UTILE À SAVOIR


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samedi 21 mars 2020

MAURO MAUGLIANI, UNE EXIGENCE LYRIQUE

L’art ne reproduit pas le visible, 
il rend visible l’invisible. 
Paul Klee

En ces temps de confinement, j’ai vous propose de nouvelles promenades du regard. J’ai été quelque peu silencieux depuis le début de l’année - de nombreux engagements m’ont accaparé. La semaine dernière, j’ai écrit un billet de blog à propos de la belle exposition de Luli Barzman, Legato, au centre culturel de La Providence à Nice. L’exposition a été annulée depuis et j’espère pouvoir vous inviter à la découvrir, une fois que nous aurons surmonté cette épreuve. Le billet de blog est prêt, mais pour l’instant, il ne sera pas diffusé.

Le monde a basculé, les tourterelles nous rendent visite et les goélands ont remplacé les avions. Les branches des arbres frémissent dans le silence des hommes. La Méditerranée est vide, étrangement plate.

Au fil de mes billets de blogs, je vous ai souvent parlé de ma passion pour le dessin, une passion qui remonte à ma plus tendre enfance – cette expression ne cesse de m’intriguer. On parle de la tendresse de l’enfance et de la tendreté du crayon. J’ai une préférence pour le HB qui se situe au milieu de l’échelle, ni trop tendre, ni trop dur. Mais j’aime également la dense minéralité du 9B.



Image empruntée ici

Hommage à Léonard de Vinci

En novembre 2019, je me suis rendu à l’Espace Lympia (52, boulevard Stalingrad, 06300 Nice) pour participer à une visite guidée animée par l’artiste Mauro Maugliani. Cet espace culturel, géré par le département des Alpes-Maritimes, est en fait l’ancien bagne – pour découvrir l’histoire du site, cliquez sur ce lien.



L’exposition était un hommage au travail de Léonard de Vinci et le titre choisi par l’artiste, Contamination, était quelque peu énigmatique. Le terme prend aujourd’hui une signification encore plus étrange au regard de la redoutable pandémie à laquelle nous devons faire face.



Présentation vidéo, Mauro Maugliani
©  photo: Jacques Lefebvre-Linetzky


L’hommage à Léonard n’est jamais appuyé, il s’agit pour l’artiste de souligner une influence, une filiation secrète qui célèbre le travail à la pointe d’argent, technique héritée de la Renaissance. Mauro Maugliani présente également des peintures à l’huile et des acryliques où il télescope les deux périodes, créant ainsi des ruptures esthétiques. Ce sont des toiles inscrites à la fois dans la modernité et dans le passé artistique glorieux du pays de cet artiste à la maîtrise impressionnante.




Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky




La Cène, Léonard de Vinci,  1595/1598



Temptations, Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky



Saint Jérôme écrivant, Le Caravage, 1605/1606
Image empruntée ici


Edwige Comoy Fusaro (Université Rennes 2) présente ainsi le travail de Mauro Maugliani :

« Contamination, le titre de cette nouvelle collection – peintures à l’huile et à l’acrylique, dessins à la pointe d’argent — est éclairant et trompeur à la fois. Les œuvres de Mauro Maugliani révèlent en effet la saisissante vérité que nulle altération ne peut occulter. En montrant l’aliénation de l’individu, il montre aussi son unicité. »

Source: cliquez ici 


Au commencement était le dessin...



Dessin à la pointe d'argent, Mauro Maugliani
© Jacques Lefebvre-Linetzky 



Dessin à la pointe d'argent, Mauro Maugliani
© Jacques Lefebvre-Linetzky 


J’ai été fasciné par la délicatesse et la force de son travail. On est confondu par la justesse du trait. Ses dessins sont des instantanés épris d’éternité. Ils nous regardent et font vibrer en nous quelque chose qui relève de l’intime. Les personnages semblent prêts à surgir de la matière sur laquelle ils sont dessinés et dans un mouvement contraire, le regardeur est aspiré par leur présence. Ce va-et-vient provoque une sensation d’envoûtement - une expérience unique que l’on transporte avec soi une fois la visite terminée. 



Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky

Les jeunes femmes au regard qui glisse arborent parfois des ornements faits de fils de fer qui délimitent l’espace entre réalité et fiction. Mais c’est un leurre car la réalité des fils de fer est imaginaire – elle est dessinée ou peinte au même titre que la belle jeune femme mystérieuse. Des visages d’enfants vont et viennent ; Mauro Maugliani joue sur le cadrage, retient une expression et la maintient par la magie du trait ou du pinceau.


La toile de jute



Dessin sur toile de jute, Mauro Maugliani
© Jacques Lefebvre-Linetzky 

Son travail sur toile de jute usagée établit une relation singulière entre le raffinement de l’art de la Renaissance et l’âpreté non moins subtile de l’art brut. 




Dessin sur toile de jute, Mauro Maugliani

© Jacques Lefebvre-Linetzky 

Une toile a retenu mon attention. Il s’agit d’un enfant aux mains levées qui me fait songer à la photo de l’enfant du ghetto de Varsovie. 


Image empruntée ici

Pour découvrir l'histoire de cette photo, cliquez ici

Mauro Maugliani rejoint ainsi le travail de l’artiste Samuel Bak qui a décliné cette photo en plusieurs versions et celui de Manfred Bockleman.





Targeted, Samuel Bak
Image empruntée ici



Erdmann Schmidt, 7 ans
assassiné le 12 juin 1943
Dessin, Manfred Bockleman
Image empruntée ici

Étoiles filantes

L'enfance traverse l'œuvre de Mauro Maugliani. En 2017, il a présenté 33 portraits d'enfants au Musée Masséna, à Nice, dans le cadre d'une exposition intitulée, "Étoiles filantes". Le site du musée présente son travail en ces termes:

Ce projet a entièrement été réalisé à Nice grâce à la documentation sur les déportés des Alpes-Maritimes fournie par le consistoire israélite de Nice en la personne du président Maurice Niddam et par l'association Yad Vashem, en la personne du président Daniel Wancier. Pour nourrir ses œuvres et sa pensée, l'artiste a notamment assisté à un débat au lycée Thierry Maulnier, entre lycéens et Roger Wolman, enfant caché.

L'exposition s'articule autour de 33 portraits, réalisés sur bois carbonisé dont la surface a été grattée, poncée. Il s'agit d'un travail de soustraction, parce que les modèles ont été eux-mêmes soustraits à la vie. Le bois qui refait surface redessine des regards perdus qui nous interpellent.
"Étoiles filantes" n'est pas seulement un projet sur la mémoire, il s'agit aussi d'un avertissement et d'un rêve: celui de restituer, pour un instant, aux enfants persécutés par la méchanceté humaine, cette enfance perdue à jamais et avec elle, la vie. "Étoiles filantes" est une prière pour tous les enfants victimes de la Shoah, à leurs souvenirs, à leur sourires volés, aux caresses perdues, sans vouloir pour autant créer un banal pathos qui génère une saturation de mémoire.
Source: cliquez ici








Christian Von Herzych



Salomon Goldberg


Madeleine Bruck


Simone Veil

Images empruntées ici
© Mauro Maugliani

L'exposition a ensuite voyagé jusqu'à Rome, au Musée de la Shoah. Giorgia Calò, conseillère culturelle de la communauté juive de Rome, analyse avec pertinence le projet de Mauro Maugliani:

Les portraits, si réels qu'ils nous semblent voir des photos, sont réduits au noir et blanc. Aucune  distraction n'est autorisée, afin de solliciter chez le spectateur des questions directes et incisives comme l'instrument dont il se sert pour graver le bois, faisant apparaître les visages et évoquant leurs histoires. De cette façon, ces portraits émergent métaphoriquement de la matière, restituant voix et visages à ces enfants. Leurs regards, gravés, rayés, usés par les mains de l'artiste, surgissent de l'obscurité du noir. (...) De ces enfants, l'artiste nous fournit le nom, mais ne nous suggère pas qui d'entre eux est revenu des camps de la mort. Tous doivent survivre grâce à notre devoir de mémoire et à notre souvenir. (...) Par son travail, Mauro Maugliani ne célèbre pas les Morts, mais bien les Vivants. Il allume les lumières de la mémoire pour ne pas oublier la douleur dans le but de construire un avenir digne d'être vécu par les enfants.

