Au détour du chemin
Cela faisait pas mal de temps que cela me trottait dans la tête. Tous mes amis me disaient que je devrais ouvrir un compte Instagram. Plutôt méfiant envers les réseaux sociaux, je freinais des quatre fers depuis des années.
Il y a une quinzaine de jours, je me suis décidé et j’ai découvert un monde merveilleux où même les publicités sont agréables à suivre. Mon utilisation était plutôt basique au début, mais très vite j’ai voyagé d’une image à l’autre, d’un peintre à l’autre. J’ai commencé à tisser ma toile et j’ai découvert des artistes qui rejoignent mes intérêts et mes interrogations. Je ne me satisfais pas de « liker », j’essaie de construire un petit commentaire et j’établis des relations privilégiées avec des personnes qui me sont totalement inconnues. On me propose de rendre visite à d’autres artistes proches de mes goûts et de mes choix artistiques – c’est classique sur la Toile. Je n’ai pas encore, loin de là, épuisé toutes les ressources de cet outil précieux. J’aime ces découvertes au détour du chemin ; elles sont enrichissantes et elles nourrissent mes propres recherches.
J’ai pu mesurer la popularité du carton, ce matériau que j’affectionne particulièrement et dont je vous ai parlé il y a quelque temps sur ce même blog.
Pour lire le billet de blog intitulé Carton plein, cliquez ici
Le carton est matière et texture, il a une place privilégiée dans le monde du collage depuis les premiers essais de Braque et Picasso dès 1912. Il a alimenté les recherches de Kurt Schwitters qui lui-même a influencé Robert Rauschenberg dans sa série, Cardboard, (1971-1972).
J’ai pu mesurer la popularité du carton, ce matériau que j’affectionne particulièrement et dont je vous ai parlé il y a quelque temps sur ce même blog.
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Le carton est matière et texture, il a une place privilégiée dans le monde du collage depuis les premiers essais de Braque et Picasso dès 1912. Il a alimenté les recherches de Kurt Schwitters qui lui-même a influencé Robert Rauschenberg dans sa série, Cardboard, (1971-1972).
Bouteille et instruments de musique, Georges Braque, 1918.
C’est en fait une sorte de papier dont le grammage est supérieur 224g/m2. On dit qu’il aurait été inventé en France en 1751 et qu’il aurait été utilisé pour des emboîtages de reliure et des cartes à jouer. La paternité des inventions est souvent source de querelles. Les Anglais, fiers de leur patrimoine industriel, affirment que la boîte en carton ondulé a été conçue en 1817 par un industriel, Malcom Thornhill. Mais les historiens mettent en doute cette théorie. Serait-ce un canular en référence à Roger Thornhill, le héros à l’identité floue, de La mort aux trousses d’Alfred Hitchcock? Je m’égare... D’autres affirment que ce même carton aurait été inventé en Allemagne toujours en 1817.
Retour en Angleterre en 1856 où les deux Edward(s), Edward Allen et Edward Healey, chapeliers de leur état, auraient inventé le carton ondulé pour garnir les chapeaux haut de forme qu’ils fabriquaient. Chapeau bas messieurs les Anglais ! Toutefois, le premier brevet a été déposé aux États-Unis par un certain Albert Jones en 1871. Il s’agissait de feuilles cannelées produites en rouleaux découpables afin de protéger des bouteilles et des fioles, mais Jones pressentait que le carton pourrait servir d’emballage à bien d’autres articles. L’histoire ne s’arrête pas là. En 1879, Robert Gair, un Américain d’origine écossaise, eut l’idée d’en faire des boîtes pliables et ce fut le jackpot. En 1896, Gair obtint le marché de l’emballage des biscuits Nabisco (The National Biscuit Company).
La caisse américaine à rabats en carton ondulé devint un « carton ». Cette invention arriva en Europe à la veille de la Première Guerre mondiale. Depuis, elle n’a cessé d’agrémenter notre quotidien.
Image empruntée ici
La caisse américaine à rabats en carton ondulé devint un « carton ». Cette invention arriva en Europe à la veille de la Première Guerre mondiale. Depuis, elle n’a cessé d’agrémenter notre quotidien.
Le carton étant produit en masse, il a été jeté, souillé, entassé et méprisé comme le symbole de ces déchets que l’ogre consumériste dégurgite jour après jour. Mais la conscience écologique a changé la donne et, de nos jours, des entreprises de recyclage lui donnent une seconde vie.
