, à Londres et en Italie. Il a peint des nus, des paysages et surtout les appartements qu’il a occupés. Ainsi, il a peint une soixantaine de fois son appartement de Strandgade 30, à Copenhague. Le personnage principal de ses toiles est son épouse Ida, peinte de préférence de dos, immobile ou saisie au vol alors qu’elle accomplit une tâche du quotidien. 


Intérieur avec une femme debout, non daté
Photo: JL+L

Un espace volé au temps

Ce tableau n’est pas daté et c’est bien ainsi car il s’inscrit dans l’intemporel. C’est bien sûr cette jeune femme à la robe noire qui attire notre regard. La composition rigoureuse faite de verticales et d’obliques qui se recoupent organise une scène où règne le silence. L’emboîtement des différents espaces crée un effet de profondeur de champ et met le personnage à distance. Nous saisissons la scène par effraction. La verticale de la porte la plus proche ménage une ouverture et constitue un obstacle presque tranchant. Les larges lattes du parquet amplifient la profondeur. La lumière joue un rôle déterminant tant elle structure l’espace. De surcroît, elle varie en intensité, suit le jeu des ombres sur le parquet et se diffuse sur la cloison de la première pièce. Une fenêtre que l’on ne voit pas à la gauche du cadre est de toute évidence la source lumineuse qui irradie la seconde pièce. Cette lumière enveloppe la silhouette de la jeune femme. La tête penchée de côté, elle semble regarder au dehors à moins qu’elle ne lise une lettre ou un livre. On ne sait pas ce qui occupe ses pensées. Hammershøi crée une tension entre ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. Il nous faut imaginer, nous approprier ce réel pour aller au-delà. Cet « au-delà » est une invitation au rêve et à la méditation. Le point de fuite de ce rêve est la nuque de la jeune femme – le peintre en a saisi la délicate sensualité pour suggérer un érotisme frémissant. Enfin, deux tableaux ornés de cadres dorés montent la garde et nous regardent dans l’enfilade des pièces. On devine des formes, mais il n’est pas possible de les identifier ou d’en reconnaître le style. Peut-être sont-ils de Hammershøi ? Ces regards effacés que nous adressent ces tableaux sont une énigme pour le spectateur. Ils sont hypnotiques tels des miroirs sans tain.




Intérieur avec une femme arrangeant des fleurs dans un vase, 1900
Intérieur Strandgade 30, 1899 - photo: JL+L
                                    
Deux tableaux, deux femmes, deux tables...

Deux tableaux d’intérieurs se font écho, deux femmes se répondent en un dialogue muet, deux tables délimitent le premier plan. À un plan d’ensemble répond un plan rapproché. C’est le geste arrêté qui captive notre attention car il est un marqueur de l’espace-temps. Le peintre saisit la quintessence du geste dans un présent à la fois éternel et éphémère auquel il faut ajouter le mystère d’un avant invisible et celui d’un futur non encore advenu.
Ida, l’épouse de l’artiste, révèle son visage sans pourtant nous adresser un regard. Un détail dans l’image de droite donne vie au tableau. Il s’agit de la nappe repliée dont les plis viennent troubler la disposition impeccable de la scène. Ces sont les plis de la vie, les petites imperfections qui font vibrer notre quotidien. Dans les deux cas, une lumière douce et éclatante sculpte l’espace. La densité de la peinture de Hammershøi réside dans cette capacité à rendre la lumière encore plus mystérieuse que ne le sont l’ombre ou les ténèbres. 


Intérieur avec une femme de dos, 1898
Photo: JL+L
Intérieur. Coin de salle à manger (Strandgade 30), 1899
Photo: JL+L

Deux tableaux, deux femmes de dos, deux tables...

L’écho est redoublé. Une même femme, de dos, vêtue de la même robe noire semble occupée à lire, mais rien n’est sûr... Cette même femme, c’est Ida, représentée ici dans l’appartement de Strandgade 30. À droite, une table ronde, à gauche, une table carrée.
La table ronde occupe une bonne partie de l’espace. Le peintre s’est rapproché de la scène. C’est un plan rapproché qui restreint le champ de vision et impose de couper certains éléments – les pieds de la table, le corps de la jeune femme, la chaise sur la droite. Les verticales et les horizontales structurent le décor. Une lumière assez vive éclaire la porte qui nous fait face. Sur l’image située à gauche, la jeune femme est plus éloignée ; la table carrée établit une frontière lumineuse. On devine la présence d’une fenêtre à la droite du cadre. Un miroir « vide », sans reflet apparent crée une impression de malaise.
La présence énigmatique d’Ida nous interpelle et notre regard se pose sur sa nuque fragile, tendre comme une caresse.
Ida n’est pas toujours représentée seule – Hammershøi l’a peinte en compagnie de sa sœur, Anna ; elle est parfois au piano ou bien elle s’apprête à ranger une assiette en étain. Il la peint à sa fenêtre en hommage à Caspar David Friedrich.



Chambre à coucher, 1890
Image empruntée ici


Caspar David Friedrich, Femme à la fenêtre, 1822
Image empruntée ici

Fenêtres laissant filtrer la lumière, portes entrouvertes ou closes, couloirs vides, murs sobrement décorés ou murs absolument nus ; tout cela nous invite à laisser vagabonder notre imaginaire.



