Je me souviens de ma première découverte du Vieux-Nice, c’était en septembre 1958.
Je me souviens de la rue du Marché et de sa Porte Fausse – je ne comprenais pas trop ce que cela signifiait.
Je me souviens d’une mendiante en haillons qui officiait sur les marches.
Je me souviens de l’odeur des tripes.
Je me souviens du stockfish qui n'est pas une spécialité britannique.
Je me souviens d’un grouillement constant.
Je me souviens des clameurs et des invectives en nissart.
C’était un temps où le Vieux-Nice était délabré.
Pourtant, régulièrement, des immeubles étaient ravalés.
Je me souviens des échafaudages en bois.
Je me souviens du chanteur qui chantait Brel pour les clients du restaurant l’Écurie.
Je me souviens de l’ancien coureur cycliste qui sifflait en travaillant.
Je me souviens de l’ancien coureur cycliste qui sifflait en travaillant.
Je me souviens de la place Rossetti déserte où je virevoltais sur mes patins à roulettes.
Je suis désormais une valise à souvenirs. Je me promène dans la vieille ville en y superposant mon regard d’enfant. C’était il y a bien longtemps, c’était hier, c’est aujourd’hui.
La semaine dernière, je me suis rendu à la Providence, un lieu chargé d’histoire situé en contrebas de la colline du Château. Il s’agit d’un ancien couvent et d’une église qui, au début du 19e siècle, hébergea des jeunes filles abandonnées, œuvre à l’initiative d’Eugène Spitalieri de Cessole. On leur enseignait la religion, la morale et des rudiments d’instruction. Elles furent nommées les Filles de la Providence et le lieu devint la Providence. Bien plus tard, l’association La Semeuse, s’y installa. C’est désormais un lieu de pratique culturelle et artistique. Cet établissement a été récemment rénové et il a un charme indéfinissable. C’est un lieu d’expositions, un théâtre et une église baroque. Lorsqu’on s’y rend, on y chuchote, malgré soi, sous le regard des statues. L’orgue et les autels attestent également du passé religieux du site. Lieu d’exposition acrobatique en raison de la hauteur sous plafond; il est un défi de taille pour qui veut y exposer ses œuvres. Mais c’est une belle récompense une fois l’accrochage terminé car ce télescopage temporel crée une alchimie tout à fait exceptionnelle.
Il y a quelques années, je vous avais conviés à venir admirer les photographies de Luli Barzman - une série emballante d'emballages. Pour consulter le billet de blog consacré à cette exposition de 2015, c'est ici.
Elle récidive cette année avec Legato, un concept original fait d’images, de découpages et de sculptures de silhouettes. L’exposition est visible du 2 mars au 22 mai 2020. Ce sont des images d’une poésie mystérieuse et fascinante, des images faites d’harmonie et de fusion, des scènes fluides qui se répondent en écho silencieux. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’exposition est intitulée Legato. Ce terme appartient au monde de la musique :
Le Legato est un mode de jeu. Les notes sont jouées ou chantées dans un seul et même mouvement, dans un même souffle. Les chanteurs et les instrumentistes à vent ont interdiction de respirer à l’intérieur d’un groupe de notes liées, le violoniste privilégie un même poussé ou un même tiré pour leur interprétation.
Définition empruntée ici
Ce sont donc des œuvres en apnée que nous propose Luli Barzman. Nous retenons notre souffle d'une image l'autre; rêve en suspens, mouvements saisis au vol, déambulation du corps et de l'âme. C'est le fruit d'un travail de trois ans sur la silhouette qui se décline en deux phases distinctes et corrélées: les sculptures et la marche. Ainsi s'exprimé l'artiste:
Il y a quelques années, je vous avais conviés à venir admirer les photographies de Luli Barzman - une série emballante d'emballages. Pour consulter le billet de blog consacré à cette exposition de 2015, c'est ici.