Les artistes sont des collecteurs acharnés de ce matériau, ils sont de glorieux recycleurs. Ils découpent, ils arrachent, ils enduisent, ils collent et assemblent ces vestiges auxquels nous ne prêtons plus attention tant ils s’inscrivent dans une banalité invisible.
Marie-Laurence Lamy célèbre le carton
Marie Laurence Lamy a croisé ma route il y a peu et j’ai été immédiatement attiré par son ingéniosité et sa merveilleuse sensibilité. Elle est free-lance, elle s’exprime à la marge, hors des sentiers battus, elle est à la lisière entre un pseudo figuratif délicat et un penchant affirmé pour l’abstraction. L’un nourrit l’autre en de poétiques allers et retours. Sociologue de formation, elle est habituée à la rigueur de l’observation et à la remise en question des dogmes. Ce sont des qualités indispensables pour qui se sait et se veut artiste. C’est une alchimiste qui transforme un matériau pauvre en un support de rêve.
Assemblages en damiers, structures verticales, jeu entre les verticales et les horizontales, fusion des couleurs, concourent à créer un monde qui repose sur la loi des contrastes et l’harmonie des structures. Ce qui donne vie à l’ensemble, c’est l’absence de rigidité. Les découpes irrégulières organisées en échos visuels créent une vibration secrète, presque sensuelle, les lignes ne sont pas exactement parallèles, tout respire d’une harmonie apaisante. L’ensemble est d’une simplicité sophistiquée qui alimente l’imaginaire du regardeur. L’art de Marie-Laurence Lamy est une offrande. La linéarité totémique relève de l’art brut.
L’agencement en roseaux de carton crée une matière variée où la rencontre entre la couleur et la matière se fondent en un réseau de pulsations : minces traces carminées, éclats de vieux rose, de bleu et de vert, blancs crayeux, surfaces à peine travaillées. Les ruptures de rythme sont également assurées par quelques roseaux légèrement obliques et par la présence d’une unique colonne faite d’ondulations horizontales. Cet assemblage semble surgir de la nuit des temps dans une modernité revendiquée.
On songe à une ville-bibliothèque présentée sous la forme d’un livre ouvert. C’est une double entrée fascinante. Le carton est patiné de couleurs en une mosaïque fébrile. La fragmentation est une musique pour les yeux. Klee, une fois de plus, n’est pas loin…
Des languettes de carton se croisent et s’entrecroisent en une sorte de damier aux formes irrégulières. C’est ce qu’on appelle des tesselles dans l’art de la mosaïque. Les gris et les bleus forment une matière vivante et vibrante. L’effet de profondeur est obtenu grâce à des tesselles plus colorées, essentiellement de couleur rouge, noire et ocre. La maîtrise de ce travail nous renvoie aux expérimentations du Bauhaus et de Paul Klee en particulier. C’est un art du frémissement optique dont la dimension poétique est absolue. Art imparfait, il suggère les quêtes esthétiques ancestrales du Japon.
© Marie-Laurence Lamy, DR.
Marie-Laurence Lamy, appréciée au Japon, est imprégnée de cette culture de l’imperfection qu’est le wabi-sabi.
Le wabi-sabi est un concept japonais à la fois philosophique et esthétique, une façon de regarder le monde. Le wabi suggère l’impression de plénitude et de modestie que l’on peut éprouver en observant la nature ; le sabi est le sentiment qui nous habite lorsque nous sommes captivés par le spectacle d’objets usés par le temps. C’est l’érosion érigée en principe esthétique. Le wabi-sabi renvoie à l’appréciation d’une beauté éphémère ; il célèbre l’imperfection des choses et suggère une paisible mélancolie.
« Wabi-sabi est la beauté des choses imparfaites, impermanentes et incomplètes. C’est la beauté des choses modestes et humbles. C’est la beauté des choses atypiques. » Leonard Koren, architecte et théoricien du wabi-sabi.
J’y vois également une célébration de l’inachevé. L’œuvre est en devenir, elle est un défi à la finitude de la vie tout en restant fragile comme le frôlement de l’aile du vent.
L’agencement de carrés et de rectangles dans une démarche résolument abstraite s’affranchit toutefois de toute rigidité. Le carton ondulé porte sur lui les traces d’un passé indéfinissable à l’instar de la rouille. La surface est parfois irrégulière – des collures subsistent, des déchirures apparaissent. J’y vois une transcription visuelle des harmonies syncopées d’Erroll Garner. Cet agencement est enfin destiné à glorifier une couleur, nette, franche, éclatante – le rouge avec une pièce rapiécée ou le jaune accompagné de traces d’un gris-bleu inscrit dans la matière même du carton.