Source: cliquez ici
Les anti-portraits



Portrait à l'huile, Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky

Les portraits peints à l’huile sont d’une saisissante beauté, souvent empreinte de mélancolie, d’une précision qui va bien au-delà d’une restitution servile de la réalité. Mauro Maugliani les qualifient d’anti-portraits ; ils sont d’un hyperréalisme sublimé. L’intensité des regards, le grain de la peau, la moindre petite imperfection ou le détail d’un cheveu, racontent une histoire qu’il nous faut décrypter. L’artiste se plaît ainsi à établir un dialogue silencieux avec les regardeurs que nous sommes. 



Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky



Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky




Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky

La maîtrise de l'exécution est bien là, mais ce n'est pas le but final de l'artiste. 


Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky



Le goût de la provocation




In God We Trust, Mauro Maugliani, DR

Le portrait intitulé, In God We Trust, référence directe à la devise figurant sur les billets de banque américains, illustre parfaitement la démarche de Mauro Maugliani. L’artiste a présenté ce portrait à la galleria L’Opera à Rome en 2013 dans le cadre d’une exposition intitulée Trialogo, qui réunissait, outre Mauro, Gonzalo Orquín et Luis Serrano. Il s’agissait de confronter l’œil du peintre, celui du photographe et celui du vidéaste. Trois thèmes avaient été retenus : les religieuses, les noces et les intérieurs. 
Le vicariat de Rome exigea que la galerie retirât immédiatement les photos de Gonzalo Orquin représentant des couples gays s’embrassant dans les églises de la ville. Le photographe obtura immédiatement les photos incriminées grâce à des panneaux peints en noir ; devant ces panneaux, il installa un ensemble de croix également noires. 



Gonzalo Orquin
Image empruntée ici




© Mauro Maugliani, DR

Le 16 octobre 2013, jour du soixante-dixième anniversaire de la déportation des Juifs de Rome, cinq jeunes gens, armés de bombes aérosols, ont fait irruption dans la galerie et ont maculé irrémédiablement trois œuvres des trois artistes. Le portrait de Mauro, représentant une femme en soutane, subit les pires outrages alors même qu’il était déjà vendu à un amateur. Ce dernier décida de conserver le tableau tel quel, de ne pas camoufler l’infamie, ce qui donna encore plus de force à la réalisation de Mauro. Le vandalisme n’est pas une arme de dissuasion, bien au contraire, c’est un outil promotionnel.

Si vous passez devant l’atelier de Mauro, 29 rue Tonduti de l’Escarène, 06000, Nice, vous pourrez voir quelques-uns de ses portraits récents. Je vous conseille même de vous positionner de sorte que le portrait apparaisse dans le miroir de la vitrine afin de prolonger l’illusion.



L'atelier de Mauro
© Jacques Lefebvre-Linetzky

Mauro est un artiste sensible et profondément humain, un éminent professeur de dessin. J'ai eu le privilège de le voir dessiner. Le geste est sûr, élégant, facile, mais ne vous y trompez pas, c'est le fruit d'années d'un travail acharné au service de son art. 



Mauro Maugliani lors d'une visite guidée à l'Espace Lympia
© Jacques Lefebvre-Linetzky

Mauro Maugliani en quelques phrases-clefs

Savoir dessiner, c’est l’essence même de la peinture.

À travers le dessin, je maîtrise comment arriver à la peinture. C’est la structure qui permet la réalisation. J’ai besoin du dessin pour mettre en place mon tableau.

Je suis un artiste qui a besoin de prendre son temps.