Elle récidive cette année avec Legato, un concept original fait d’images, de découpages et de sculptures de silhouettes. L’exposition est visible du 2 mars au 22 mai 2020. Ce sont des images d’une poésie mystérieuse et fascinante, des images faites d’harmonie et de fusion, des scènes fluides qui se répondent en écho silencieux. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’exposition est intitulée Legato. Ce terme appartient au monde de la musique :
Le Legato est un mode de jeu. Les notes sont jouées ou chantées dans un seul et même mouvement, dans un même souffle. Les chanteurs et les instrumentistes à vent ont interdiction de respirer à l’intérieur d’un groupe de notes liées, le violoniste privilégie un même poussé ou un même tiré pour leur interprétation.
Définition empruntée ici
Ce sont donc des œuvres en apnée que nous propose Luli Barzman. Nous retenons notre souffle d'une image l'autre; rêve en suspens, mouvements saisis au vol, déambulation du corps et de l'âme. C'est le fruit d'un travail de trois ans sur la silhouette qui se décline en deux phases distinctes et corrélées: les sculptures et la marche. Ainsi s'exprimé l'artiste:
L’essentiel pour moi : le lien. J’explore harmonie, fusion ou indépendance entre les êtres en mouvement. D’abord je me suis focalisée sur le porté qui exige confiance et interdépendance. Puis j’ai séparé mes protagonistes. J’ai exploré la marche, évocatrice d’élan et de positivité. Je suis émerveillée par l’harmonie qui se dégage entre les marcheurs, même quand ils ne se touchent pas. Finalement, j’ai évoqué le lien symbolique : par exemple, entre deux femmes dos à dos, enracinées dans la nature et prêtes à la défendre.
Au tout début de son projet, Luli s’est attachée à saisir au vol des danseurs imaginaires reliés par un motif d’arbre aux couleurs toniques. C’est un enchantement dionysien où les danseurs échappent à la gravité, le temps d’un saut fixé pour l’éternité. Ces statues frêles et puissantes à la fois, exercent une fascination trouble et secrète. La danse est un éternel commencement ; elle est un corps libéré de toute astreinte. Détachée de la terre, la danse est souffle. Elle est aussi enlacement et fusion totale et donne naissance à un être fantasmatique qui semble appartenir au monde de la mythologie. Ce sont des statues à la fois raffinées et archaïques.
© Luli Barzman
Les cortèges ou silhouettes en marche sont inscrits dans un format panoramique bi-dimensionnel. Ce sont des déambulations, des arrêts sur image(s), des personnages qui cheminent joyeusement dans un monde onirique. Ces silhouettes nous renvoient au mythe de la caverne et à la préhistoire du cinéma. On ne sait quelle est la destination de ces voyageurs de l’imaginaire, le but, c’est le chemin. Ils sont accompagnés d’enfants et d’animaux, ils portent des coiffes bizarres et chamarrées ; leurs bras se prolongent en branches d’arbres et il arrive même qu’ils soient couronnés de branchages. Le monde aquatique est présent – des poissons, des hippocampes peuplent ces fresques d’un autre âge. C’est un monde aérien qui se nourrit du souffle de la terre.
© JL + L
Il s’agit pour l’artiste, d’un travail très personnel, voire autobiographique dont elle décrit la gestation avec bonheur :
Les séances de pose - ou plutôt de « mouvement » - ont été des moments intenses qui changent la nature de mes relations, ajoutant un je-ne-sais-quoi d’enfantin, de ludique, de physique, d'intime. Entre nous, il y a aussi la joie de co-créer. Je dirige, mais j’attends aussi qu’on me propose. Et lorsque je détoure mes sujets, j’ai l’impression de les redécouvrir, de caresser leurs contours qui sont aussi pour moi leur être profond.
Pour la prise de vue, je commence par faire marcher mes sujets. Cet exercice simple et précis détend mes modèles. Nous découvrons à quel point la simple marche peut être complexe. Arriver à quelque chose de naturel et de « parlant » n’est pas facile. Nous répétons l’exercice des dizaines de fois.