Le carton est parfois transformé en une matière qui semble hésiter entre la tôle froissée et le parchemin à moins qu’il ne s’agisse d’élément fossilisés. Les pliures sont apparentes, les arêtes extérieures sont irrégulières, déchirées. L’ensemble est un triptyque où l ‘ocre est absorbé par un blanc crayeux nourri d’un bleu profond. La mise en scène est une mise en lévitation ; l’abstraction devient alors une invitation au rêve c’est un voyage hors du temps.
Un réalisme onirique ?
Visages énigmatiques, cartons miroirs – les yeux nous regardent et s’attachent à notre propre regard. Le visage émerge du carton. Une surface lisse répond à une surface cannelée, mais il ne s’agit pas d’un visage double, c’est le visage du silence et de la méditation, à moins qu’il ne s’agisse d’une représentation de la Pythie ? Une bouche carmin, muette, fait chanter les bleus et les ocres. Ce visage de femme est un écho aux mystérieuses apparitions de Fernand Khnopff.
Le carton est, comme toujours, à la fois présent et sublimé. La délicatesse des traits, le rendu magnétique des couleurs, notamment des yeux, convoquent aussi bien les figures de la mythologie grecque que le dessin épuré des portraits de Modigliani. Une toute petite bouche semble être un chuchotement de l’âme.
© Marie-Laurence Lamy, DR.
Ces figures du silence sont le miroir de nos interrogations. Elles n’offrent d’autre réponse que la densité d’un regard et la sensualité d’une bouche où passe le souffle du temps.
Si vous cliquez sur ce lien, vous pourrez découvrir d’autres réalisations de Marie-Laurence Lamy et vous pouvez la suivre également sur Instagram. Artiste précieuse et sensible, elle nous propose des moments méditatifs en apnée. C’est un beau cadeau en ces temps incertains.
« Dans l’atelier, travailleur solitaire, le créateur jouit des hasards et des émotions qu’il inscrit sur la toile. La particularité de l’œuvre, sa qualité à nous émouvoir naît du décalage entre le désir et la liberté de l’empreinte qui cristallise des moments éclatés.
La complicité, les projets qui s’élaborent au fil des rencontres de l’artiste, mènent à ce moment où nous partageons avec lui un geste et une réflexion. Pour Marie-Laurence Lamy, exprimer sa sensibilité, laisser le corps, la nature des objets trouver une forme essentielle ; pour nous, entendre sa poésie, nous rapprocher de ce qui paraît le plus indicible, ne pas déranger son silence. »
« Que ce soit dans ses portraits ou ses natures mortes, Marie-Laurence Lamy n’est paradoxalement pas un peintre figuratif ; elle s’attache plutôt à représenter l’abstrait, l’invisible, l’essence des êtres et des choses, leur intimité. Elle peint un monde de silence où n’ont pas court les paroles humaines, un monde immobile juste troublé d’une imperceptible vibration qui court en écho d’une œuvre à l’autre.
Ses portraits sont peut-être le reflet le plus éclatant de cette sensibilité. Il y a derrière ces visages muets, en gros plan, une suite ininterrompue de questions et de réponses, d’affirmations et de doutes, qui nous renvoient les nôtres, comme un miroir, à tel point d’acuité que le véritable spectateur devient l’œuvre elle-même. Ce glissement naît plus particulièrement de la présence obsédante de ces yeux ouverts ou mis-clos, perdus dans leur propre regard et qui nous poursuivent. »
Monique Escat, conservateur du musée Rignault Saint-Cirq-Lapopie (Lot), 2001.
« La matière est travaillée pour cacher et pour révéler. Par endroits elle recouvre et masque, à d’autres elle arrache et dévoile. Je crois voir le puzzle lacunaire d’histoires.
« Je ne sais pas où je vais », dit-elle pour parler de sa façon de peindre. Le tableau avance de la rencontre qu’elle fait du hasard et de l’accidentel. Elle fond à la chaleur électrique la peinture d’une œuvre précédente qui ne la satisfait plus, elle crée une matière et des traces pour avoir les indices d’un nouveau tableau. « Je ne sais pas où je vais, mais je sais ce que je ne veux pas ». C’est-à-dire qu’il lui faut reconnaître les parts secrètes soudain révélées, les taches de lumière, les moments d’éblouissement, un rose, soudain un bleu cobalt, puis les cicatrices, les pâtes qui accrochent, blessent, ces foncés qu’elles recouvrent jusqu’à les faire rugueux. »
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Découverte étonnante j'ai apprécié le concept du wabi sabi. Merci Jacques.
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