Un artiste doit poser des questions.

Étoiles filantes est un projet vrai. J’ai cherché dans le noir de ma mémoire : fermer les yeux dans le noir pour regarder un tableau noir, carboniser le bois et poncer pour faire ressortir la mémoire.

Le portrait, c’est quelque chose qui ressemble à un miroir. C’est regarder l’humanité entière. C’est une affaire de déconstruction et de reconstruction.

La toile de jute usée, décousue, recousue, me donne envie de réaliser une exposition où figureraient des enfants de toutes races.

Propos recueillis lors d’un entretien réalisé en janvier 2020.




Mauro Maugliani
© photo: Jacques Lefebvre-Linetzky


Pour nourrir votre réflexion



 Zeusis et les raisins, anonyme
Image empruntée ici

« Inscrite au cœur de la plupart des poétiques et des esthétiques, l’imitation est l’une des notions les plus chargées de la pensée des arts. Qu’il s’agisse de la littérature artistique dans son ensemble, de l’histoire ou de la théorie des arts et de la philosophie de l’art, il n’est pas d’écrit qui, depuis l’Antiquité, ne l’aborde, ne s’y réfère ou ne la rejette.
Elle n’a aujourd’hui rien perdu de son actualité. Si l’idée d’une reproduction fidèle de la réalité « telle qu’elle est » — objet, monde, sujet — n’a plus cours (il resterait d’ailleurs à démontrer que les arts s’étaient donné un tel but), les idées de représentation, puis, très récemment, de fiction ont permis de réinterpréter l’imitation à partir de notre temps. Les artistes contemporains y participent, en organisant un réemploi de l’imitation qui se joue au passage du trompe-l’œil et de la copie.
On ne saurait cependant en déduire que l’imitation est un concept caractéristique des réflexions sur l’activité artistique. À l’origine était la mimèsis. Ce terme grec, dont « imitation » est une traduction, désigne ce que l’on pourrait appeler une action interprétative. L’imitation ne restitue pas le réel, elle construit une représentation qui produit de la réalité. Nous croyons en cette représentation et lui prêtons un effet de réel.»

Danièle Cohn et François Trémolières, Encyclopédie Universalis.



Le peintre et son modèle, Picasso, 1970
image empruntée ici


« Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. »

Henri Bergson, Conférences de Madrid sur l'âme humaine (1916). 


Tête de Jean Baptiste, Andrea del Sarto, 1523
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 « Ce que je n’ai pas dessiné », disait Goethe, « je ne l’ai pas compris ». Cette idée que le dessin ne consiste pas simplement à reproduire les contours, la forme visible des objets mais qu’il implique également un acte de connaissance, est au cœur de la conception du dessin qui se développe à partir de la Renaissance, et dont témoigne le double sens du mot italien de disegno, qui signifie à la fois dessin et projet, tracé du contour et intention. Ce double sens fut conservé dans la langue française qui ne connaissait qu’un seul mot : « dessein », pour désigner à la fois le dessin (au sens des arts du dessin) et l’intention (au sens de dessein, comme dans le vers de Racine : « le dessein est pris, je pars chez Théramène »). Ce n’est qu’au milieu du XVIIIe siècle qu’apparaît la distinction orthographique entre « dessin » et « dessein ». Il est donc impossible de comprendre ce qu’ont été la pratique et la théorie du dessin à partir de la Renaissance si l’on ne tient pas compte de ce que signifiaient le disegno en Italie et le « dessein » en France au XVIIe siècle. Cela explique aussi pourquoi l’écrivain, peintre et architecte, Giorgio Vasari a tenu à affirmer « il primato del disegno », en définissant tous les arts — peinture, sculpture, architecture — comme des arts du disegno.

Jacqueline Lichtenstein




Masque-heaume ngontang
Fang, Gabon, région du fleuve Komo, XIXe siècle
© Detroit Institute of Arts, Founders Society Purchase
Image empruntée ici
Restez chez vous, prenez soin de vous




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