© JL + L
J'expérimente sur moi-même pour explorer le champ des possibles. Je montre à mes sujets une image de moi ou de quelqu'un d'autre en mouvement. Le modèle imite tout simplement la position car le résultat ne sera jamais le même. Mais le plus souvent, c'est un catalyseur pour de nouvelles idées, de nouvelles postures.
J’aime travailler avec les petits « accidents ». Un jour, j’expérimentais des postures de marche devant la caméra, j’ai légèrement perdu l’équilibre. Le résultat m’a plu. J’ai repris le déséquilibre avec mes modèles en l’exagérant. Autre surprise : j’ai découvert qu’en pivotant à la verticale cette image d’une personne tombant à la renverse, celle-ci semblait courir. C’est ainsi que j’ai créé mes « Arbres coureurs ».
Au final, telle une abeille pollinisatrice, j’ai créé une connectivité. Mes modèles sont liés – et pourtant, ils ne se sont jamais rencontrés. La créativité des uns résonne et se répercute chez les autres.
© JL + L
Luli Barzman, © Cathie Fidler
Il ne vous reste plus qu’à découvrir ce monde merveilleux et subtil en vous rendant à la Providence, 8, rue Saint-Augustin - 06300 Nice. C’est une expérience unique, ludique et légère sans pour autant être superficielle. Un vrai travail d’artiste dans un lieu magique.
Textes en regard
Un soir Zarathoustra traversa la forêt avec ses disciples ; et voici qu’en cherchant une fontaine il parvint sur une verte prairie, bordée d’arbres et de buissons silencieux : et dans cette clairière des jeunes filles dansaient entre elles. Dès qu’elles eurent reconnu Zarathoustra, elles cessèrent leurs danses ; mais Zarathoustra s’approcha d’elles avec un geste amical et dit ces paroles :
"Ne cessez pas vos danses, charmantes jeunes filles! Ce n'est point un trouble-fête au mauvais œil qui est venu parmi vous, ce n'est point un ennemi des jeunes filles!
Je suis l’avocat de Dieu devant le Diable : or le Diable c’est l’esprit de la lourdeur.
Comment serais-je l’ennemi de votre grâce légère ? l’ennemi de la danse divine, ou encore des pieds mignons aux fines chevilles?
Il est vrai que je suis une forêt pleine de ténèbres et de grands arbres sombres; mais qui ne craint pas mes ténèbres trouvera sous mes cyprès des sentiers fleuris de roses.
Il trouvera bien aussi le petit dieu que les jeunes filles préfèrent: il repose près de la fontaine, en silence et les yeux clos. En vérité, il s'est endormi en plein jour, le fainéant! A-t-il voulu prendre trop de papillons? Ne soyez pas fâchées contre moi, belles danseuses, si je corrige un peu le petit dieu! Il se mettra peut-être à crier et à pleurer, - mais il prête à rire, même quand il pleure!
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Traduction par Henri Albert. Société du Mercure de France, (vol. 9, p. 150-154).
© JL + L
J’entre tout de suite dans mes idées, et je vous dis sans autre préparation que la Danse, à mon sens, ne se borne pas à être un exercice, un divertissement, un art ornemental et un jeu de société quelquefois ; elle est chose sérieuse et, par certains aspects, chose très vénérable. Toute époque qui a compris le corps humain, ou qui a éprouvé, du moins, le sentiment du mystère de cette organisation, de ses ressources, de ses limites, des combinaisons d’énergie et de sensibilité qu’il contient, a cultivé, vénéré la Danse. Elle est un art fondamental, comme son universalité, son antiquité immémoriale, les usages solennels qu’on en a fait, les idées et les réflexions qu’elle a, de tout temps, engendrées, le suggèrent ou le prouvent. C’est que la Danse est un art déduit de la vie même, puisqu’elle n’est que l’action de l’ensemble du corps humain ; mais action transposée dans un monde, dans une sorte d’espace-temps qui n’est plus tout à fait le même que celui de la vie pratique. L’homme s’est aperçu qu’il possédait plus de vigueur, plus de souplesse, plus de possibilités articulaires et musculaires qu’il n’en avait besoin pour satisfaire aux nécessités de son existence et il a découvert que certains de ces mouvements lui procuraient par leur fréquence, leur succession ou leur amplitude, un plaisir qui allait jusqu’à une sorte d’ivresse, et si intense parfois, qu’un épuisement total de ses forces, une sorte d’extase d’épuisement pouvait seule interrompre son délire, sa dépense motrice exaspérée.