Repos, 1905

Photo: JL+L

Tendre repos

J’ai une tendresse particulière pour ce tableau intitulé, Repos, peint en 1905. C’est le seul exemple d’une vue en plan très rapproché de la nuque de son modèle préféré. La pose est inhabituelle et tranche avec la raideur du dossier de la chaise. Il y a une sorte de laisser-aller touchant renforcé par la géographie des plis de sa blouse. C’est une mise entre parenthèses, un temps suspendu qui semble fixé pour l’éternité.
Philippe Delerm a su capter la merveilleuse énigme de ce tableau d’une simplicité trompeuse :

« La vasque blanche rainurée est si parfaite, anémone de mer en porcelaine, béance immaculée, réceptacle inutile. Elle ne pense à rien, mais une lassitude monte, et cette absence lourde, cotonneuse, si peu préméditée, est au-delà de la lucidité. Peu à peu, le dossier se fait moins rigide, elle flotte vers un souvenir, un sourire naît au coin de sa bouche. Elle va défaire son chignon, la tête un peu inclinée, les coudes relevés, les mains superposées fouillant dans ses cheveux qui vont tomber sur ses épaules. » 

IntérieurPhilippe Delerm, Le Flohic éditeurs, p.45, 2001.






Rayon de soleil dans le salon III, 1903.
Photo: JL +L

Un décor dépouillé, le mystère de la lumière

Le peintre met en scène son salon à trois reprises. Dans ce cas précis, il s’agit de la version III, il a choisi de ne pas représenter son épouse alors qu’elle est présente dans la version I. La lumière impose sa présence – image projetée de la fenêtre située à la gauche de l’image. C’est une lumière qui appartient tout à la fois au réel et à l’irréel, une lumière qui transforme le décor en une vision presque abstraite. Les deux sièges suggèrent l’attente, le vertige de l’inconnu. Le canapé occupe une place centrale. Comment ne pas songer à la psychanalyse ? Un portrait situé au-dessus du canapé nous regarde. On songe à la malédiction des portraits tels qu’ils apparaissent dans les œuvres d’Edgar Allan Poe et de Nathaniel Hawthorne. Présence hypnotique d’un ancêtre ? autoportrait déguisé ? Il semble s’adresser directement au spectateur, mais son message reste cryptique. Le vide nous appelle et nous absorbe dans un vertige métaphysique.




La porte blanche, intérieur au vieux poêle, 1888
Photo: JL+L 

Artiste du silence et de la lumière, Hammershøi a également peint des paysages d’une simplicité magnétique, il a été fasciné par l’imbrication des architectures urbaines notamment lors de ses séjours à Londres, il a réalisé des nus dont la force préfigure le travail de Lucian Freud, il a creusé son sillon inlassablement, en marge des courants artistiques de son époque et il a vraisemblablement eu une influence déterminante sur cet autre artiste du silence et de la lumière que fut Edward Hopper.


L'éternité de l'instant

" L'ordre règne imprégné de quiétude. Hammershøi, tout en s'inscrivant dans la filiation de la grande peinture hollandaise, la déborde. Ce qui chez Pieter de Hooch tenait de l'ordre intérieur, de la sécurité familiale devient expérience spirituelle au-delà du quotidien et de la vie matérielle. Le monde est secret, mais le secret est ordonné. Rien ne vient le perturber car Hammershøi parvient à trouver dans ces espaces familiers et privés, ce que Cézanne voyait dans ses paysages sauvages: l'éternité de l'instant. Le mouvement est arrêté, le silence s'empare des pièces et des personnages, les bruits sont étouffés et les cris suspendus. Un univers clos et protégé, à l'abri de toute intervention intempestive. Les portes ne font pas écran, protections inutiles dans ces intérieurs à la sécurité absolue. Elles scandent seulement l'espace homogène."

La porte au cœur de l'intime, Georges Banu, arléa, 2015, p. 105.


Entretien avec Jean-Loup Champion 


Commissaire de l'exposition (extraits)

Hammershøi était-il un peintre prolifique? 

Non; Il peignait très lentement, en s'attachant à quelques thèmes et est mort assez jeune. Il n'y a jamais eu de catalogue raisonné, mais on sait qu'il a réalisé moins de quatre cents tableaux. 

D'où vient sa lente reconnaissance?


Je pense qu'il a été victime, avec d'autres artistes, des avants-gardes après sa mort en 1916. Sa peinture est pourtant aussi radicale que celle des cubistes. Mais ses œuvres n'étaient pas connues, car elles ne sont guère sorties de Scandinavie et d'Allemagne. L'État français n'en a pas acheté lors des expositions universelles de 1889 et 1900 et on doit compter comme une exception les Offices de Florence, qui lui ont passé commande d'un autoportrait. Il faut attendre 1996 pour voir un premier tableau de Hammershøi entrer dans une collection française publique, à Orsay. 

Source: Le Journal de l'Expo, Musée Jacquemart-André, 2019


Bibliographie

Hammershøi, le maître de la peinture danoise, catalogue de l'exposition, Musée Jacquemart-André, Culturespaces, Fonds Mercator, 2019.

Hammershøi, Felix Krämer, Naoki Sato et Anne-Brigitte Fonsmark, Hazan, 2008. 


Intérieur, Philippe Delerm, Les Flohic éditeurs, 2001.


La porte au cœur de l'intime, Georges Banu, arléa, 2015.











1 commentaire:

  1. Peintures mystérieuses, saisissantes. Contraste entre une forme de solitude confuse des personnages et la lumière venue des ouvertures. Jonction entre la médidation intérieure et l'appel du futur...

    RépondreSupprimer