Paul Valéry, « Philosophie de la danse » (1936)
Je pense que c’est la relation avec l’immédiateté de l’action, l’instant unique, qui donne le sentiment de liberté humaine. Un corps lancé dans l’espace n’est pas une idée de la liberté de l’homme : c’est un corps lancé dans l’espace. Et cette action est toutes les actions, elle est la liberté de l’homme, et dans le même instant sa « non-liberté ». Vous voyez comme il est facile d’être profond quand on parle de la danse. La danse semble être un double naturel du paradoxe métaphysique.
Merce Cunningham
La marche
© JL + L
© JL + L
La chose que je regrette le plus dans les détails de ma
vie dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des
journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant
existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que
dans ceux que j'ai faits seul et à pied. La marche à
quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis
presque penser quand je reste en place ; il faut que mon
corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de
la campagne, la succession des aspects agréables, le
grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne
en marchant, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout
ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me
rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me
donne une plus grande audace de penser, me jette en
quelque sorte dans l'immensité des êtres pour les
combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans
gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature
entière ; mon cœur, errant d'objet en objet, s'unit,
s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire moi-même, quelle vigueur
de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle
de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle
énergie d'expression je leur donne ! On a ,dit-on, trouvé
de tout cela dans mes ouvrages, quoique écrits vers le
déclin de mes ans. Oh ! si l'on eût vu ceux de ma
première jeunesse, ceux que j'ai fait durant mes
voyages, ce que j'ai composés et que je n'ai jamais
écrits...
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, extrait du livre IV.
Marcher, c'est passer d'un pied sur l'autre, et penser, c'est envisager une idée puis une autre. La pensée est toujours en instabilité, inquiète, en mouvement, comme la marche est un déséquilibre sans cesse rattrapé. Dans les deux cas, il s'agit d'une recherche permanente d'un équilibre entre deux positions. Il y a donc une conformité et une coïncidence entre le mouvement du corps et celui de la pensée. Montaigne dit même que son "esprit ne va si les jambes ne l'agitent", et qu'il a le sentiment que ses pensées dorment s'il s'assied!
Christophe Lamoure, entretien publié dans Psychologies, Janvier 2020.
Respirer l'espace en reprenant son souffle, une opération qui, si l'on y prête attention, résume ce plaisir mesuré que procure la marche en montagne et qui ne doit rien au divertissement, lequel n'est jamais satisfait et déjà se hâte vers d'autres buts. La marche au contraire est opiniâtre et concentrée sur un même objectif. La maîtrise du souffle participe et même se paie en retour de cette concentration. Le moi s'absente, c'est l'âme qui prend les commandes, cette "étincelle de la quintessence des étoiles", disait Héraclite. L'âme et le souffle ne méritent alors jamais mieux leur parenté sémantique, employés qu'ils sont à assurer la liberté du mouvement et de l'esprit. S'il existait des exercices philosophiques comme il y en a eu des "spirituels", ils pourraient commencer ainsi - je cite: "régler son pas sur son souffle et rythmer son pas selon son souffle: première maîtrise de soi, premiere maîtrise du monde." Le souffle donne l'élan, il vient du fond du ventre et il constitue ce lien fragile mais réel "entre le ciel et la terre, entre ce qui n'a pas de lieu et ce corps pétri de matière vive". Autre parenté entre l'air que nous respirons et le ciel qui nous surplombe: ce moment aérien de la marche, qui se répète à chaque pas, où nous décollons pour moitié, un pied en l'air en avant de l'autre.
France Culture, Un pied devant l'autre, 01/06/ 2018
Le site du Centre Culturel La Providence, c'est ici
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